Texte intégral
Je suis un « provincial » comme ils disent… À Nice, à Lyon, où j'ai vécu enfant, je n'ai reçu aucune éducation artistique ; on ne m'a fait faire ni piano, ni guitare, ni violon… Mon père, qui avait dû interrompre ses études d'instituteur à la mort de mon grand-père, qui s'était retrouvé croupier au casino, a juste insisté pour que je lise tout Alexandre Dumas dans la petite collection Nelson. Je lisais peu. Je lis toujours peu, sauf les grandes biographies historiques… Mon père m'avait aussi offert un Teppaz, grâce auquel j'ai connu mes premières émotions esthétiques : Coltrane, Brahms, Puccini. Je me souviens que la famille était abonnée au Club français du livre et à la Guilde internationale du disque ! Vous savez, mon milieu n'avait pas de « goût » comme on dit…
Qu'il soit « plouc » ou pas – comme le dit tendrement Lise, sa femme – voilà un an que Jacques Toubon, ex-secrétaire général du RPR et toujours député-maire du 13e arrondissement de Paris, préside aux destinées culturelles de la nation. Un an qu'il a remplacé l'imaginatif et touche à tout Jack Lang : « Avec lui, c'était “toujours plus” commente sobrement son successeur. Il lui fallait frénétiquement développer l'offre culturelle, accumuler les équipements. Il ne s'arrêtait jamais pour se demander si ça pouvait bien intéresser quelqu'un ou quelle était la demande réelle du public… La preuve : il y a trente ans, André Malraux souhaitait que les Maisons de la culture touchent 10 % de la population ; selon les derniers sondages, ce sont toujours ces mêmes fameux 10 % qui fréquentent, en 93, ce genre d'établissements ! Pas le moindre renouveau dans le public ! Alors, moi, je m'interroge : est-il vraiment nécessaire, aujourd'hui, de faire “plus” que Jack Lang ? »
Difficile. Alors Jacques Toubon a d'abord tenté de faire « autrement ». Même s'il nie obstinément qu'il existe une quelconque différence entre une culture de droite et une culture de gauche : « L'immersion de la culture dans la société française est telle qu'il n'y a plus aujourd'hui le moindre projet idéologique spécifique ; rien que le consensus ! Cet œcuménisme est pour moi un progrès. »
Ce qui ne l'a pas empêché, sans état d'âme, de changer en quelques mois seulement six directions de son ministère : livre, développement et formation, patrimoine, musique et danse, arts plastiques, théâtre. Mais qu'on ne l'accuse surtout pas d'une quelconque chasse aux sorcières : « François Mitterrand nous le répète souvent : « Le gouvernement est responsable de ses choix, il faut simplement que les personnalités choisies soient incontestablement compétentes. » Or, il ne m'a jamais rien dit sur les nominations que j'ai décidées. De toute façon, soyons réalistes. Admettez que je veuille « épurer » mon ministère : vous croyez que l'entreprise serait possible ? Changer quelques directeurs avec qui je ne suis pas d'accord, c'est peu de chose quand, en douze ans de règne, Jack Lang a eu le temps de mettre en place, à tous les postes, des milliers de gens à lui… »
Pour être d'accord avec la politique de Jacques Toubon, mieux vaut d'emblée comprendre quelques objectifs, simples, du nouveau ministre : amener à la culture un public toujours élargi (il souhaite le doubler en cinq ans !), développer les enseignements artistiques, rééquilibrer les pôles Paris-province, renforcer la francophonie et l'influence française à l'étranger. Dans ses moments d'audace, Jacques Toubon se risque même à parler du rôle, du devoir « d'intégration et de progrès » de son ministère, « dans une période où la cohésion sociale peut chanceler ».
Évidemment, on se demande si pareils vœux pieux restent compatibles avec les coupes claires du budget consacré à l'action culturelle sur tout le territoire : en 94, 28 % de crédits en moins ! S'il est fier d'annoncer que la culture représente 0,95 % du budget national (elle en était à 0,93 % sous le dernier gouvernement socialiste…), c'est donc que Jacques Toubon a fait des économies sur le dos des obscurs et des sans-grades de nos provinces qu'il prétendait pourtant aider. On ne lâche pas l'intelligentsia parisienne comme ça…
Surtout quand on a une revanche à prendre sur ses origines : « On dit toujours que je ne connais l'art qu'à travers ma femme, Lise. Il ne faut pas exagérer ! C'est vrai qu'assistant il y a longtemps a une réunion du RPR, elle m'avait d'abord trouvé un peu primaire. Pour plaisanter, elle avait annoncé qu'elle allait m'offrir un livre de Barthes, histoire de me dégrossir. J'ai lu grâce à elle Mythologies, je l'ai remerciée et c'est sous le signe de Barthes que notre histoire d'amour a commencé.
Je n'étais pas ignare pour autant, n'en déplaise aux Guignols de l'info ! Simplement j'aimais encore Verdi quand Lise en était à Wagner… J'ai évolué. Mais s'il est vrai qu'en peinture je me sens plus proche des abstraits, des minimalistes, de la nouvelle figuration, je reste un inconditionnel de Piero della Francesca et de Rembrandt. À leur époque, ce devait être dans leur genre de dangereux révolutionnaires ! La preuve qu'il faut défendre résolument la création contemporaine : elle est le patrimoine de demain. La preuve, aussi, qu'il faut y sensibiliser très jeunes les écoliers : un enfant de 7 ans est encore aussi proche de Schubert que de Stockhausen. Seule l'éducation familiale, les conformismes sociaux vont peu à peu modeler ses goûts. Si on ne cherche pas à intervenir de manière volontariste, dans deux cents ans, Ravel sera encore en France le meilleur représentant de la musique contemporaine ! »
L'homme Toubon s'enflamme. Mais sans jamais « flamboyer », comme son prédécesseur. Il dit qu'il n'est pas fait pour ça, qu'il ne sait pas. Plus qu'un homme d'idées, il serait un homme de dossiers, une formidable machine intellectuelle rompue depuis l'ENA à décortiquer mille projets, mille affaires : en somme, un haut fonctionnaire exemplaire, bosseur, passionné. Sans histoire et sans éclat, il a ainsi depuis son arrivée rue de Valois résolu pas mal de dossiers en panne : de la fermeture obligée du Grand Palais pour raison de sécurité, jusqu'à la réunion de la Bibliothèque nationale à la Très Grande Bibliothèque, de la nomination d'Hugues Gall à l'Opéra Bastille, de Jean Favier a la TGB, jusqu'au règlement du « scandale » de la Femis. Sans oublier évidemment son rôle personnel dans le succès français des négociations du Gatt.
Et pourtant l'image médiatique du ministre reste incertaine et floue. À cause du manque de brio, de discernement de certains de ses choix (voire de certaines nominations, des plus médiocres, dans le domaine du théâtre) ? À cause de son activisme excessif, presque désordonné ? Le parlementaire boulimique qui ne cessait de proposer des projets de loi à l'Assemblée nationale dans les années 80 veut toujours, apparemment, être partout à la fois. Il déteste s'installer. Physiquement comme intellectuellement. Ministre de la Culture, il continue de se passionner pour les problèmes de bioéthique. Et le dernier entretien qu'il a accordé au Quotidien de Paris concernait sa propre opinion sur l'affaire Touvier.
À croire que Jacques Toubon se sentirait mieux en ministre de la Justice qu'en ministre de la Culture. Plus que les débats artistiques ou philosophico-esthétiques, où il ne semble guère à l'aise, il a soif de contacts humains, de débats humains. Et les mauvaises langues rapportent que s'il a bien réussi du temps où il dirigeait le RPR, c'était plus dans le contact direct avec les militants que dans l'organisation du parti…
L'homme est diablement sympathique. Honnête. Tutoiement facile, regard bleu chaleureux, sens inné de l'écoute et de l'accolade rapide… Il aura eu vite fait, finalement, de se mettre dans la poche quelques créateurs embourgeoisés, des « professionnels » reconnus et repus que ne hante plus guère aucun esprit de rébellion. Après avoir porté aux nues Jack Lang qui, aujourd'hui, conteste efficacement l'action de Jacques Toubon ? Lui seul, peut-être, le plouc de Nice, ou de Lyon, l'homme pudique et peut-être solitaire, qui rêve tellement d'avoir enfin « tout bon ».