Articles de M. Bertrand Renouvin, directeur politique de la NAR, dans "Royaliste" du 19 avril, du 4 octobre et du 15 novembre 1993 sur l'action du gouvernement Balladur, le climat politique et la politique des privatisations.

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Média : Royaliste

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L'ordre des choses

Dans l'attente de la déclaration de politique générale du gouvernement, jeudi dernier, je m'étais laissé aller à une sorte de rêverie qui avait pour thème les politiques inattendues.

Après tout, me disais-je, l'histoire donne maints exemples d'hommes d'État qui ont fait tout autre chose ou le contraire de ce qui semblait déterminé par leur histoire personnelle, leurs affinités intellectuelles, leurs solidarités de caste et de classe. Non par cynisme ou faiblesse, mais parce qu'ils ont trouvé tout à coup l'occasion et les moyens de bouleverser l'ordre des choses.

Ainsi, poursuivais-je, il serait piquant et heureux qu'Édouard Balladur, si typique du conservatisme bourgeois, se transforme tout à coup en ouvrier de réformes éclairées et de révolutions audacieuses. Le nouveau Premier ministre dispose d'immenses pouvoirs, il bénéficie pour quelques mois de l'état de grâce, à quoi s'ajoute sa très longue expérience des affaires de la nation. Et s'il parvenait, dans la grande tradition française, celle de Clemenceau, de Jaurès, du général de Gaulle, à nous surprendre, à nous émouvoir, à nous faire deviner le temps d'un discours une immense ambition à laquelle nous répondrions avec enthousiasme ou colère jalouse – mais avec passion… ?

Froideur

Édouard Balladur eut tôt fait de dissiper ce rêve, sagesse, raison, mesure, équilibre des balancements circonspects, le Premier ministre fut fidèle à lui-même, exactement conforme à son image, et salué comme tel par les majorités conservatrices de l'Assemblée nationale et du Sénat. Nul ne fut surpris de voir le nouveau Premier ministre situer une bonne part de son action dans des continuités rigoureuses, présenter comme audacieuses des banalités et de menues promesses sur la conduite des affaires de l'État, et satisfaire quelques fantasmes – mais surtout de gros intérêts privés – faute de pouvoir opérer très vite le redressement économique annoncé pendant la campagne électorale.

À la suite des gouvernements socialistes, et dans la fidélité à la ligne fixée par l'Élysée, M. Balladur défendra le franc, gardera une attitude ferme et mesurée dans les négociations sur le GATT, et reprendra le discours traditionnel que la France adresse au monde. Qu'on le regrette ou non, le chef de l'État ne sera pas embarrassé sur ces points majeurs.

Le programme électoral de la droite n'a cependant pas été oublié. Il s'est traduit par quelques effets d'annonce, destinés à rassurer certains députés et certaines forces électorales. Les économies annoncées sur les voyages ministériels sont sympathiques mais sans conséquences budgétaires sérieuses. Les déclarations vertueuses sur les nominations au tour extérieur dans les grands corps de l'État font presque oublier que tous ces choix plus ou moins politiques sont susceptibles de recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d'État. La dénonciation du travail clandestin relève, comme au temps des socialistes, d'un rituel parfaitement hypocrite. Plus grave est l'annonce d'une réforme du code de la nationalité qui consistera à limiter le droit du sol (nécessité d'une démarche volontaire pour les enfants nés en France de parents étrangers), donc à accroître le nombre d'immigrés que l'on déclare par ailleurs vouloir mieux intégrer… Nous y reviendrons.

Répété tout au long de la campagne électorale, le discours sur la "catastrophe" économique et sociale appelait une politique hors du commun. Nous aurons seulement des mesures de relance sectorielle, assorties d'énormes cadeaux à un patronat dont on n'exige aucune contrepartie et qui s'est empressé de répondre qu'il ne promettait rien dans le domaine de l'emploi. L'alourdissement de la fiscalité indirecte, le perspective d'une réduction du déficit budgétaire et un plan de privatisations destinées à couvrir les dépenses à court terme (on vend les immeubles pour alimenter la caisse de cantine du personnel) achèvent de composer cette pochade économique d'une banalité qui frôle la caricature.

Exemple

Aussi les paroles du Premier ministre sur l'exemplarité française sonnaient-elles étrangement, tant il est vrai que la France exemplaire est celle du droit du sol, de l'égalité des chances, du respect des hommes dans leurs droits et dans leur vie. La France exemplaire n'est pas celle où des policiers (pas la police) tuent trois jeunes gens en une même semaine et passent des manifestants à tabac. Ce que Charles Pasqua a immédiatement compris.

L'intelligence, la lucidité et les bonnes intentions de M. Balladur – quant au dialogue social notamment – ne sont pas en cause. Mais le Premier ministre et son gouvernement agissent en fonction de l'échéance présidentielle, alors que notre pays, comme d'autres, vit et subit une mutation de très longue portée. Quand les sociétés connaissent de telles révolutions, la folie est de rester sage, et c'est le conservatisme qui devient le risque majeur.

Souhaitons que le chef du gouvernement médite ce que le général de Gaulle avait compris et si magistralement illustre.

 

4 octobre 1993

Sur la poudrière

Sous toutes les bannières politiques la médiocrité est une tentation permanente, d'autant plus forte que le profil bas et les calculs à ras de terre sont les moyens les plus sûrs d'accéder au pouvoir. Les révolutions les plus radicales ont buté sur ces tactiques misérables et l'on sait que, après Lénine et malgré Trotski, le drapeau rouge recouvrit la tyrannie de bureaucrates d'autant plus impitoyables et sordides que la peur les tenaillait…

Point étonnant que nos pouvoirs démocratiques soient confrontés à ce péril. Ainsi, le rocardisme fut la, théorie et la pratique du scoutisme politicien, mélange de bonne action quotidienne, de technocratie municipale et d'ambition enjolivée par le souvenir des camps de toile du PSU. Quant à l'élégance discrètement lassée de M. Balladur, elle exprime à merveille ce que le socialisme gouvernemental avait laissé prospérer : la noblesse d'État, étrangère à la vie, le scepticisme de canapé, l'art d'évacuer les "problèmes".

Consternation

On a dit que l'ironie était la politesse du désespoir. De fait, l'art de M. Balladur est de nous convaincre qu'il n'y a rien d'autre à faire que ce qu'il fait, en toute bonne foi, et avec un grand, souci des convenances. Et la confiance, qu'il attend de nous est celle que demande le pilote improvisé d'un appareil en chute libre : puisqu'il affirme être aux commandes, il faut se résigner à serrer sa ceinture en priant le Ciel qu'un coup de vent favorable ou une manette poussée par hasard, évitera le désastre.

Mais l'avion continue de tomber. Et c'est avec une impuissance consternée que nous voyons la France, pourtant si puissante et riche, empêtrée dans les difficultés économiques et confrontée à l'appauvrissement et à la marginalisation d'un nombre croissant de ses citoyens. La même consternation saisit lorsqu'on assiste à la défaite du gouvernement face à la spéculation contre le Franc, aux improvisations confuses et contradictoires qui tiennent lieu de politique économique, aux pirouettes budgétaires, à la réduction des droits sociaux et aux folles prodigalités consenties au patronat, à la démagogie sordide qui inspire l'attitude du gouvernement et de sa majorité à l'égard des étrangers.

À tout cela, le chef présumé de l'opposition répondait l'autre jour en dénonçant "l'ambition personnelle" du Premier ministre. Comme si la vie de Michel Rocard, dans ses reniements et ses discrètes trahisons, était gouvernée par l'altruisme. S'il s'agissait du destin d'un homme, la prétentieuse nullité du propos rocardien ne mériterait pas d'être relevée. Mais c'est le débat civique qui est aujourd'hui en jeu, dans ses orientations et peut-être dans son existence.

Je m'explique : si le Parti socialiste ne parvient pas à se donner un projet digne de sa tradition et un représentant capable de l'incarner, il connaîtra le même sort que le radicalisme, naguère porteur du projet républicain et maintenant arc-bouté sur ses dernières citadelles cantonales. Dès lors, qui pourrait exprimer l'exigence de justice ? Le Parti communiste ? Ce n'est pas impossible mais il n'a toujours pas accompli sa révolution interne. Un gaullisme de gauche ? Il faudrait que quelqu'un ait le courage et la force de l'extirper des pesanteurs partisanes. Et nous savons que le prince qui pourrait portez l'espérance de justice est absent…

Carences

Les carences des partis de gauche, quant à la justice sociale, offrent un bel avenir aux démagogues de tout acabit. Elles peuvent aussi provoquer, à très court terme, une réorientation du débat majeur autour duquel s'organise la vie politique du pays : au lieu d'une confrontation entre révolutionnaires et modernisateurs (après-guerre), entre gauchistes et néo-conservateurs (autour de 1968), entre ces derniers et les socialistes réformistes (autour de 1981), après les vagues ethnicisantes et naturalistes, nous pourrions voir s'ouvrir un vaste débat sur la nation, l'Europe et le marché capitaliste mondial qui s'esquisse depuis le référendum sur Maastricht et qui pourrait prendre un tour aigu à l'occasion des ultimes discussions sur le GATT. Encore faudrait-il que quelqu'un propose une alternative sérieuse au libéralisme ambiant…

Si personne ne veut prendre ses responsabilités, nous verrons se préciser ce qui se dessine depuis les élections de mars : un champ politique presque entièrement occupé par la majorité parlementaire, avec M. Balladur au centre, M. Pasqua à droite, M. Séguin au centre gauche et M. Chirac en recours ; un débat politique réduit aux supputations sur les manœuvres des uns et des autres ; des décisions stratégiques prises dans le secret des palais et des appareils partisans. En d'autres termes, nous aurions à choisir entre la droite et la droite, et entre des candidats présélectionnés par les partis conservateurs. C'est dire que le débat démocratique serait vidé de son sens, au moment même où la société française est confrontée à des questions dramatiques qui concernent l'indépendance économique et la liberté culturelle de la nation, la définition et à l'organisation du travail, la création et à la répartition des richesses, l'avenir des villes et du monde rural, la mise en œuvre d'un véritable projet européen…

Cette situation est explosive. Mais nul ne sait quand et par qui le feu sera mis à la poudrière.

 

15 novembre 1993

Ils veulent tout casser

Savent-ils ce qu'ils font ? Savent-ils même qui ils sont ? Je parle du chef du gouvernement, des ministres qui appartiennent au RPR et de la direction de ce mouvement. Ils s'affirment gaullistes, et Jacques Chirac, comme Édouard Balladur, se disent héritiers de Georges Pompidou. Cette double référence est à certains égards problématique mais, dans le domaine industriel, il n'y a pas de contradiction entre le général de Gaulle et son successeur immédiat : tous deux ont voulu que la France développe sa puissance économique, tous deux ont appuyé ce développement sur un vaste réseau de services publics et d'entreprises nationalisées par le Front populaire et à la Libération, tous deux savaient que l'indépendance de la France et sa présence économique sur les marchés extérieurs dépendaient de ce système d'économie mixte inscrit dans l'ardente obligation du Plan.

À juste titre, la gauche victorieuse en 1981 avait étendu le secteur nationalisé, mais sans parvenir à définir une politique industrielle cohérente et en abandonnant bêtement la planification. Les entreprises publiques ont cependant obtenu dans l'ensemble des résultats qui ont largement contribué à la puissance de l'économie française et qui ont renforcé la pertinence du système d'économie mixte.

Mode

Édouard Balladur et Jacques Chirac ne sauraient se réclamer de la tradition gaulliste et pompidolienne puisqu'ils sont en train de détruire l'architecture industrielle et financière du pays. Engagée en 1986, cette politique imbécile avait été interrompue par le krach boursier. Et voici qu'ils la reprennent avec une obstination qui n'a même plus de prétexte idéologique : l'utopie du marché a cessé de fasciner, et la rupture avec la logique de gauche ne saurait être invoquée pour la privatisation de la BNP ou de Renault…

Jusqu'à présent, l'entreprise de destruction menée par la droite n'a pas rencontré d'opposition. Le socialisme rocardisé est comme d'habitude honteux de lui-même, la réaction syndicale est faible, la presse dite de gauche suit ce qu'elle croit être la mode et juge la réussite des privatisations selon des critères purement financiers. Fascination de l'argent, apologie de la spéculation boursière, obsession de la rentabilité du capital : depuis une dizaine d'années, la mentalité dominante cultive les fausses vertus d'un capitalisme de rentiers dont M. Balladur est aujourd'hui le fondé de pouvoir. Mais à se satisfaire d'alliances au sein de la bourgeoisie financière et de techniques de placements, on perd de vue l'essentiel : la stratégie industrielle, dont dépend pour une part l'avenir de la nation. De cette stratégie, nous ne savons rien. Et il semble que le gouvernement n'ait pas sérieusement étudié les conséquences des décisions qu'il est en train de prendre. Sinon il y réfléchirait à deux fois, car ces conséquences sont redoutables.

De fait, la politique de privatisation touche le cœur de la puissance industrielle et financière de la France. La "vente par appartements" (d'abord la BNP, ensuite Rhône-Poulenc…) ne doit pas faire oublier que le secteur public forme un système complexe et cohérent de participations réciproques qui lie des établissements financiers et des entreprises nationales (par exemple la BNP, l'UAP, Saint-Gobain) et qui s'étend au secteur privé (par exemple les AGF, le Crédit Lyonnais, le groupe Bouygues).

Dégâts

Sous les apparences sympathiques d'une "remise sur le marché" de grandes entreprises et d'un développement de l'actionnariat populaire, le gouvernement est en train de détruire un secteur public particulièrement dynamique, de mettre fin au système indispensable de l'économie mixte et de déstabiliser de très importantes entreprises privées. Nul ne sait en effet comment se définiront les stratégies des entreprises privatisées, et comment se réorganiseront les alliances entre les groupes. Nul ne peut affirmer que ces groupes n'éclateront pas, ou ne passeront pas sous contrôle étranger.

Qu'on ne vienne pas nous raconter que le gouvernement veille au grain et qu'il placera des amis sûrs. Les gouvernements changent et le monde des affaires est étranger à l'amitié. Il faut crier que la politique de privatisation est une folie. Elle va faire éclater l'ensemble du dispositif industriel et financier français en une période de guerre économique et de profondes mutations techniques. Elle va priver le gouvernement de moyens d'action décisifs pour défendre l'indépendance nationale, aménager le territoire, et soutenir l'emploi. Elle va priver la nation d'une propriété collective qui faisait une partie de sa force et de sa richesse. Elle va transformer les travailleurs du secteur public, aujourd'hui vendus avec les meubles, en une addition d'individus plus exposés que jamais aux caprices des patrons et à la violence du fameux "marché".

Au total d'immenses dégâts, humains et économiques, vont être commis pour boucler un budget démagogique et incohérent. Que vienne le temps de la résistance. Face à une action déterminée, à Air France comme dans les universités, le gouvernement s'empresse de capituler. Dans le domaine industriel, il faut l'empêcher de tout casser.