Interview de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, dans "L'Express" du 25 juin 1998, sur l'exercice du pouvoir, ses relations aux médias par rapport à son franc-parler, son amitié avec Lionel Jospin, et ses réflexions sur la politique.

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Média : Emission Forum RMC L'Express - L'Express

Texte intégral

Q - J’imagine que passer le costume ministériel change un homme. En tout cas, modifie son regard sur les êtres, la politique, la France ?

- « Mon regard sur la France n’a pas vraiment changé. Ce pays est toujours une suite d’idées accrochées à un territoire par une force dont la nature est mystérieuse. Il a un goût extraordinaire pour l’abstraction, la formalisation, la généralisation. Les idées y priment sur les faits, la théorie sur l’expérience. Son amour de la langue et du verbe demeure exagéré. Enfin, il adore les théories embrassantes. Mais ce pays, c’est aussi une mine de talents et de générosité. C’est un pays qui sait se réveiller pour défendre les grandes causes, les idées. Et j’aime cette générosité un peu fleur bleue… blanc et rouge. »

Q - Au fond, vous êtres typiquement français. Un bon Gaulois ! Vous êtes entré dans ce ministère avec une certaine idée de la France et, malgré l’expérience que vous vivez, cette confrontation au réel, vous ne démordez pas de ce que vous pensez.

- « Votre remarque est liée à une ignorance du travail de ministre, qui ne laisse pas beaucoup de temps pour la réflexion historique. Je n’écris pas de livre, je ne philosophe pas. Je suis ministre à plein temps ! Excusez-moi si j’ai une vision très professionnelle de mon rôle ! »

Q - Justement, votre méthode est parfois critiquée. Vous êtes le mammouth du Gouvernement, celui qui fait de la casse dans ce vaste magasin de porcelaine qu’est le ministère de l’Éducation nationale.

- « Ce que j’ai entrepris bouscule, en effet, le statu quo et l’immobilisme capitulard qui régnaient dans l’Éducation nationale avant moi, sous la droite. Ce travail est difficile et je concède bien volontiers que rien n’est jamais gagné d’avance. La politique, de ce point de vue, n’est pas très différente de la science : l’imprévu l’habite en permanence. Ce qui la différencie, c’est l’importance du verbe ; elle se pratique dans un espace public médiatique, qui « antagonise » tout par des effets de simplification. Reste que je suis sincèrement scandalisé quand on dit : il a de bonnes idées mais il ne s’y prend pas bien. Comment devrais-je faire ? Ne rien changer, alors que tout le monde s’accorde à reconnaître que notre système éducatif doit être réformé ? Vous le savez bien. Je ne suis pas venu ici pour faire carrière. Ma vie est faite puisque, dans ma discipline scientifique, j’ai été largement reconnu par mes pairs. Bref, j’aurais pu m’en tenir là et considérer que ma vie était pleine et réussie. Mais, compte tenu de l’importance de la science dans le monde moderne, je crois que les scientifiques doivent être des acteurs à part entière de la vie publique. La science peut aussi être citoyenne et faire tomber les barrières. C’est plus en citoyen qu’en « savant » que je dirige ce ministère. »

Q - Convenez tout de même, que vous n’y mettez pas toujours la manière. Votre liberté de parole va si loin qu’elle passe pour de la provocation.

- « Je n’aime pas cette image que vous donnez de moi. Vous me connaissez. C’est l’opposé de l’homme que je suis ! Bien sûr que j’ai joué parfois du tambour sur l’estrade, mais, pendant ce temps, j’ai fait aussi avancer en silence des dossiers importants. D’ailleurs, ceux qui regardent mon bilan voient bien que les choses avancent... Des nouvelles technologies à l’école aux réemplois des maîtres auxiliaires. Des emplois-jeunes au rapprochement entre grandes écoles et universités... La déconcentration ? Elle est en marche. L’absentéisme ? Il recule.

Q - Alors ?

Vous savez bien que nous vivons dans un monde de la représentation. Ce qui est perçu n’est pas toujours la réalité. L’une des difficultés que rencontre l’homme politique, c’est précisément d’échapper à cette déformation. […] peut accuser les médias, mais il a sa propre responsabilité, car il est acteur. Ce portrait que vous déplorez, vous l’avez aussi suscité

- « Je voudrais revenir sur les séquences médiatiques qui ont fabriqué cette image décalée. Le jour de la rentrée scolaire 1997-1998. Je visite une classe. Un enseignant qui est assis m’explique qu’il est remplaçant et qu’il attend pour travailler, l’absence d’un titulaire. Cette situation inacceptable m’a irrité et, spontanément, j’ai réagi sans savoir que télévisions et radios enregistraient mes propos un peu « drus » sur l’absentéisme. Quelques jours plus tard, je suis interrogé sur le même sujet par les députés socialistes réunis pour leurs journées parlementaires à Montpellier. Je réponds sans détour. Or TF 1 était dans la salle. A partir de là, on m’a fait un portrait de dureté... Mais l’absentéisme, on sait aujourd’hui que c’est l’un des problèmes les plus graves de notre enseignement. Sur le fond, ai-je eu tort ? Aurions-nous réagi sans ma spontanéité un peu tapageuse ? »

Q - Quelle leçon en tirez-vous ? Qu’un ministre doit fermer sa gueule, comme dirait Jean-Pierre Chevènement ?

- « Sûrement pas, même si je ne mesurais pas à ce point la puissance amplificatrice des médias et leur incroyable phénomène d’écho. Dois-je pratiquer la langue de bois ? Dois-je inventer la langue de carton, manière de dire sans trop dire ? [Sourire] Les médias m’y poussent et, par la même, scient la branche de l’information sur laquelle ils sont assis. J’espère rester moi-même tout en ayant une communication maîtrisée. »

Q - Bref le citoyen capitule devant le politique.

- « Ah ça non ! Au début, je lisais, je l’avoue, les sondages et les articles me concernant. J’ai passé ce stade, même s’il ne faut pas ignorer le climat dans lequel nous développons nos reformes. Enfin, je crois que j’ai appris petit à petit à être ministre. »

Q - Restons un instant sur le Gouvernement et le Premier ministre en particulier. Lionel Jospin est votre ami. Votre jugement est à la fois forgé par cette amitié et contraint par la solidarité gouvernementale Néanmoins, essayez de m’en parler sans rédiger un tract électoral.

- « Lionel Jospin est tel qu’en lui-même : avec ses grandes qualités et quelques petits défauts comme nous tous, comme moi, comme vous. Parlons de ses qualités, c’est intéressant. Un fait me frappe surtout : plus les choses sont difficiles. Plus il paraît à l’aise. Ce n’est pas je crois une simple attitude, une manière de faire bonne figure. Cet homme aime arbitrer. Il aime avoir des choix et sait gérer les rapports de force. Quand un dossier l’intéresse, il devient fou de travail, il veut toutes les données du problème, il tient compte de tout et décide avec une étonnante lucidité. »

Q - Quelques mois après son arrivée à Matignon, Je l’ai entendu dire : « Pour moi, tout est politique. » Vous ressentez ça ?

- « Il vous a dit la vérité. Depuis toujours il croit en la politique. Je dirais même qu’il y croit profondément. Quand on est sur ce terrain-là. J’ai parfois l’impression de parler sous le regard d’un tigre, il ne laisse rien passer, pas le plus petit écart. Il analyse tout, discute tout pied à pied, un peu comme au tennis, où il dispute toutes les balles. »

Q - Jusqu’où peut aller votre fidélité ?

- « Je n’en ai jamais éprouvé les limites. Il s’agit bien de fidélité. Maintenant, vous savez, nous restons très libres dans nos pensées. Nous avons des approches différentes des mêmes problèmes, mais en général pour converger vers les mêmes solutions ! »

Q - Avez-vous le sentiment, par rapport à vos convictions, d’être obligé de beaucoup transiger dans cet exercice ministériel ?
 
[Long silence.] - « Je ne sais pas. Le mode de fonctionnement gouvernemental est compliqué, long, lent, mais j’essaie de bien faire et d’avancer. Parfois la complexité des processus me pèse, jamais, cependant, ça ne me décourage. Si je devais acquérir la certitude de ne pas pouvoir réaliser mes réformes, je partirais. Ma tâche pour réformer l’école est à la fois gigantesque et aussi simple que ce slogan : « Apprendre à tous les enfants à parler, lire, écrire, compter ». Ce sont les armes pour la vie. »

Q - Mais que d’obstacles ! Vous voilà notamment face à « cette bureaucratie toute-puissante », dont vous me disiez, en 1996, qu’elle a pris « petit à petit, le pas sur la volonté politique ».

- « Si j’avais encore des illusions sur la centralisation, elles sont définitivement envolées. Elle broie l’innovation. L’administration française est une machine formidable, mais son organisation est mauvaise, avec notamment une technocratie d’abord préoccupée de défendre ses privilèges et ses débouchés. La valeur des hommes n’est pas en cause, il nous faut absolument sortir du colbertisme et du corporatisme. »

Q - Venons-en aux syndicats. Là encore, vous n’y alliez pas de main morte avant d’être ministre Vous écriviez : « Ils sont globalement ambigus. Faibles numériquement. Ils se sentent assiégés, menacés. Ils ont des réflexes de peur, donc souvent très corporatistes. On ne sait plus très bien ce qu’ils défendent sinon leur propre appareil. » Vous ne regrettez pas la radicalité de vos propos ?

- « Avais-je tort ? Tant pis si je dérange en parlant aussi vrai. Maintenant que je suis au milieu du gué, je ne vais tout de même pas rebrousser chemin ! Je sais bien qu’on ne réussit pas tout du premier coup. Plus c’est difficile, plus cela demande de la patience. Plus on est original, plus on est critiqué. J’ai appris tout ça en science : on cherche, on expérimente, on tâtonne, on corrige. Sur les moyens, on se trompe sans arrêt dans le détail, l’essentiel est d’être lucide sur le but à atteindre. Qu’importe les ratures si au bout on dessine un vrai projet. Les défenseurs de privilèges, les tenants des corporatismes de tout poil ne m’arrêteront pas. Sur ce terrain-là, je suis convaincu d’avoir raison. C’est l’enfant qui est le centre du système éducatif, et le pays attend de moi que je réforme le système éducatif. Je le ferai, même au prix d’égratignures… »

Q - Vous aimez rappeler que vous baignez depuis très longtemps dans la politique On a le sentiment que vous craignez qu’on ne vous prenne pour un béjaune. Cet univers politique vous fait-il peur ?

- « Je dis que je connais la politique depuis longtemps parce que c’est la vérité. N’oubliez pas qu’en 1986 j’étais président du comité des experts du PS, qui a préparé une bonne partie du programme de François Mitterrand. Je demeure, cependant, sidéré par le sectarisme politique. Je n’hésite jamais à saluer un homme de droite quand il a une bonne idée. Ça ne veut pas dire pour autant qu’il y a confusion des camps et des idées ! »

Q - Poursuivons notre revue de détail à travers votre expérience. Vu de votre fauteuil, que représente le Parlement, et, plus largement, ne trouvez-vous pas nos institutions bien fatiguées ?

- « La machine parlementaire a un défaut : faire passer une loi prend trop de temps. Je crois, néanmoins, à cette démocratie représentative. Elle sera d’autant plus solide et efficace que le cumul et la durée des mandats seront limités. Au-delà de la forme républicaine, il faut plus - ou plutôt mieux - de démocratie. Mais tout cela peut se faire dans le cadre de la Constitution de 1958. J’apprécie divers aspects de ce système, même la cohabitation. J’y avais vu les meilleurs aspects du talent de Mitterrand. Vue de l’intérieur et malgré les inconvénients dénoncés justement ici ou là, la cohabitation a des aspects positifs : elle exige plus de réflexion dans la préparation des décisions, plus de justifications dans les nominations individuelles, et au bout du compte, cela donne des choix souvent équilibrés. L’essentiel est que la machine gouvernementale tourne - et c’est le cas aujourd’hui. »

Q - Question de cours de sciences politiques : qu’est-ce que la gauche, aujourd’hui ?
N’êtes-vous pas prisonniers d’une inévitable politique libérale que vous corrigez seulement par des mesures sociales ?

- « Je suis en désaccord total avec ce que vous venez de dire, même si je n’ai qu’une partie des réponses à votre question sur l’identité de la gauche. Nous sommes je crois, à un tournant. Pour moi, il y a plus un idéal socialiste qu’une idéologie : compenser les inégalités de naissance et de fortune ; maîtriser les différences de revenus pour éviter les antagonismes sociaux. L’argent peut être une motivation mais il ne doit pas générer des tensions. L’État n’a plus à s’occuper de l’acquisition de la production et de la distribution des richesses. Il ne doit plus être l’organisateur central de l’ordre économique. En revanche, il doit en rester le stimulateur et le régulateur. Notre propre expérience et l’échec du communisme nous l’ont appris. Désormais, la notion de responsabilité est centrale, elle se substitue à celle d’assistance, par petites touches, ce nouveau socialisme est en train de voir le jour en France... C’est l’« invention du possible ! »

Q - L’Histoire en sera juge. Vous l’avez écrit : « Dans un monde où tout change vite, seule est possible la prévision à moyen terme ». Dernière question : depuis que vous êtes ministre, sentez-vous un changement dans le regard des autres ?

- « Je suis étonné par les égards. Cela dit, heureusement mes amis, mes proches n’ont pas changé. Je suis entouré de gens extraordinaires. C’est ma chance et c’est aussi ma force. »