Interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, à Radio Africa NR1 le 11 avril 1994, sur la dévaluation du Franc CFA et le Rwanda.

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Média : Radio Africa NR1

Texte intégral

Q. : Beaucoup d'Africains vous reprochent de ne pas vous être suffisamment déplacé en Afrique pour toucher du doigt les réalités économiques et sociales du continent ? Que pensez-vous de ces accusations ?

R. : J'accepte le reproche et j'espère que ce sont des accusations amicales… Je me repose beaucoup c'est vrai sur l'action de M. Roussin, qui est chargé de la Coopération. Il est exact que la diplomatie de la France en Afrique relève de mon département ministériel. J'ai bien l'intention de rattraper rapidement cette lacune. Et le Président Diouf, par exemple, vient de m'inviter à aller au Sénégal. J'espère pouvoir répondre à cette invitation dans les tous prochains mois, en tout cas cette année.

Q. : Quelle est votre appréciation de la dévaluation du franc CFA ? Pensez-vous que c'est une chance pour l'Afrique de s'en sortir ou, au contraire comme le disent certains que c'est un coup de poignard dans le dos ?

R. : Dire que c'est un coup de poignard dans le dos de l'Afrique, c'est ne rien comprendre à la situation économique de l'Afrique. Cela ne pouvait pas durer comme cela. Les pays de la zone franc étaient dans la récession économique, avec une monnaie manifestement surévaluée qu'ils traînaient comme un boulet. Il fallait donc le faire, ils ont eu le courage de le faire. C'est vrai que c'est une décision risquée, mais je crois pouvoir dire que les trois premiers mois se sont passés avec le minimum d'inconvénients.

C'est vrai que la France s'est fortement mobilisée ; elle a fait un effort considérable à la fois pour rééchelonner ou annuler certaines dettes et, en même temps, pour renforcer son aide budgétaire. Nous avons aussi mobilisé les grandes institutions financières internationales, le FMI et la Banque, qui ont respecté les engagements qui avaient été pris. Un certain nombre de pays, comme le Japon d'où je reviens, ont également fait un effort important. Vous voyez que c'est le contraire de l'abandon de l'Afrique. Au contraire, c'est une chance. Rien n'est encore réussi définitivement ; les six prochains mois vont être cruciaux. Il faut que les mesures d'ajustement qui ont été annoncées soient exécutées et, à ce moment-là, je pense que l'économie africaine pourra repartir d'un meilleur pied.

Il y a déjà des premiers signes dans certains secteurs de production.

Q. : Beaucoup d'observateurs avertis critiquent la politique à deux vitesses de la France, qui consiste d'un côté à encourager certains pays qui s'ouvrent à la démocratie à améliorer leur processus de démocratisation, leur économie et, d'un autre côté, à fermer les yeux sur certaines exactions qui sont commises dans certains pays que l'on qualifie d'amis de la France…

R. : Ce reproche est injuste. La France a un discours et une action tout à fait clairs. Elle estime que l'Afrique doit progresser vers la démocratie. Certes, le modèle français n'est pas forcément applicable partout immédiatement. Il faut que chacun aille à son rythme, en restant fidèle à son génie propre. Mais il faut que les Droits de l'homme et l'État de droit soient respectés de mieux en mieux en Afrique et c'est ce que nous disons à tous nos interlocuteurs. Certains exemples récents ont montré que des progrès étaient possibles ; les élections en Centrafrique, par exemple, se sont déroulées convenablement. Au Togo, nous espérons que les conséquences des élections législatives vont être tirées le plus vite possible par la nomination de la nouvelle Assemblée nationale. Bref, vous voyez que le mouvement est en marche, avec des réussites inégales ici ou là, mais la direction est claire.

Q. : Dernière question, la situation qui prévaut à l'heure actuelle au Rwanda et au Burundi inquiète énormément les africains. Beaucoup d'observateurs avertis pensent que les dernières mesures prises par la France constituent un désengagement dans cette zone. Ne craignez-vous pas justement que ces mesures ne laissent le champ libre aux adversaires de la démocratie ?

R. : Il faut bien s'entendre. La situation au Rwanda est une tragédie qui nous touche profondément. La France a fait des efforts considérables depuis des mois et des mois pour faciliter le retour à la stabilité dans le cadre des accords d'Arusha. Nous avons pris tout récemment les mesures destinées à protéger nos ressortissants. Mais, là encore, excusez-moi d'une certaine franchise ; le rôle de la France n'est pas de rétablir l'ordre par ses soldats sur l'ensemble du continent africain. Nous ne pouvons pas nous substituer à la responsabilité des acteurs africains eux-mêmes. Nous les appelons aujourd'hui à se ressaisir pour revenir à la logique des accords d'Arusha et retrouver les voies d'une concorde nationale.

Cela peut paraître un peu paradoxal alors que les combats font rage un peu partout, mais c'est cela notre rôle, plutôt que de nous transformer à nouveau en une puissance interventionniste qui enverrait ses soldats partout. Ce n'est pas le rôle de la France.

Q. : Pourtant, en ce qui concerne la presqu'île de Bakassi, la France a fait un geste en direction du Cameroun que le Nigeria n'a pas du tout apprécié…

R. : Ne soyons pas ridicule. Pour rétablir l'ordre au Rwanda, il faudrait y envoyer des centaines d'hommes. Dans la presqu'île de Bakassi, il y a eu quelques observateurs français qui n'ont eu en aucune manière d'action militaire. Au contraire, au Cameroun, nous avons essayé de jouer les médiateurs politiques, en essayant de rapprocher le point de vue du Nigeria et du Cameroun ou de faciliter une médiation internationale. Je ne vois là aucune espèce de contradiction, bien au contraire.