Texte intégral
Message du ministre d'État, ministre de la Défense aux personnels de la Défense (23 février 1994)
Au moment où le Premier ministre et moi-même présentons Le Livre Blanc sur la défense aux commissions compétentes du parlement, je tiens à vous communiquer directement les principales questions soulevées et les orientations proposées par ce travail du Gouvernement.
Pourquoi faut-il, en ce début de 1994, procéder à une nouvelle synthèse des principes de la Politique de Défense ? Menaces, objectifs, stratégie, moyens. Les changements intervenus dans le monde comme au cœur de notre société nous font obligation de réexaminer les conceptions qui étaient à la base de notre effort de défense depuis près de 30 ans. Il fallait rouvrir les débats, recueillir les avis les plus divers pour évaluer les conséquences, depuis la chute du mur de Berlin, des mutations accélérées qui marquent notre environnement européen et international tout autant que les progrès technologiques et la vie économique. Pour inscrire la politique de défense dans la perspective à long terme qui lui est indispensable, le Livre Blanc, à ma demande, met en avant avec force et clarté les orientations suivantes :
Assurer la paix et l'intégrité de notre pays par la dissuasion, qui demeure le fondement de notre sécurité.
Inscrire notre politique de défense dans une démarche européenne en donnant une véritable dimension à l'identité européenne de défense.
Conserver, voire accroître en union avec nos partenaires européens une influence sur la stabilité du monde en mettant nos forces au service de la paix et du droit, là où les crises pourraient se déclencher en particulier en Afrique et dans les départements et territoires d'Outre-mer.
Au cœur de la Défense, les Hommes sont et resteront la première richesse. Un pays se défend toujours et partout, lorsque son peuple le veut. C'est la raison principale du choix du maintien de la conscription, qui garantit la mise à disposition des soldats nécessaire, aux armées en nombre et en qualité, et qui, surtout, donne un contenu concret aux liens indispensables qui unissent la défense et la société. Dans le même temps, les armées doivent entretenir et développer le capital exceptionnel de cadres et soldats aguerris par les nombreuses opérations extérieures assurées depuis plus de 15 ans. L'action menée chaque jour par nos unités montre l'étendue des savoir-faire qu'il faut maîtriser, du chef de groupe s'interposant entre factions ennemies au servant de matériels sophistiqués : avions, radars, missiles, la réussite de chaque jour est le fruit d'une compétence affirmée, mais surtout d'une disponibilité, d'un dévouement et d'un courage exemplaires. Assurer, demain, l'existence de personnels de cette qualité exige un effort continu de formation et d'entraînement, autant qu'un suivi attentif des conditions de leur carrière et de leur vie quotidienne, car ce sont ces cadres, ces engagés et ces appelés qui constituent la force vive de nos armées.
Enfin, l'ambition même des objectifs que le pays assigne à sa défense exige que les équipements de nos forces soient à la pointe des techniques et adaptés aux missions que le Livre Blanc définit. Cet effort, à la fois scientifique industriel et financier, devra trouver sa forme, pour les années à venir dans la loi de programmation présentée au parlement au printemps prochain.
Présentation du Livre Blanc aux grands Commandeurs (24 février 1994)
Allocution De M. François Léotard, ministre d'État, ministre de la Défense
Amiral,
Monsieur le secrétaire général,
Monsieur le délégué général,
Messieurs les chefs d'état-major,
Monsieur le directeur général,
Messieurs les officiers généraux,
Mesdames et Messieurs les hauts responsables de la Défense,
Ce jour est un jour un peu solennel, un peu inhabituel. Il est marqué par la dernière étape d'une série de travaux, d'un long chemin autour d'un texte qui fait le point nécessaire sur la défense de la France, le Livre blanc sur la Défense.
Le Livre blanc c'est, d'abord, un discours de la méthode une Commission présidée par Monsieur Long, à caractère largement interministériel (dix ministères représentés : membres de cabinet, hauts fonctionnaires, officiers généraux) et quelques personnalités extérieures – instrument de propositions au Gouvernement et d'aide à la décision (9 groupes de travail interministériels), et qui a tenu sa dernière réunion de travail le 28 janvier.
C'est, ensuite, un rapport d'étape à la fin octobre présentant les grandes lignes d'évolution du cadre de notre politique de défense et des premières conclusions :
– stratégie et alliances ;
– emploi des forces ;
– service national ;
– ressources.
C'est, enfin, un large consensus : le comité ministériel du 9 novembre, présidé par le Premier ministre ; la lettre du Président de la République au Premier ministre début décembre ; la participation active de tous les ministères concernés au travail de rédaction final du Livre blanc, après mise au point de la position du Gouvernement sous l'autorité du Premier ministre. Et le Conseil de Défense du 16 février. C'est une volonté de pédagogie, de patience, d'explication pour que s'affirme une véritable culture de défense.
Aujourd'hui, nous sommes réunis pour que vous preniez connaissance du résultat final de ces travaux. Je vous les présenterai en trois temps.
D'abord, l'environnement stratégique et les choix de la France.
Dans un deuxième temps, le renouvellement de la stratégie et les capacités des forces armées.
Enfin, les enjeux majeurs pour notre défense : les hommes (service national et personnels de la défense), l'industrie, les rapports entre défense et société.
Le Livre blanc sur la défense s'ouvre sur une lecture à la fois nouvelle, lucide et ambitieuse :
1. L'environnement stratégique, les intérêts et les choix de la France
La France, pour la première fois de son histoire, ne connaît plus de menace militaire directe sur ses frontières.
L'appréciation des risques et de la nature des réponses à y apporter est redevenue un art incertain, du fait de la disparition de la rationalité – historiquement exceptionnelle – qui dominait les rapports Est-Ouest.
1.1. Le contexte stratégique
Comme celle de nos partenaires, notre politique de défense est affectée par la fin de la guerre froide. Notre politique de sécurité globale, nos forces armées, doivent donc s'adapter à la disparition de la confrontation bipolaire ; la place de la dissuasion nucléaire devient pour certains un sujet d'interrogation, alors qu'elle a constitué pendant plus de trente années et continuera à incarner encore longtemps une volonté nationale, un concept militaire, une réalité technologique qui ont profondément marqué la spécificité de notre pays en Europe.
Dans cette période nouvelle qui s'est ouverte il y a quatre ans environ, mais en fait un peu davantage, le contexte international est caractérisé par trois orientations.
(1) La première porte sur une certaine redistribution des pôles de puissance, autour de trois ensembles : Amérique du Nord, Europe, aux limites vers l'Est et l'Orient non encore définies, et un espace asiatique structuré autour du Japon.
(2) La seconde orientation, c'est l'apparition de nouvelles conditions de sécurité en Europe avec la Russie qui entend demeurer une puissance militaire forte ; des conflits armés, alimentés par la question des minorités nationales et la contestation des frontières héritées des deux guerres mondiales ; une situation économique et sociale très détériorée, enfin.
(3) La troisième orientation enfin, c'est l'apparition de nouveaux facteurs de risques et de menace, notamment pour ce qui concerne la sécurité intérieure du pays.
Au plan régional, le niveau d'équipement militaire de nombreux pays risque de s'élever fortement dans tous les domaines, y compris celui des armes dites de destruction massive et celui du nucléaire : je songe, ici, à la prolifération.
La déstabilisation durable de nombreux Etats d'Afrique subsaharienne constitue, pour nous un sujet de préoccupation car il s'agit de notre zone d'influence et de responsabilité, mais non d'un risque militaire majeur. Nous ne pouvons, de plus, être sûrs de pouvoir partager ce fardeau avec nos partenaires européens, qui y attachent quelquefois peu d'intérêts.
Le système international de régulation des conflits, enfin, n'est pas à l'abri de profondes remises en causes : contestation des structures étatiques traditionnelles, résurgence des questions nationales, ethniques ou de frontières. Il y a là des défis que l'ONU et les institutions de sécurité collective n'ont pas encore les moyens de relever, imprégnées qu'elles demeurent d'une conception et d'une organisation issues de la guerre froide.
1.2. Les intérêts de la France
La France fait partie des quelques rares pays pouvant avoir une influence sur la stabilité dans le monde. Puissance nucléaire et spatiale, membre permanent du Conseil de Sécurité, appartenant du fait de son poids économique et commercial au « G7 », présente sur tous les continents et sur toutes les mers, rayonnant partout et longtemps de par son influence culturelle et historique, elle entend continuer à compter, à tenir son rang, à s'exprimer et à agir.
Notre démarche s'inscrit dans la perspective d'une « défense commune », à venir à l'échelle européenne. De notre aptitude à influencer les évolutions à venir de l'Europe, en tant qu'entité, dépendra finalement notre rang dans le monde.
La conception traditionnelle et patrimoniale de nos intérêts est devenue réductrice, tant ils sont, aujourd'hui, difficilement dissociables de ceux de nos voisins et partenaires européens. Reconnaissons aussi que des intérêts « immatériels » sont, souvent, à l'origine de nos actions : c'est le triptyque démocratie, État de droit, droits de l'homme.
Nos intérêts sont, dès lors, hiérarchisés en trois catégories :
(1) D'abord, les intérêts vitaux, attachés à la survie de la nation. Nous devons éviter d'en donner une définition trop précise afin de préserver notre liberté d'appréciation s'ils venaient à être menacés.
(2) Ensuite, les intérêts stratégiques, ou fondamentaux, parmi lesquels le maintien de la paix en et autour de l'Europe, notamment le Bassin Méditerranéen et le Moyen Orient ; les espaces essentiels à notre activité économique et à la liberté des échanges et communication, notamment la sécurité de nos approvisionnements.
(3) Enfin et au-delà, les intérêts de puissance, répondant aux ambitions de défense et de sécurité, aux responsabilités internationales et au rang de la France. Nous sommes attachés aux valeurs de la démocratie et mettons notre poids historique, culturel, économique, diplomatique et militaire au service du développement d'une organisation du monde qui repose sur le respect du droit, la prévention des crises, le maintien de la paix.
1.3. Les choix européens et les Alliances
Notre premier impératif demeure d'être en mesure d'assurer, seuls si nécessaires, la défense ultime de nos intérêts vitaux, quelle que soit l'origine de la menace. Cependant, dans les cas les plus probables, à l'avenir, d'utilisation de nos forces, la France agira dans un cadre multinational : coopérations, Union Européenne, Alliance atlantique, CSCE, ONU, notamment.
C'est dans la continuité de notre politique européenne que se situe le Livre blanc, conforme en cela au traité de Maastricht et à la PESC. Il constitue un projet politique fort ; Il confirme le développement d'une identité européenne de défense ; il affirme le poids et la place des puissances européennes « majeures ». C'est une des clefs du Livre blanc.
Nous souhaitons réaffirmer notre attachement à la solidité de l'engagement américain en Europe. L'histoire de nos relations, depuis plus de deux siècles, nous le commande ; le passé immédiat a renforcé des liens fraternels ; un devoir de solidarité, exprimé maintes fois en des temps de péril, se confirme chaque jour. C'est bien une coresponsabilité de l'Europe et des États-Unis que nous entendons promouvoir, à chaque fois que cela sera possible.
Sur le plan militaire, les pays européens expriment, chacun, le besoin de l'OTAN, principale organisation de défense, en Europe, à l'heure où je parle, et la France ne peut, ni ne veut, combler seule l'écart qui sépare l'Europe des États-Unis. Elle éprouve cependant, quelquefois, des difficultés à convaincre ses alliés européens de partager les efforts nécessaires, et d'assurer mieux et plus que jadis leur propre responsabilité.
Nous disons, depuis plusieurs années, que l'Organisation atlantique doit s'adapter au nouvel état du monde. L'existence d'une chaîne unique de commandement suprême est source de lourdeurs et constitue un écran entre autorité politique et responsabilité militaire dans le contexte des crises modernes – qui impliquent un contrôle politique renforcé.
Beaucoup a déjà été entrepris. Mais l'aggiornamento indispensable dépendra de la solidarité de l'ensemble des États de l'Europe organisée.
C'est pourquoi nous devons maintenant nous donner les moyens de conférer une véritable dimension à l'identité européenne de la défense.
Elle passe, d'abord, par l'affirmation de la place de l'Europe dans l'Organisation atlantique :
1. C'est l'adaptation de l'Alliance à ses nouvelles missions (maintien de la paix) et au nouveau contexte européen (relations avec l'Europe centrale et orientale) ;
2. C'est le rappel de la validité des principes qui régissent nos liens avec l'OTAN (liberté d'appréciation, indépendance de la force nucléaire, liberté de choix des moyens en cas d'action) ;
3. C'est la participation française, à tous les stades de la mise en œuvre des nouvelles missions de l'Alliance, auxquelles nous acceptons de contribuer.
De même qu'il y a différence entre les intérêts vitaux et stratégiques nationaux, il y a distinction entre intérêts vitaux de l'Europe dont la défense est confiée à l'OTAN et intérêts stratégiques, pour lesquelles une organisation nouvelle impose son évidence : c'est l'Europe de la défense.
Le choix européen de la France implique ensuite et à la fois que nous jouions un rôle moteur dans la construction d'une politique commune ; que nous favorisions l'entente entre les puissances européennes majeures ; que nous participions à la contribution d'outils de défense communs.
Sur le plan militaire, il nous faut promouvoir un effort européen spécifique dans les domaines où l'insuffisance est manifeste (renseignement, transmissions, logistique, transport), tout en renforçant la capacité de l'UEO à organiser les relations entre les forces et les États-majors (planification).
Le développement de l'identité européenne se fera aussi en renforçant les coopérations bilatérales ou trilatérales, tant sur le plan militaire que sur celui de l'armement. Nous devons privilégier nos relations avec l'Allemagne, avec la Grande-Bretagne, car rien ne se fera sans la mise en commun des moyens des trois puissances qui, seules, disposent d'un potentiel économique et militaire nécessaire, au service d'une conception commune, ou au moins harmonisée, des intérêts de sécurité.
C'est donc à un véritable renouvellement de notre stratégie que nous convie le Livre blanc, avec des conséquences en termes de capacités de nos forces armées : ce sera l'objet de la deuxième partie de mon exposé.
2. Renouvellement de la stratégie et capacités des forces armées
2.1. Le renouvellement de la stratégie
Nous ne devons pas perdre de vue les facteurs permanents qui inspirent les objectifs de défense de la France stratégie défensive et dissuasive, refus de la bataille prolongée, transparence et maîtrise des armements, vocation à agir dans bien des zones à travers le monde sans prétendre toutefois posséder une capacité d'action globale, volonté d'assurer en toute circonstance notre liberté d'appréciation et d'action.
La démarche de renouvellement doit prendre en compte des contraintes nouvelles et de natures différentes : situations plus diverses, accent mis sur la prévention et la gestion de crises longues, action de concert avec nos partenaires ou alliés, opérations menées à distance du territoire national.
L'arme nucléaire demeure le fondement de notre sécurité, mais il faut aussi admettre que notre autonomie stratégique sera, plus qu'avant, tributaire de l'aptitude à maîtriser des fonctions clés, qui relèvent du domaine conventionnel : la prévision et la compréhension des situations ; la maîtrise de la complexité politico-militaire multinationale, multidimensionnelle et interarmées ; la mobilité stratégique et tactique.
C'est un des enseignements essentiels du Livre blanc.
Aujourd'hui, l'engagement accru dans des missions de réduction des crises, sans risque d'escalade nucléaire, oriente l'action des forces vers des conflits très divers : le couple dissuasion/action connaît un équilibre, au sein duquel le rôle respectif de chacune des composantes est lié à l'évolution du contexte dans lequel il est mis en œuvre.
La réflexion sur le concept de dissuasion nucléaire ne saurait être remise en cause « tant qu'existe dans le monde des armes nucléaires », comme l'a indiqué le Premier Ministre lors de l'installation de la Commission du Livre blanc.
C'est là un point essentiel : si la pertinence du concept de dissuasion est affirmée, l'articulation entre les moyens nucléaire et conventionnel ne peut que se modifier, car les capacités conventionnelles devront être organisées prioritairement en fonction de leur aptitude propre à contribuer à la prévention, la limitation ou le règlement par la force, si nécessaire, de crises ou conflits régionaux ne présentant pas toujours le risque d'escalade aux extrêmes, et non plus en fonction de leur unique contribution à la dissuasion.
Voilà pourquoi cette véritable conversion devrait s'opérer progressivement dans le rôle des moyens conventionnels pour leur permettre d'agir dans trois domaines prévention/action/protection.
(1) La prévention : il s'agit d'un volet prioritaire de notre stratégie de défense, celui, peut-être, où nos insuffisances sont les plus évidentes. Je distinguerai les moyens de prévention selon que l'on compte mener une action à long, moyen ou court terme sur les risques de crises ou de conflits. Combinant une gamme de mode d'action très étendue, ces moyens sont dans une ordre croissant : mise en place d'une nouvelle stratégie du renseignement ; développement de la coopération technique ; présence discrète ; pré positionnement des forces ; capacités de démonstration, afin d'exercer une menace d'intervention ou de rétorsion.
(2) L'action : l'exigence croissante d'actions combinées, la nécessité d'acquérir une marge décisive de supériorité technologique, l'apparition de missions d'un type nouveau conduisent à retenir plusieurs modalités d'action : soit sous forme d'action militaire limitée ; soit des opérations de maintien de la paix sous l'égide de l'ONU ou de la CSCE; soit de véritables actions de combats, sous mandat international ou européen pour s'opposer à une agression. Dans tous les cas, nos forces devront à la fois être mobiles, savoir durer mais aussi chercher à arrêter ou limiter un conflit et non soutenir une guerre longue, toujours incertaine et coûteuse.
(3) La protection : c'est une dimension qu'on ne saurait négliger, ni sur le territoire national, ni pour des forces projetées à l'extérieur. Mission permanente des forces années, objectif prioritaire de notre politique de défense, elle appelle également une modernisation.
Sur le territoire et face aux risques, tels que la prolifération et le terrorisme, les moyens de la protection et de la défense civile devraient être développés. Il ne s'agit pas d'établir des structures territoriales lourdes, ni de confier aux armées des tâches relevant des forces de sécurité publique. Mais, simplement, d'assurer la continuité de l'action gouvernementale et de diminuer la vulnérabilité de certaines installations sensibles.
Il nous faut, également, faire en sorte qu'émerge une véritable prise de conscience des enjeux de sécurité sur le territoire national. À trop faire appel aux forces armées, on risquerait de porter atteinte à l'idée même de la responsabilité : celle, collective des Français ; celle, personnelle de leurs dirigeants, et celle de l'Etat, au regard du droit sur lequel il se fonde.
Enfin, nous devons étudier la pertinence d'un concept de remontée en puissance. Il s'agit de préserver la possibilité d'accroître significativement nos moyens, à partir de noyaux préexistants, en cas de résurgence d'une menace ou de développement d'une crise majeure. Un changement de format revêtirait, lui, l'aspect d'une constitution de forces et supposerait, à la fois, la lucidité politique – qui n'est jamais assurée – du temps et des moyens.
2.2. Des capacités nouvelles pour nos forces armées.
Les réflexions qui précèdent permettent de présenter un cadre conceptuel qui puisse définir, à la fois, capacités et modèles. Le Livre blanc propose, ainsi, de retenir 6 grandes hypothèses d'emploi des forces. Cette méthode implique des choix et constitue désormais la base des travaux sur les missions et les grandes capacités requises à l'horizon du Livre Blanc (15 - 20 ans, il faut le rappeler).
La priorité, telle qu'elle se dégage de l'analyse stratégique, a été donnée à l'engagement de nos forces dans des conflits régionaux de forte intensité.
Dans la plupart des cas, la France n'agirait pas seule. Les volumes des forces seront donc étroitement liés à notre niveau d'engagement dans un ensemble – allié, européen ou multinational. Ainsi, trois hypothèses peuvent guider l'analyse, selon que la France n'a qu'une participation symbolique, significative ou centrale, aux forces engagées.
Nous ne pouvons exclure des actions purement nationales (S3 et S4), pour le respect des accords bilatéraux de défense ou la défense de nos territoires Outre-mer.
Le Gouvernement retient que nous pouvons avoir à faire face à plusieurs des scénarios évoqués simultanément. Une combinaison spécifique devra être retenue pour fixer le cadre de définition des capacités.
Les hypothèses de conflit régional dans lesquelles nous pouvons être impliqués (S1 et S2), sont principalement distinguées selon que nos intérêts vitaux sont ou non en jeu, qu'y participent ou non des puissances disposant d'armement de destruction massive, surtout nucléaires.
Le conflit conventionnel, en Europe (S6), est plausible dans les années qui nous séparent de la fin du siècle. L'instabilité en Europe centrale et balkanique, les crises possibles autour de la question hongroise, les remises en question de frontières et les problèmes de minorités sont nombreux sur le continent européen. Hors d'Europe, dans le bassin méditerranéen, au Moyen et au Proche Orient les conflits potentiels nous intéressant parfois directement doivent également être envisagés.
Les scénarios impliquant des puissances nucléaires peuvent être localisés, notamment au tournant du siècle, soit en Europe, soit hors d'Europe.
L'ensemble de ces scénarios est indissociable du fondement même de notre défense et de notre sécurité, qui reposent sur une posture permanente de sûreté.
Les capacités requises pour la posture permanente de sûreté, indissociable de la mise en œuvre des scénarios qui précèdent, couvrent actuellement la mise en œuvre du dispositif de dissuasion et de son environnement ; la mise en œuvre du dispositif de sûreté générale du territoire et de ses approches ; l'exercice du commandement et de la vigilance ; la mise en œuvre des missions de service public ; la formation, l'entraînement et l'encadrement du personnel et le soutien des forces.
La plus haute priorité doit être accordée aux capacités générales utiles à l'ensemble des forces, pour lesquelles nos moyens sont aujourd'hui lacunaires ou doivent être adaptés au nouveau contexte stratégique. Parmi celles-ci, j'en citerai trois :
– le renseignement, dont chacun d'entre vous connaît l'importance ;
– les capacités de commandement, avec l'idée de constituer un centre de commandement de théâtre interarmées, et projetable ;
– les capacités de projection : transport à distance et projection de puissance dans les trois dimensions.
Sur ces bases, ont été définis les objectifs de format global des forces armées pour les quinze ans à venir.
L'Armée de Terre, compte tenu des effectifs nécessaires dans les unités de combat et de soutien, doit disposer de 120 000 à 130 000 hommes en termes de forces disponibles projetables – soient huit à neuf divisions.
La Marine devra maintenir les moyens de présence, de déploiement préventif, de maîtrise de la mer, de projection de puissance, qui font sa force et lui confèrent son caractère indispensable à la puissance d'un État ; soit une centaine de bâtiments, y compris la capacité aéronavale et les sous-marins.
L'Armée de l'Air devra s'appuyer sur une vingtaine d'escadrons de combat, auxquels on ajoutera les moyens de la défense aérienne du territoire et les escadrons nucléaires, les avions ravitailleurs et les appareils de transport tactique et logistique.
La Gendarmerie, qui accomplit des missions relevant, elles aussi, de la posture permanente de sûreté et des missions de service public, doit pouvoir faire face à ses obligations de temps de paix avec 95 000 à 100 000 hommes.
À ces ensembles de forces, il convient d'ajouter les unités et organismes destinés à la protection du territoire, au pré positionnement, à la formation et au soutien général et territorial.
Ces formations, non projetables par destination, complètent l'expression du format global des armées et sont indispensables pour la mise en œuvre des capacités, requises par les scénarios.
Les capacités que nous visons sont fonction du niveau de défense de nos intérêts que nous souhaitons fixer. Il m'apparaît qu'elles ne peuvent être réunies, dans les années à venir, sans que nous disposions d'une armée de conscription et de la possibilité de recourir, pour notre défense à un nombre significatif d'appelés dont le statut permettra l'engagement.
Troisième partie de mon exposé : quatre questions sur lesquelles le Livre blanc apporte un éclairage nouveau, et qui sont autant d'enjeux majeurs pour notre défense. Il s'agit du service national, des personnels de la Défense, de l'industrie de défense et des liens entre la défense et la société.
3. Les enjeux majeurs : les armées et le service national, les personnels de la Défense, l'industrie de défense, la défense et la société
3.1. Le service national
Le choix d'une armée mixte, associant professionnels et appelés, apparaît aujourd'hui le mieux à même de répondre aux besoins de notre défense. Pourquoi ?
Parce que le service national présente des avantages, qu'il faut consolider : c'est le meilleur gage de l'attachement de la nation et des citoyens à leur défense ; c'est un vecteur de l'identité nationale et républicaine ; c'est un des seuls facteurs de cohésion et une des dernières écoles de solidarité ; c'est un des moyens de former des réserves.
Parce que l'armée mixte est une solution adaptée à condition de posséder des volumes suffisants d'unités professionnalisées ; à condition de rétablir l'égalité et l'universalité du service national. Ce dernier point est l'objet d'un débat très ouvert où j'attends beaucoup des contributions venant des armées.
Parce que l'armée de métier est une solution inadéquate : elle supposerait un surcoût important (de l'ordre de 20 milliards) ; elle poserait un problème de recrutement, tant en personnels civils qu'en personnels militaires.
Ce choix d'une armée mixte a des conséquences :
Il s'agit, d'abord, de mettre en valeur le service militaire
En portant une attention accrue à la ressource (adapter la norme physique d'aptitude aux emplois réellement tenus, valoriser le VSL, élargir les postes de responsabilité) ; en rapprochant le service militaire de sa finalité, en utilisant encore mieux les appelés activités, compétences, responsabilités ; en réhabilitant la situation de l'appelé, et en lui permettant de se former et de se réinsérer (coordination indispensable avec l'Education nationale et avec le monde du travail) ; en organisant une information plus adaptée.
Il convient, ensuite, de lancer la politique de rénovation des réserves qui en est le prolongement.
Hier, expression du concept historique de la Nation en armes, demain, affirmation d'une réserve plus réduite, plus disponible) mieux instruite, accordant la priorité aux cadres volontaires, véritables professionnels à temps partiel : soit, au total, environ 450 à 500 000 hommes, à comparer aux trois millions précédemment gérés.
Dès le temps de paix, les volontaires de ces réserves pourront renforcer les unités engagées comme ce fut le cas en Somalie. Dans l'hypothèse de constitution de forces et de changement de format, la réserve sélectionnée fournira des ressources d'encadrement.
3.2. Les personnels de la Défense
Les changements de notre société pèsent sur la gestion des personnels militaires, ils doivent être pris en compte pour fonder une politique des personnels militaires ; de carrière ou sous-contrat, dont la visibilité sera assurée par l'introduction des effectifs dans la programmation.
D'autres évolutions sont nécessaires. Je me contenterai, aujourd'hui, de tracer quelques pistes, en suivant les conclusions du Livre blanc.
Accroître la part du recrutement externe, augmenter le taux d'encadrement dans les armées, poursuivre et adapter l'effort de formation, notamment par le développement de la coopération interarmées, de l'ouverture sur les armées étrangères et d'un resserrement des liens avec le système éducatif national.
Rendre les contrats attractifs, faire évoluer les carrières vers une plus grande différenciation, notamment dans la durée, doivent s'additionner aux mesures concernant la condition militaire qui, tenant compte d'un fort sentiment de précarité, doivent réduire tout décalage important avec les modes de vie de la société civile.
Tenant une place importante dans l'organisation et le fonctionnement de la défense, le personnel civil doit s'adapter au nouvel environnement des armées.
La simplification des statuts et des réglementations en regroupant les fonctionnaires de même niveau de compétence, en assouplissant des classifications pour les ouvriers, permettra de développer la polyvalence professionnelle et favorisera une indispensable mobilité professionnelle et, par là, géographique, qui sont toutes deux, gages d'adaptabilité et de modernité.
De même, la recherche de formations communes aux personnels civils et militaires renforcera l'unité et la cohésion, et devra permettre la mise en place d'une véritable politique des ressources humaines.
3.3 L'industrie et l'effort de défense
La politique d'armement est au service de l'équipement des forces armées, et par là-même la politique d'armement est un des instruments de souveraineté de la nation. Elle sert l'économie générale, et la politique industrielle, du pays tout entier. Elle contribue à l'édification d'une Europe de la défense.
Demain, nous devrons mettre l'accent sur les choix technologiques et industriels, sur les objectifs de maîtrise et de réduction des coûts, de productivité, de compétitivité ; engager de prof ondes restructurations de l'outil industriel qui sont indispensables, au plan national et européen. Des programmes d'armement seront, sans aucun doute, remis en cause dans la période du Livre blanc, par des choix opérationnels, financiers, technologiques.
De même que nous rationaliserons les choix, des alliances industrielles indispensables y contribueront, au plan européen. Ainsi, en sera-t-il par exemple, de tous les secteurs concernés par les équipements du Corps européen.
La France ne peut plus posséder et maintenir, à elle seule, l'ensemble des compétences. Elle doit envisager des coopérations, en conservant la capacité à développer et à fabriquer, seule, si nécessaire.
C'est dire la nécessité d'une Europe de la défense, seule capable de préserver des capacités industrielles autonomes, pour les principaux systèmes d'armes nécessaires à la défense de ses intérêts communs : aéronefs de transport et de combat, véhicules de combat terrestre, navires de guerre, systèmes satellitaire – par exemple. Aucune impasse n'est acceptable à l'échelle de l'Europe.
Premier moyen de préparer l'avenir : nous devons nous donner les moyens d'une politique technologique, à l'horizon retenu par le Livre blanc. Il est impératif d'investir dans la recherche de Défense.
D'autant que la recherche de défense participe, aussi, au maintien et au développement d'une compétence scientifique et technique dans l'industrie et dans les laboratoires civils. On peut citer, comme exemples de retombées civiles fortes, le domaine aérospatial et l'électronique de défense.
Deuxième moyen de préparer l'avenir : conférer à l'Europe de la défense une base industrielle, ce qui suppose, à terme, l'émergence d'une « préférence européenne ».
La coopération s'effectuera à partir de règles simples : agir le plus en amont possible ; en intéressant les entreprises elles-mêmes ; en limitant le nombre des partenaires majeurs d'un programme ; en recherchant un véritable « maître d'œuvre industriel », pour fixer les responsabilités.
Les alliances industrielles sont de la responsabilité des entreprises. Elles seront inscrites dans les politiques de développement régional, de reconversion des bassins d'emplois, d'aides communautaires.
L'action prioritaire visera les missiles (c'est la constitution de deux grands pôles européens) et le secteur des armements terrestres ; la standardisation des équipements du Corps européen ; les avions ; les satellites ; les constructions navales ; les capacités de simulation, de tests, d'essais.
Nous devons enfin repenser les relations entre l'État et l'industrie. En recentrant d'abord la puissance publique sur ses fonctions régaliennes. Ce qui permettra de renforcer un véritable partenariat État-industries, dont un objectif prioritaire consistera à protéger, à préserver, à consolider le tissu exceptionnel de PME-PMI qui contribue à la vitalité de l'industrie de Défense du pays.
L'effort de défense est la condition évidente permettant de réaliser les objectifs, à la fois en termes d'effectifs et d'investissements, que je viens de citer.
Je voudrais terminer par l'évocation des rapports entre la Défense et la société (3.4).
En effet, au lien très ancien entre l'Armée et la Nation s'ajoute, aujourd'hui, les relations entre la Défense et la société, unies l'une à l'autre, comme elles sont l'émanation d'un même peuple et d'un même idéal.
Ces relations se traduisent, d'abord, par la nécessité de rapprocher les armées de l'enseignement – pour un renouveau de l'esprit civique.
C'est, ensuite, l'utilité d'espaces de débat public entre la société civile et la société militaire, comme la promotion de structures de recherche et de réflexion associant universitaires, industriels, historiens, civils et militaires.
Dans le même esprit, les élus seront étroitement associés et impliqués à toutes les actions et dans toutes les circonstances où la Défense et la société sont indispensables l'une à l'autre. Ce dialogue, pour être véritablement fructueux, doit se développer au niveau local, comme au niveau national.
Il faut, dans cet esprit, évoquer les formes civiles du service national. C'est sur le service militaire que repose la légitimité du service national ; les formes civiles, dont l'utilité est réelle, mais qui sont souvent mal maîtrisées, doivent être réorganisées, contrôlées, coordonnées, le ministère de la Défense mettant en cohérence l'ensemble.
C'est un des sujets importants auquel le Livre blanc, s'il affirme nettement des principes auxquels le Gouvernement souscrit, n'apporte pas de conclusion définitive. Mais j'estime que le premier service de solidarité, c'est le service militaire, car la première solidarité, c'est, sans aucun doute, la défense du pays par chacun de ses citoyens.
La défense du territoire, civile et militaire, est, enfin, affirmée comme globale et permanente – parce qu'il convient aussi de diminuer notre vulnérabilité non strictement militaire.
L'effort incombe, avant tout, à chaque administration de l'Etat concernée : Communication, Intérieur, Transport, Energie, Industrie…
Mais l'effort de rapprochement entre civils et militaires, entre la défense et la société françaises, doit s'effectuer, aussi, sur le terrain.
En premier lieu, il faut maintenir l'efficacité des interventions militaires au profit de la défense civile (ce que traduit le concept de projection intérieure).
En second lieu, il faut coordonner les pouvoirs civils et militaires dans le cadre de la zone de défense.
Les interlocuteurs en sont le préfet de zone et le général commandant la CMD. Ce dernier coordonne l'action de la défense terrestre, c'est-à-dire l'ensemble des actions pouvant être menées par les armées au profit de la défense civile. Je souhaite qu'à ce niveau s'établisse un dialogue très responsable et confiant.
Voilà bien l'idée force, l'idée finale et qui résume le tout : tout Français a le devoir de contribuer à la défense de son pays, quelle que soit la forme qu'elle prenne. Le lien entre armée et nation, sous ses diverses dimensions, doit être réaffirmé fortement.
En conclusion, la loi de programmation
L'effort de défense est le signe tangible de la volonté de la Nation d'assurer sa propre sécurité ; de tenir ses engagements internationaux souscrits dans le cadre de traités, d'alliance ou d'accords de défense ; de prendre sa part de responsabilité dans les actions de protection et de maintien de la paix entreprises par les organisations internationales.
Pour les quinze prochaines années et en réponse aux ambitions de notre politique de défense, cet effort doit s'inscrire dans le cadre d'une méthode de programmation, à laquelle le Livre blanc redonne tout son sens.
Dans le cas de la France, cet effort se justifie de manière singulière à la fois par sa position géographique, ses ambitions internationales et l'indépendance de sa politique de défense dont elle a su, de 1nanière continue depuis plus de trente ans, payer le prix : celui d'une force de dissuasion nucléaire, celui d'une industrie nationale, celui d'une présence significative de ses armées sur les théâtres d'opérations où se jouent la sécurité et la paix internationales.
C'est pourquoi, tout en participant à sa mesure au mouvement général de réduction des dépenses de défense – ce dont témoigne l'évolution récente de son budget militaire – la France entend « ne pas baisser sa garde » et maintenir sur la richesse nationale le prélèvement nécessaire à ses forces armées.
La programmation des dépenses de défense, qui fixera -les objectifs d'équipement et de format des armées pour le moyen terme – six ans –, est reconnue comme l'instrument indispensable de la modernisation de nos armées, comme le moyen de conformer notre appareil de défense aux évolutions géostratégique et technologique prévisibles à l'horizon de la planification, ainsi qu'aux orientations de la politique de défense de la France, formalisée au sein du conseil de défense.
Elle sera soumise à l'approbation de la représentation nationale, lors de la prochaine session du Parlement. Elle concrétisera l'effort de défense.
Il n'est de défense – c'est-à-dire de résistance – que de l'esprit. Celle du corps est seconde. Elle ne peut se substituer à la première, elle ne peut lui apporter que le crédit et la forme dont l'esprit a besoin.
Cet esprit, c'est d'abord celui de la Nation. Si elle n'est plus enseignée, si elle n'est plus pensée, si elle n'est plus voulue – tous actes de l'esprit – alors elle s'effondre sans qu'il soit possible de la défendre contre elle-même.
Cet esprit, c'est ensuite celui du citoyen. S'il confie sa liberté à d'autres, ce n'est plus tout-à-fait un homme libre. Et l'Histoire lui rappellera, un jour ou l'autre, sa négligence.
Cet esprit, enfin, ce doit être le nôtre. Celui du Parlement, des grandes institutions de l'État, des forces armées, du Gouvernement. C'est cette étrange dignité qui me frappe en terminant mon propos. Nous sommes responsables, en grande partie, de ces Français de l'année 2010, qui pourraient se retourner – comme ceux de 1940 l'ont fait – vers leurs aînés pour y chercher la trace des décisions, des fautes, des oublis, de l'aveuglement ou de la lucidité dont ils auront su faire la preuve.
Je souhaite simplement qu'ils puissent trouver dans notre rencontre d'aujourd'hui la trace de notre responsabilité et de notre détermination.
SIRPA Actualité : 25 mars 1994
Allocution de Monsieur François Léotard, ministre d'État, ministre de la Défense, à l'occasion de la présentation du Livre Blanc aux élèves officiers des forces armées et aux élèves ingénieurs de l'école polytechnique et des écoles de l'armement.
Monsieur le Premier ministre,
Messieurs les officiers généraux,
Mesdames et Messieurs les Professeurs,
Mesdemoiselles et Messieurs les élèves-officiers. Mesdemoiselles et Messieurs les élèves-ingénieurs,
Mesdames et Messieurs,
Au moment de sa prise de fonction, il y a tout juste un an, le Gouvernement a décidé, sous l'autorité de monsieur le Premier ministre, d'engager une réflexion sur l'ensemble des problèmes liés à notre défense, à la place de notre pays dans le monde, aux menaces qui peuvent l'entourer, aux responsabilités qu'il entend exercer.
Devant les bouleversements de notre environnement stratégique, devant le retour de la guerre en Europe, devant l'incontestable montée en puissance des fanatismes de tous ordres, il ne pouvait être envisagé que le Gouvernement de la République retarde davantage un exercice aussi nécessaire au pays tout entier.
La commission chargée de ce dossier difficile et exigeant fut composée de manière à associer toutes les forces de la nation. Elle rassemblait des personnalités du monde politique, de la hiérarchie militaire niais aussi des représentants des différentes composantes de cette société que l'on dit civile, mais que l'on n'oppose plus, depuis longtemps déjà, à la société militaire.
Depuis la réouverture de la porte de Brandebourg, où s'illustrèrent tant des malheurs européens, notre pays cherche à comprendre. Il veut lire la nouvelle carte du monde avec un regard neuf. Il attend de ses gouvernants qu'ils adoptent sur les tumultes qui nous entourent, une attitude faite de courage et de lucidité.
Après discussion et modifications par le Gouvernement, la synthèse des travaux que monsieur le Premier ministre vient de vous présenter constitue, désormais, le cadre de cette réflexion et des décisions qu'elle implique. Publié sous la forme d'un Livre Blanc, ce texte cherche, d'abord, à faire le point. Il précise, ensuite, à partir des menaces prévisibles, les moyens dont la France devra se doter pour maintenir, au tournant de ce siècle, une posture de vigilance. Il ébauche, enfin, les contours de notre engagement futur en Europe et dans le monde.
Fort de cette réflexion, le ministère de la Défense a préparé, en liaison avec les différentes autorités de l'exécutif, une loi de programmation militaire qui s'appliquera, à la fois, aux investissements et aux effectifs. Elle sera présentée au Parlement au cours de la prochaine session de printemps qui s'ouvrira dans quelques jours. La version finale de cette loi de programmation a été mise au point de façon définitive aujourd'hui même.
La France va donc choisir, à travers son Parlement, ce que seront, demain, le format de ses armées, l'articulation générale de son outil de défense, les moyens dont elle entend se doter pour faire respecter autour d'elle ses intérêts, son identité, ses valeurs.
Le Parlement inscrira cette volonté dans la durée et fixera le niveau des efforts à consentir. Il adressera, alors, à la communauté nationale un signal fort : la France poursuit l'effort engagé par le Général de Gaulle d'une maîtrise par elle-même des conditions de sa sécurité, comme elle exprime autour d'elle la fiabilité de ses alliances.
Ce message s'adressera, également, à nos partenaires de l'Union européenne. Confrontée à une crise morale, sociale et économique grave, l'Europe semble en effet parfois douter de son identité.
Pourtant, jamais l'émergence d'une architecture européenne de la sécurité n'aura été aussi nécessaire. Les similitudes sont frappantes entre l'époque que nous vivons actuellement et celle de l'entre-deux-guerres récession économique, montée des revendications ethniques et nationales, affaiblissement du civisme, tourbillon des revendications, déclin des liens sociaux, crise intellectuelle et morale.
Si je vous parle de similitudes profondes, c'est parce que, nous devons permettre à l'Union européenne de devenir, très vite, pour éviter un retour à l'engrenage des années trente, le pôle de la stabilité sur l'ensemble de ce continent.
La France est celui des pays d'Europe qui consent, pour sa défense, le plus d'efforts. En restant, par le volume de ses dépenses, le deuxième budget occidental de défense, notre pays assume ainsi avec clairvoyance ses responsabilités internationales et européennes. Nous savons bien que pour maintenir la qualité de notre outil de défense et servir, ainsi, de pivot à l'édification d'un système collectif de sécurité en Europe, c'est une volonté politique sans faille qui s'impose.
Nous devons, en premier lieu, maintenir notre force de frappe nucléaire. C'est un impératif simple, fait de conviction et de ténacité. La dissuasion doit rester un des fondements de notre défense.
Mais l'effondrement du bloc communiste a provoqué, dans le même temps, une montée des risques de crises proches ou lointaines. Nous devons donc procéder à une nouvelle adaptation de notre outil de défense. C'est le troisième grand moment de cet ordre depuis 1945, après la phase de reconstruction, et la période qui a suivi la guerre d'Algérie.
C'est là une des exigences de notre sécurité future notre vision de la défense doit désormais, pour être efficace, dépasser le seul cadre du territoire national. De ce point de vue, une montée en puissance de nos moyens conventionnels sera nécessaire. Comme Officiers de nos forces armées, vous y trouverez un champ d'action à votre mesure.
Pour toutes ces raisons, il a semblé important, au Premier ministre et – sous son autorité – à moi-même, de venir vous présenter ce Livre blanc, à vous toutes et à vous tous, élèves officiers et élèves ingénieurs. Parce que vous constituez ce que j'appellerais volontiers une communauté de la jeunesse militaire et que vous serez, demain, en grande partie, les responsables de notre défense. Ceux sans qui rien de durable ne pourra se faire. Ceux devant qui la responsabilité du Gouvernement d'aujourd'hui – responsabilité que nous assumons – est à la fois morale et historique.
Les réformes, l'adaptation permanente des moyens, l'adhésion des peuples sont, vous le savez, le gage de la survie et de la vitalité de toutes les démocraties.
Toute réforme demeure inopérante sans l'adhésion du corps social, au sein duquel la jeunesse tient une place majeure. Au lendemain de 1870, en réfléchissant sur les conditions du renouveau, Ernest RENAN écrivait dans la Réforme intellectuelle et morale de la France : « …de nos jours – et cela rend la tâche des réformateurs difficile – ce sont les hommes qui doivent comprendre ».
Qui ne voit et qui ne sait, aujourd'hui, combien ces mots ont une résonance particulière, à l'heure où l'imprudence, l'impatience ou l'inconscience s'opposent à la nécessaire et tenace détermination ?
Il en est de même pour la Défense de la France.
La Défense repose, d'abord, sur les hommes et les femmes, militaires ou civils qui ont choisi de s'y engager. Ils sont animés par un esprit dont nous devons sans cesse rappeler les fondements.
C'est l'amour du pays, de sa langue, de son rayonnement. C'est l'attachement à la liberté dont nous savons le caractère fragile et dont nous connaissons les adversaires. C'est une perception exigeante des intérêts français dans le monde. C'est l'apprentissage patient des leçons de l'Histoire : les plus belles comme les plus terribles. Celles qui entraînent et réconfortent comme celles qui déçoivent et attristent. Il vous appartient d'entretenir, autour de vous, ce qui résume tout cela, ce sens du civisme sans lequel toute ambition publique est vaine.
Il repose non sur un nationalisme replié sur lui-même, mais sur un patriotisme ouvert, fondé sur des valeurs largement universelles qui sont l'élément le plus fort du patrimoine de notre pays : la démocratie, l'État de droit, la dignité de la personne humaine, le respect de sa liberté.
Vous achèverez prochainement votre cycle de formation. Que vous choisissiez le métier des armes ou que vous entriez, comme ingénieur, dans la vie civile, vous serez citoyens, au premier rang pour servir.
Toutes les écoles qui sont représentées ici font partie de l'institution militaire. Au-delà des spécificités de chacune d'entre elles, les valeurs essentielles qui sont enseignées – ou plutôt transmises – en leurs murs se situent au plus haut degré de ce qui est nécessaire à la Nation : le sens de l'État, une certaine conception de l'honneur, le goût du service comme celui du commandement, l'exigence de responsabilité, l'esprit de fraternité, la promotion par le mérite.
Les enseignements qui sont ici dispensés développent à mon sens deux qualités fondamentales la compétence et le sens moral.
Lorsque je parle de compétence, c'est d'abord, bien entendu, la compétence scientifique et technologique. Le développement de nouveaux systèmes d'armes est de plus en plus lourd, complexe et coûteux. La France demeure le seul pays en Europe qui soit capable de concevoir et de développer une gamme complète de système d'armes. Cette situation est, dans une large mesure, le résultat du choix d'indépendance effectué il y a maintenant trente-cinq ans.
Des pôles d'excellence existent. Ces programmes nous permettent de faire reconnaître la compétence française. Au moment où les responsables politiques et industriels participent à l'édification d'une architecture industrielle de défense en Europe, il s'agit là d'un atout considérable.
Ces pôles d'excellence doivent être préservés, entretenus et adaptés. Cela commence, en amont, par vos écoles. C'est-à-dire par vous-mêmes.
La compétence française, c'est aussi, au plan opérationnel, celle de nos soldats – et singulièrement de ceux qui les encadrent ou qui vont les encadrer. De ce point de vue, la compétence n'est pas seulement technique et scientifique, elle est aussi humaine.
Elle est d'ailleurs toujours celle de l'homme. Aucun ordinateur, aucune machine, aucun blindage ne remplacera la générosité, le caractère, le don de soi. Aucune technique, à elle seule, ne fonde le dépassement, la volonté, l'esprit de service.
Il suffit de considérer l'année qui vient de s'écouler, et les engagements qui furent les nôtres au Cambodge et en Somalie : deux succès qui furent incontestables pour les forces françaises, même s'ils furent discutés pour la communauté internationale qui eut à les gérer.
Nos hommes ont compris le vrai sens d'une opération de maintien de la paix. Il fallait pacifier, désarmer, ravitailler, reconstruire et sans exclure la fermeté, nos casques bleus ont montré qu'au cœur des crises les plus complexes, ce sont leurs qualités d'hommes et de soldats qui l'ont – emporté. Ils furent – avec la force de leur caractère et celle de leurs armes – des hommes de paix.
Pourquoi douterions-nous de leur mission, si eux n'en ont pas douté ? Comment aurions-nous pu demain parler de l'Europe – et plus encore la construire – si nous ne l'avions pas défendue là où elle était blessée à mort ?
À Sarajevo, aucune des images que vous avez pu voir ces jours derniers n'aurait été possible sans la présence, l'engagement, le courage tranquille des soldats français : ni le retour des tramways, ni l'émotion des familles qui se retrouvent, ni le match de football sur le stade olympique, ni le sourire des enfants à qui la guerre avait dérobé l'espérance.
La vraie récompense des Armées de notre pays, c'est qu'à travers leur présence et leur action, à travers leurs blessés et leurs morts, c'est une certaine idée de l'Europe, dont la France est porteuse, qui a prévalu ou qui va prévaloir. Ce qui était en jeu – et ce qui reste en jeu –, c'était l'affrontement entre deux conceptions de l'espace européen, entre deux conceptions des valeurs européennes.
C'est à partir de cette réalité nouvelle autour de nous qu'à été construit le Livre blanc, proposé aujourd'hui à votre action, à votre intelligence, à votre engagement.
Ayant employé le terme de « réalité nouvelle », je me reprends aussitôt pour conclure. Ces réalités sont-elles si nouvelles ? L'histoire de l'homme n'est-elle pas, aussi, hélas l'histoire de sa violence ? Et n'y a-t-il pas parfois comme une distraction dans l'utilisation que nous faisons de la mémoire ?
Nous sommes au seuil d'une année de mémoire bicentenaire de l'école polytechnique, centenaire de l'affaire Dreyfus, cinquantenaire du débarquement. Chacune de ces dates parle, à l'évidence, à chacun d'entre nous.
L'évocation du passé, loin d'être le domaine réservé des seuls spécialistes de l'histoire militaire, doit être l'occasion d'une réflexion commune, féconde, tournée vers l'avenir. Elle constitue, alors, le ressort de l'action. Elle fonde cette action en légitimité. Dépositaires d'une mémoire, héritiers d'une culture, nous prenons conscience de nos responsabilités pour aujourd'hui.
L'histoire nous enseigne qu'il n'est pas de consensus obligatoire. Que c'est l'engagement de tous, civils et militaires, qui fonde une volonté de se défendre, c'est-à-dire de s'unir et de résister.
Respectons les grands accomplissements du passé nous y puiserons des modèles de valeur, d'effort et de don de soi. Depuis la bataille de Bouvines, le 27 juillet 1214, depuis la fondation par Charles VII, en 1439, de l'armée permanente, depuis 1793, la révolution et la conscription, au cours des siècles, dans les succès achevés et malgré des malheurs exemplaires, c'est la nécessité du combat et de la défense qui demeure.
Devant vous, il est un autre anniversaire que je souhaiterais évoquer. Il y a tout juste cinquante ans, en mars 1944, Pierre Brossolette, normalien, agrégé d'histoire et officier de la Résistance, choisissait de se précipiter par la fenêtre de sa cellule, pour épargner la vie de ses compagnons d'armes et pour préserver les réseaux de résistance dont il avait la charge. C'est à son sacrifice que nous pourrions dédier notre rencontre d'aujourd'hui.
Qu'est-ce au fond qu'un pays qui se défend, si ce n'est un pays qui résiste ?
Mesdames et Messieurs, vous êtes les représentants de dix-neuf écoles, plus de six cents officiers et ingénieurs rassemblés ici, à l'Ecole polytechnique. La diversité de vos origines, géographiques ou sociales, de vos formations, scientifique ou militaire, de vos responsabilités à venir témoigne de la richesse humaine de l'institution militaire, de sa capacité à s'adapter et à s'ouvrir à la société française tout entière.
C'est à cette société, c'est à la communauté nationale elle-même, que le Livre blanc est dédié. Ce Livre blanc qui est, désormais, le vôtre.
Dans les périodes d'épreuves, c'est sur la qualité des hommes et sur la qualité des armes que repose la confiance populaire. Cette confiance se nourrit tour à tour d'un sentiment de fierté, d'une exigence de réussite, d'une volonté de dominer l'adversité.
C'est à ces qualités que nous sommes ensemble conviés, pour que le succès de chacun d'entre vous, dans sa vie personnelle et professionnelle, soit d'une certaine manière, le succès de notre pays tout entier.