Interview de M. François Léotard, ministre de la défense, dans "Le Point" du 26 février 1994, sur la levée du siège de Sarajevo, le souhait d'un engagement américain dans la FORPRONU et les objectifs de la politique de défense de la France définis dans le Livre blanc.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Le Point

Texte intégral

Le Point : Êtes-vous toujours aussi satisfait de l'ultimatum et de ses conséquences?

François Léotard : Nous pouvons être satisfaits. Nous avions un objectif précis, limité, à Sarajevo, avec des conditions que nous avions fixées et qui, à l'heure qu'il est, sont réalisées. Mais ce résultat est insuffisant. D'autres objectifs ne sont pas encore atteints. D'abord, la levée du siège. Il faut que l'on puisse entrer et sortir librement de Sarajevo, et que les convois humanitaires puissent pénétrer normalement dans la ville, La France vient de proposer une nouvelle résolution au Conseil de sécurité. Ensuite, la crise ne se résume malheureusement pas à Sarajevo, il faut appliquer les résolutions déjà votées il y en a 49 !

Le Point : N'êtes-vous pas préoccupé par le risque de voir les Serbes transférer le matériel qu'ils ont retiré de Sarajevo sur d'autres fronts ?

F. Léotard : Ce n'est pas un risque, c'est une réalité. Les informations que nous avons montrent que les matériels qui ont été rassemblés sont des matériels plutôt anciens, et que ceux qui ont été préservés des vingt kilomètres, plus ceux qui sont concentrés dans la poche de Pale, sont des matériels beaucoup plus récents et plus performants. C'est d'ailleurs pourquoi nous devons porter nos efforts sur les autres enclaves, dont certaines sont assiégées par des Serbes et d'autres par des Bosniaques ou des Croates.

Le Point : La réouverture de l'aéroport de Tuzla est votre prochain objectif avant le 18 mars, Mais avez-vous les moyens en hommes pour le faire ?

F. Léotard : Il y a sur l'ensemble du théâtre de l'ancienne Yougoslavie un problème général de moyens humains : Cela fait des mois que le secrétaire général de l'Onu demande des moyens supplémentaires. Si nous allons vers un plan de paix, c'est plusieurs dizaines de milliers d'hommes qu'il faudra. Par exemple, nous contrôlons actuellement sur Sarajevo une zone qui est passée à peu près de 1 200 à 13 000 km2. Si on avait un raisonnement un peu mécanique, il faudrait donc dix fois plus de monde. Ce n'est pas le cas, loin de là. Aussi avons-nous déployé quatre hélicoptères français du détachement de Split qui permettent d'aller de colline en colline et donc de multiplier la capacité d'action et de prévention des Casques bleus. La France a, par ailleurs, pris la décision de ne pas affecter de forces supplémentaires venant de notre pays, mais propose de répartir différemment nos hommes sur le terrain, par exemple de faire venir de Bihac, où il se trouve actuellement, un bataillon français supplémentaire sur Sarajevo.

Le Point : Peut-on espérer que les Américains participeront eux aussi à cet effort ?

F. Léotard : Il faut le souhaiter. Mais, en même temps, dire à leur décharge qu'il y a des militaires américains dans les airs, des marins américains dans l'Adriatique, des aviateurs américains en Italie, des fantassins américains en Macédoine, des médecins américains à Zagreb. Ce qui manque, et c'est le plus important, ce sont des fantassins américains en Bosnie. Il faut quand même rappeler que Washington a promis d'envoyer un contingent au sol, pour l'application d'un éventuel règlement de paix. Sur cette question, encore un mot. Si chaque pays européen faisait le même effort que la France, nous aurions la capacité humaine nécessaire. La France l'a dit au dernier conseil européen de Copenhague. Mais nous n'avons pas été entendus. Il y a là un aspect préoccupant de la part de l'Europe, qui ne considère pas cette crise comme pouvant être assumée d'abord et essentiellement par les Européens.

Le Point : Le Livre blanc sur la défense de la France dans les vingt années à venir, que vous venez de rendre public, ouvre le débat sur ce que doivent être les missions de la France. Traditionnellement, on les présente sous forme de trois cercles : Europe et centre-Europe, qui engagent tout notre corps de bataille ; deuxième cercle : des actions extérieures, en Méditerranée notamment ; puis, troisième cercle : nos missions plus précises au-delà des mers, en Afrique par exemple, et dans les DOM-TOM. Pourra-t-on toujours conserver ces trois missions-là ?

F. Léotard : À ces trois approches purement spatiales, nous avons fait succéder une définition des objectifs de la politique de défense qui combine des facteurs permanents et novateurs. Premier objectif : défendre les intérêts de la France, ses intérêts vitaux – tels que le territoire national, sa souveraineté – ses intérêts stratégiques – nos voies d'approvisionnement, l'équilibre en Europe ou dans le Bassin méditerranéen – ses intérêts de puissance liés à son rang, à ses responsabilités internationales, à son statut de membre permanent du Conseil de sécurité. Deuxième objectif : construire la défense européenne et participer à la stabilité dans le monde, car la première ligne de notre sécurité ne se situe plus désormais sur nos frontières. Troisième objectif : mettre en œuvre une conception globale de la défense, pas seulement militaire donc, liée à notre conception de la nation, à nos valeurs, à celles de la République, de la démocratie. Avons-nous les moyens de continuer à assumer l'ensemble de ces responsabilités ? Je crois qu'il faut se les donner. Nous avons certes des limites. Mais nous avons la capacité d'intervenir où que ce soit dans le monde si c'était nécessaire. Cette question de nos moyens est posée à travers le Livre blanc. Nous y répondons en définissant à la fois des scénarios d'engagement pour les forces françaises et en mettant l'accent – c'est une façon d'être raisonnable – sur le caractère multinational probable de la plupart de nos interventions dans l'avenir. Dans le cadre européen, bien sûr, avec nos alliés, comme on le fait actuellement en Bosnie, comme on l'a fait au Cambodge, comme on l'a fait en Somalie. J'ai employé le terme de mutualisation pour ce qui concerne nos intérêts de puissance. Nous concevons volontiers qu'aujourd'hui c'est à l'échelle européenne qu'ils doivent s'exprimer.

Le Point : Comment faites-vous le relais entre ce que vous appelez la mutualisation et la sanctuarisation du territoire national par la dissuasion ?

F. Léotard : Nous ne pensons pas qu'à l'heure qu'il est il faille partager le nucléaire. C'est une dimension qui reste sous autorité nationale, car elle concerne nos intérêts vitaux. En revanche, en dehors du nucléaire et pour les crises que nous pourrions avoir, il est très important d'imaginer des actions multilatérales ou multinationales, et notamment avec nos amis allemands.

Le Point : À propos du nucléaire : peut-on continuer à rester crédible sans reprendre les essais nucléaires ?

F. Léotard : Votre question suppose une réponse en deux temps. Premier temps : la force française actuelle est totalement pertinente, totalement crédible, et, je peux vous le dire, tout à fait au même niveau que les autres forces des autres grandes puissances, et encore pour longtemps. Donc une suspension provisoire, limitée, des essais nucléaires ne pose pas de problème immédiat. Deuxième temps se pose la question du renouvellement des armes d'aujourd'hui, qui doit se faire à partir de 2005, 2007, 2010, selon les armements. Pour assurer ce renouvellement, il faudra certainement que le prochain président de la République puisse donner l'autorisation de faire de nouveaux essais si nous voulons maintenir : notre crédibilité au-delà du troisième millénaire, et, deux, si nous voulons acquérir la capacité de simulation dont nous avons besoin. Technique qui nécessite elle-même des essais. La question n'est pas de savoir s'il faut reprendre les essais, mais quand il faut les reprendre.

Le Point : Ne faut-il pas franchir un pas décisif en abandonnant l'armée de conscription pour, une année professionnelle ?

F. Léotard : Je crois qu'il faut poursuivre à la fois l'objectif de professionnalisation d'un certain nombre d'unités et en même temps maintenir le service national. Aussi, dans le budget 1994, avons-nous décidé la création de mille emplois supplémentaires pour l'armée de terre. Nous avons également gelé la déflation, ce qui rompt totalement avec les 40 000 emplois militaires supprimés dans les deux dernières années. La nécessité d'un service national ne fait pas de doute pour ce qui nous concerne. D'abord parce qu'un pays comme le nôtre, avec des problèmes réels d'intégration, ne peut pas sous-estimer cet outil d'intégration qu'est le service national. J'ajoute que les armées, avec les missions qui sont les nôtres aujourd'hui, ont besoin de ce volume d'appelés. En d'autres termes, contrairement à une idée trop répandue, nous ne pourrions que très difficilement faire basculer le système français de la conscription au système professionnel. Car, d'abord, nous appauvririons considérablement les moyens humains des armées. Les appelés ne sont pas du tout dans les armées françaises les valets d'armes qu'on décrit, ils remplissent de nombreuses fonctions extrêmement importantes, technologiquement très utiles, et avec beaucoup de valeur ajoutée. Enfin, dans les opérations extérieures, c'est le cas de l'ex-Yougoslavie actuellement, il y a environ 40 % d'appelés. C'est donc un problème de détermination nationale. D'ailleurs, pendant la guerre du Golfe, lorsqu'on a décidé de ne pas envoyer d'appelés, ce que je regrette, les armées ont très mal vécu cette situation. Je voudrais vraiment que le pays accepte cette idée que c'est le peuple lui-même qui défend son territoire, mais aussi un certain nombre de valeurs. Et non pas uniquement des gens payés pour ça. C'est d'ailleurs un vrai débat, et j'en accepte tout à fait les risques politiques, sachant que, dans la majorité, un certain nombre de gens pensent autrement.