Texte intégral
Table ronde
De l’affrontement Est-Ouest à la nouvelle solidarité Nord-Sud
Georges de la Loyère : En l’an 2000, cinq milliards d’individus habiterons les pays en voie de développement et plus de 37 pays seront incapables de nourrir leur population à partir de leurs ressources. Il est aujourd’hui incontestable que la croissance démographique des pays en voie de développement menace l’équilibre mondial. Comment gérer désormais les relations Nord/Sud, contenir les risques d’éclatement du monde, que ce soit en Asie, en Afrique ou au Maghreb ?
Marie-Claude Tesson : La démographie est en quelque sorte le problème matriciel de toutes les autres difficultés qui assaillent le monde. Je n’en ai pris conscience, il est vrai, que récemment car en tant que médecin et journaliste responsable d’un journal médical, j’ai été longtemps enfermée dans des problèmes strictement médicaux. En fait, toutes les dimensions de la médecine se trouvent impliquées dans les problèmes démographiques qu’il s’agisse de la santé publique, des épidémies galopantes du Sida – dont certains croient d’ailleurs qu’il va régler le problème de la surpopulation en Afrique, ce qui est cynique et faux !–. Qu’il s’agisse aussi des problèmes de procréation mal gérée. L’IPPF (International Planned Parenthood Federation) a établi l’année dernière qu’une femme toutes les trois minutes mourrait des suites d’avortement mal fait dans les PVD. Un chiffre effrayant ! Sans compter que 300 millions d’entre elles ne savent pas que la contraception existe et que 40 000 enfants meurent chaque jour de maladie, de la pauvreté ou de la promiscuité.
La déontologie médicale oblige aussi à prendre en compte la liberté de choix des individus de constituer une famille comme ils le souhaitent. Le sujet de la démographie est délicat à manier en termes de communication. Ne serait-ce que vis-à-vis de l’opinion française à qui il faudrait tenir un double discours. Il n’est pas facile de vouloir ici encourager la natalité et ailleurs la limiter. Tout le problème vient de ce qu’on ne présente jamais de vision globale abordant les équilibres planétaires.
En France, les démographes hésitent à dire aussi abruptement que peuvent le faire certains scientifiques américains : « faites moins d’enfants ». Une telle attitude, même justifiée sur le plan de la raison, est aussitôt entachée de nombreuses arrières-pensées : eugénisme, racisme, néocolonialisme…. Elle est ressentie comme une nouvelle immixion des pays riches dans la gestion des pays pauvres. Je crois que les rapports Nord/Sud sont encore vécus comme l’affrontement entre les égoïsmes du Nord et la pression migratoire inquiétante d’un Sud qui se paupérise de plus en plus.
Bernard Stasi : Quand on me parle de démographie, trois chiffres me viennent immédiatement à l’esprit parce qu’ils résument bien, à mon sens, la gravité du problème. En 1950, la population de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie représentait la moitié de la population française. Actuellement, elle lui est légèrement supérieure. Entre 2005 et 2010, elle représentera le double. Ce qui notamment nous aide à comprendre que le problème de l’immigration est encore devant nous ! Si l’Europe ne fait pas un effort considérable pour intensifier sa coopération avec le Maghreb et si celui-ci ne maîtrise pas sa démographie, les flux migratoires seront de plus en plus pressants. Et que dire des possibilités de croissance économique et de développement social de ces pays ? De l’Algérie en particulier ? Comment donner du travail à toute une population, au sein de laquelle les moins de 25 ans représentent près de 70 % de l’ensemble ? N’oublions pas que la montée de l’intégrisme est dans une large mesure, la conséquence de la misère et du sous-développement. Devant une telle situation, les pays du Nord ont le devoir d’alerter l’opinion mondiale et de faire pression sur les pays du Sud. Autant il me paraît nécessaire d’aider les pays en voie de développement beaucoup plus qu’on ne le fait, autant il me paraît légitime d’exercer en même temps une pression sur eux pour les convaincre de la nécessité de maîtriser leur démographie. Certains pays ont déjà fait des progrès remarquables, comme la Tunisie par exemple. En Egypte, on commence aussi à prendre conscience de la gravité du problème mais la situation y est particulièrement dramatique : au Caire, on ne sait pas s’il y a quinze ou vingt millions d’habitants.
Il est pourtant possible de maîtriser la démographie, même dans des sociétés sous-développées. Lorsque j’étais ministre des DOM-TOM, nous avions mis en œuvre une politique de planning familial à la Réunion, la Martinique et la Guadeloupe. La croissance démographique y a été réduite beaucoup plus vite qu’on ne le pensait, en quelques années.
Yves Lacoste : J’ai commencé à travailler sur les Pays en voie de développement dans les années 50. Date de la découverte de ce qu’on a appelé « l’explosion démographique ». Or je crois que cette explosion, c’est la victoire de la médecine...
M.-C. Tesson : Ou la faute ?
Y. Lacoste : Non, je dirais la victoire de la médecine. Il est important de le souligner aujourd’hui parce que la tendance générale est de dire que 40 ans d’aide au Tiers-monde se soldent par un fiasco et un échec complets ! Or, on a réussi sur un point essentiel : la diminution significative de la mortalité infantile...
M.-C. Tesson : Juste une parenthèse pour vous rappeler ce que disent les pédiatres anglais qui, s’ils sont tout à fait d’accord avec cette analyse, n’en tirent pas moins une certaine amertume. Ils ont une formule choc : « saving babies, killing children ». C’est-à-dire « on sauve les bébés mais on tue les enfants ». Ceux que l’on sauve à la naissance meurent souvent avant d’atteindre cinq ans.
Y. Lacoste : Certes, mais les bébés qui ne sont pas morts et qui sont aujourd’hui des adultes, cherchent du travail et il y a actuellement de gros changements dans les structures économiques et socio-politiques de nombreux PVD qui sont le fruit de ces progrès médicaux. La deuxième chose qui me semble importante à souligner, c’est la réduction des naissances dans le monde. La Chine a comprimé de manière drastique le nombre des naissances...
B. Stasi : Oui, mais dans des conditions scandaleuses, puisqu’on interdit le deuxième enfant et retardé « administrativement » l’âge du mariage.
Y. Lacoste : C’est en effet ce que l’on appelle la politique obligatoire de l’enfant unique, par un système d’avortement forcé. Ce qui a eu notamment pour conséquence épouvantable la suppression des petites filles. L’enfant unique était forcément un garçon. Maintenant, il semble que les Chinois accordent « un deuxième essai » aux parents si le premier enfant n’est pas de sexe masculin. Mais dans quelques années, les conséquences de cette politique catastrophique vont se faire sentir de manière épouvantable, tout simplement parce qu’il n’y aura plus assez de femmes…
M.-C. Tesson : En revanche, cela va résoudre le problème démographique de la Chine !
Y. Lacoste : Peut-être mais au prix de bien d’autres tensions tout aussi graves. Ces politiques répressives ont forcément des effets pervers et la Chine est l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Un équilibre peut être trouvé entre les aspirations d’une population et une croissance démographique maîtrisée. Pour qu’une femme décide d’avoir moins d’enfant, il faut qu’elle puisse exister au sein de sa société et aux yeux de son mari en dehors de la maternité. Cela suppose un profond changement de mentalité. Car que ce soit en Afrique noire, en Asie ou au Maghreb, une femme qui n’a plus d’enfant est une femme vieille, donc susceptible d’être rejetée par son mari. Parce que leur seul rôle était de faire des enfants.
Dans les Etats qui n’ont pas utilisé de méthodes de contraintes épouvantables comme en Chine, les choses évoluent doucement dès lors que 25 % de filles continuent à aller à l’école après la puberté. C’est d’ailleurs si vrai que les intégristes musulmans retirent les filles de l’école à ce moment précis afin de leur supprimer toute chance d’autonomie et par voie de conséquence, toute possibilité de maîtriser leur fécondité.
De ceci, il faut cependant retenir qu’une action sur la croissance démographique ne suppose pas nécessairement des investissements colossaux. On croyait que si le PNB n’avait pas augmenté de x %, rien n’était possible sauf à employer des méthodes draconiennes de type chinois qui ont d’ailleurs été vantées par des hommes soit-disant libéraux mais pour qui la fin justifiait les moyens… !
G. de la Loyère : Mais n’est-il pas vrai qu’existe un lien évident – ou même un cercle vicieux – entre développement et démographie ?
M.-C. Tesson : Le débat est peut-être stérile ou purement intellectuel, mais on peut se demander en effet si l’excès démographique fait la pauvreté ou si a contrario, la richesse diminue la fécondité ? Les deux sans doute. Et il est certain que l’éducation des femmes est totalement corrélative du produit national brut.
Tous les pays du Sud ont en commun des problèmes démographiques graves.
Y. Lacoste : Le problème des femmes est en effet le problème clé pour l’avenir des pays du Tiers-monde.
B. Stasi : Oui mais il s’agit là de changer les mentalités et cela, on le sait, demande beaucoup de temps, beaucoup plus de temps que les changements de structures. Or il y a urgence.
Y. Lacoste : Les choses peuvent aller aussi très vite. Regarder la Martinique ou la Réunion dont vous parliez tout à l’heure. Il n’y a que dans les pays où l’on assiste à la montée de l’Islam que les mentalités ne peuvent guère évoluer. Les pères et frères préfèrent que les filles soient enfermées à la maison à regarder la télévision !
B. Stasi : N’oublions pas non plus que, dans les pays pauvres, le fait d’avoir des enfants est encore considéré comme une richesse. Un nouvel enfant, c’est à la fois une main-d’œuvre supplémentaire et celui qui va assurer les vieux jours de ses parents.
Y. Lacoste : Tous les pays que l’on peut encore appeler du Sud, en dépit d’une diversité d’évolutions économiques et industrielles... ont tout en commun des problèmes démographiques graves.
G. de la Loyère : Pensez-vous que tous les scientifiques aient aujourd’hui conscience de la gravité du problème ?
M.-C. Tesson : Je suis étonnée de voir qu’il y a encore pas mal de divergence dans l’opinion dite autorisée, les uns disent que le problème s’autogérera et que la terre en a vu d’autres ! Les autres pensent que le génie humain viendra à bout de ce problème et qu’on peut nourrir 10 milliards d’individus... Et puis il y a ceux pour qui il est déjà trop tard.
Y. Lacoste : Je crois que les dissonances que vous évoquez sont le fait de marxistes qui continuent à considérer la démographie comme un problème sans importance. Marx ayant affirmé une fois pour toute que Malthus n’avait rien dit de fondamental ! Mais c’est tout de même une catégorie d’individus en voie d’extinction... Autrement dit, je pense que c’est un débat d’idéologues et d’arrière-garde. Tout le monde s’accorde aujourd’hui pour penser que la démographie est un problème essentiel.
G. de la Loyère : Mais l’une des inquiétudes majeures pour les années à venir n’est-elle pas l’évolution des populations des grandes villes ? Dans les douze ou quinze prochaines années, elles vont doubler. Des villes qui ont déjà quinze millions d’habitants vont passer à vingt ou trente millions. Que seront alors Mexico, Le Caire... ?
B. Stasi : Aujourd’hui déjà, ces villes échappent à toutes régulations, à tous contrôles. Le Caire par exemple, est quadrillé policièrement de façon très efficace mais n’est presque plus administré, beaucoup de services publics ont de plus en plus de mal à fonctionner.
Y. Lacoste : Pourtant, Le Caire a ceci de curieux : c’est une ville au calme apparent qui échappe à la délinquance. Comme vous le faisiez remarquer, la police joue dans ces villes un rôle important et je suis même persuadé que dans les années à venir, le poids de la police dans la maîtrise de la croissance urbaine sera prépondérant. De plus en théorie, ces villes du Tiers-monde auraient dû être décimées par les épidémies : or ce n’est pas le cas. C’est là aussi l’une des réussites de la médecine et... de la police !
M.-C. Tesson : Certes, mais on constate que le choléra revient de façon endémo épidémique dans les zones insalubres. De même que la tuberculose. Les campagnes de vaccination systématiques, si elles ont permis d’énormes progrès, n’ont pu éradiquer totalement certaines maladies. Ce qui préoccupe les médecins aujourd’hui, ce sont les résistances des microbes. Le bacille tuberculeux et les agents du paludisme deviennent résistants aux traitements classiques.
B. Stasi : La croissance des villes dans de nombreux cas paraît totalement irréversible. A Alger par exemple, les autorités avaient pris des mesures pour faire repartir à la campagne une partie de la population qui était venue s’agglutiner dans les faubourgs de la ville. Cette politique n’a pas donné de résultats très significatifs.
G. de la Bruyère : Le problème de la surpopulation n’est-il pas, partiellement du moins, la suite des politiques de développement ratées, dans les années 70. L’option prise d’industries de très haute technologie exigeant des capitaux considérables n’a-t-elle pas été un énorme gâchis ? En Afrique noire, on a, pour le problème de l’eau, mis au point des projets techniquement très élaborés de grands barrages mais qui ne fonctionnaient pas et provoquaient un endettement du pays toujours plus important...
Y. Lacoste : On touche là au problème de la diversité du Tiers-monde et à la difficulté de vouloir y adapter nos méthodes de développement et d’industrialisation. René Dumont a eu un rôle très positif lorsqu’il disait qu’il ne fallait pas se lancer dans de grands équipements. Mais il se trompait lorsqu’il proposait de généraliser aux agriculteurs de tous les PVD un type d’agriculture intensive irriguée, sur des espaces de petites dimensions pour maintenir la population et enrayer la dévastation des sols. Car Dumont est un ingénieur agronome très influencé par les méthodes d’agriculture du Vietnam et de la Chine.
Tout le problème, c’est qu’en Afrique, cela n’a jamais marché, le paysan africain ne sait pas cultiver de cette façon. Et il ne le veut pas. Ce qui ne veut pas dire que c’était impossible car chaque fois que l’on a essayé d’introduire des Indonésiens, des Coréens ou des Chinois en Afrique, ils ont réussi de merveilleuses rizières.
Les peuples africains ont entre eux un contentieux dont on ne veut pas parler
G. de la Loyère : Mais le problème n’est-il pas essentiellement politique ?
Y. Lacoste : Notre idée du Tiers-monde est très influencée par l’Afrique sub-saharienne. On a beaucoup de mal à faire entendre aux intellectuels, qu’ils soient de gauche ou de droite, qu’il y a un problème géopolitique de l’Afrique. Les Etats africains subissent toujours l’héritage de la traite des esclaves qui a duré jusqu’à la fin du XIXe ou plus exactement au début du XXe siècles. Jusqu’à cette période relativement récente, les tribus africaines se sont combattues. Il ne faut jamais oublier que ce n’était ni les Européens ni les Arabes qui allaient capturer les noirs mais des appareils négriers africains. Ce système s’est arrêté avec la conquête coloniale, faite au nom de la lutte contre l’esclavage ! Les différents peuples africains ont donc entre eux un terrible contentieux dont on ne veut pas parler.
B. Stasi : Ces contentieux, ces luttes séculaires entre tribus ou entre ethnies compromettent le processus de démocratisation dans certains Etats africains. Les partis tendent à se constituer sur des bases ethniques. Ce qui est dangereux pour le bon déroulement du processus et pour l’unité des pays concernés.
Y. Lacoste : Ce qui est sous-jacent dans ce débat, c’est l’idée de nation, souvent vilipendée, alors que comme outils de mobilisation en vue d’atteindre un objectif, elle est très importante. Pour autant, elle ne peut se construire en Afrique que si préalablement, il y a une mise à plat de ce terrible contentieux. C’est sans doute un peu utopique mais il faudrait que l’on arrive à une sorte d’Etats généraux des conséquences de l’esclavage. Les problèmes en Afrique du sud, au Sénégal, au Mozambique, en Angola ou en Mauritanie, c’est véritablement la conséquence de ce lourd passé.
B. Stasi : Ces Etats généraux seraient une sorte d’exorcisme... qui permettrait à tous de se libérer des blocages et des fantasmes hérités du passé.
Y. Lacoste : Ou de nuit du 4 août ! Quand j’ai écrit cela il y a quelques années, on m’a accusé de vouloir masquer les conséquences de l’impérialisme et de rendre les Africains responsables de nos propres errements ! Mais le Pape lui-même, lorsqu’il est allé en Afrique, a repris à son tour l’idée d’une conférence internationale sur le problème de l’esclavage. Certains leaders africains continuant à réclamer des dédommagements à l’Europe. La suggestion du pape fait son cheminement dans les pays africains.
B. Stasi : On a l’impression que la colonisation avait étouffé tous ces conflits… de la même façon que le communiste avait en quelque sorte congelé les tensions, les oppositions et les passions ethniques nationales et religieuses, qui ne manifestent aujourd’hui avec vigueur et parfois violence en Europe centrale et orientale.
G. de la Loyère : avec l’Algérie, on se trouve devant un problème immédiat : une population très jeune, en pleine expansion, largement inemployée, mal logée… Quelle politique de coopération faudrait-il envisager pour éviter une explosion ?
M.-C. Tesson : je ne suis pas sûre que l’on puisse à l’heure actuelle trouver encore beaucoup de bonnes volontés pour partir en Algérie faire du développement !
Y. Lacoste : en Algérie, je crois qu’on ne peut plus rien faire. Plus on fera et plus les démocrates algériens seront traités comme des agents de la colonisation.
B. Stasi : Cela dit, il me paraît tout-à-fait évident aujourd’hui qu’un dialogue avec les islamistes modérés est nécessaire. Je crois que le nouveau chef du gouvernement est l’homme qu’il faut à ce pays et qu’il acceptera d’ouvrir le dialogue. La tentative d’éradiquer le FIS uniquement par la force me paraît avoir échoué. La misère et le chômage sont trop importants : l’intégrisme musulman en est très largement le fruit.
Y. Lacoste : pas seulement, c’est aussi la revanche contre l’Occident. L’islamisme qui est un formidable projet politique d’unir, de l’Atlantique au Pacifique, nonobstant les différences, un milliard bientôt deux milliards d’hommes, avec au milieu, le pétrole, c’est un projet énorme.
B. Stasi : C’est en effet un projet politique et un projet de civilisation, une réaction contre nos sociétés occidentales perçues à la fois comme arrogante matérialistes et corrompues. L’islamisme, c’est aussi une sorte de « réarmement moral », prêt à utiliser tous les moyens pour s’imposer !
Y. Lacoste : Nous sommes enviés par les musulmans et en même temps rejetés parce que nous laissons faire à nos femmes des choses inqualifiables…. On revient au problème des femmes !
G. de la Loyère : Ne faut-il pas prendre en compte le fait que l’Islam est très divers et que tous les pays musulmans ne se réclament pas de la même intransigeance ?
Y. Lacoste : Oui, mais c’est aussi un problème car les différents groupes islamistes sont amenés à faire de la surenchère.
B. Stasi : on ne peut tout de même pas affirmer comme une certitude que l’intégrisme va submerger l’ensemble du monde musulman. De nombreux pays musulmans résistent à l’intégrisme. Faut-il rappeler que le Pakistan et la Turquie ont tous deux une femme premier ministre ? En tout cas, il est évident qu’il faut soutenir politiquement et aider économiquement des pays comme l’Egypte, le Maroc ou la Tunisie. Je pense tout de même que l’Europe et les Etats-Unis doivent comprendre que c’est le seul moyen de permettre à ces pays de résister à la montée de l’intégrisme.
Y. Lacoste : il faut prévoir le pire. Si l’Algérie passe à l’Islamisme, ce qui est déjà le cas d’une partie de l’armée, ce sera très grave pour le Maroc et la Tunisie. Les différents groupes vont jouer la politique du pire pour justifier les difficultés de leur pays. Or je suis persuadé que ce cet affrontement fratricide entre algériens, la France sera tenue pour « responsable ». Et ce afin d’empêcher l’Algérie de se doter d’une force nucléaire…
B. Stasi : il est vrai que dans la presse algérienne, très souvent la France est accusée de fomenter ces affrontements, de jeter de l’huile sur le feu, ce qui nous oblige à être prudents dans nos interventions.
G. de la Loyère : des populations en butte à des difficultés importantes dans leur vie quotidienne, même si elles ne sont pas intégristes, auront tendance à écouter les voix qui leur désignent le Gouvernement en place comme responsable. En Egypte par exemple, le président Moubarak est ressenti comme un pro occidental. Mais on ne peut pas dire que son peuple le soutienne sans retenue.
Y. Lacoste : Cedi, dit, la population égyptienne en veut aux intégristes d’avoir coupé la manne du tourisme.
B. Stasi : On peut aussi se demander quelles seront les conséquences, pour l’intégrisme, du processus de paix engagé entre Israël et les Pays arabes, et qui, après bien des difficultés, aboutira un jour à un accord ?
Y. Lacoste : Cela aura des conséquences, c’est évident.
Voyez cet afflux d’armements en Cis-Jordanie et à Gaza. L’armée israélienne les laisse passer parce qu’elle joue sans aucun doute la politique du pire. Lorsque ce ne sera plus l’Intifada avec des pierres et des bâtons mais une vraie guerre, avec des armes, elle ripostera. Je pense que malheureusement, on va vers un nouveau conflit armé au moyen-orient.
G. de le Loyère : Quand on voit ce qui se passe au Maghreb, au Moyen-Orient, en Bosnie, et bien que conscients de notre part de responsabilité, la tentation est forte en Europe et en France notamment de se dire « protégeons-nous », fermons nos frontières ! C’est un discours que nous rencontrons sur le terrain. Les électeurs n’ont pas spécialement envie qu’on leur parle de la Bosnie ou d’ailleurs. Ils sont d’abord préoccupés par leur propre situation.
B. Stasi : Beaucoup de Français ont aussi le sentiment que la France est trop généreuse.
Combien de fois, dans ma récente campagne électorale, j’ai entendu dire qu’il était scandaleux que la France annule la dette des « rois nègres ». Et il n’est pas facile d’expliquer que l’aide aux pays pauvres, ce n’est pas seulement une exigence de solidarité. C’est aussi la stabilité du monde et notre sécurité qui sont en jeu. Bien entendu, la France toute seule ne peut pas faire grand-chose. Avec l’Espagne et l’Italie qui pour des raisons géographiques, historiques et culturelles, se sentent également concernées, la France doit faire comprendre à ses partenaires de l’Union européenne que l’avenir de l’Europe se joue autant, sinon plus, au sud de la méditerranée qu’à l’Est de notre continent. L’Europe doit développer des relations de partenariat avec le Maghreb, un peu comme les Etats-Unis sont en train de la faire avec le Mexique.
M.-C. Tesson : ce qui me paraît tout de même ennuyeux, c’est le désengagement de l’Europe vis-à-vis des problèmes démographiques. Vous dites qu’il ne faut pas faire une politique qui se voit trop, qui soit agressive. Alors justement, une politique de contrôle du développement démographique pourrait être une manière harmonieuse de préparer l’avenir.
Y. Lacoste : Certes mais c’est du long terme !
M.-C. Tesson : Quand on dit que l’Islam prépare la guerre des berceaux en essayant, notamment, d’avoir le plus grand nombre possible de futurs guerriers, c’est aussi du long ou du moyen terme.
Je crois qu’on ne donne pas assez d’argent pour essayer d’enrayer l’explosion démographique et notamment la France qui est un des derniers pays industrialisés pour sa contribution financière aux programmes de population. On donne pour cela 0,03 % de notre aide internationale qui est par ailleurs généreuse alors que ce pourrait être la clé de beaucoup de difficultés. Mais c’est un problème difficile à manier et à expliquer au public. On ne peut pas faire un discours électoral percutant sur ce thème.
Y. Lacoste : Vous comprenez, pour la majorité de la population française, le problème est celui du vieillissement de notre population et de notre natalité faible. On tient en France le discours contraire de celui qu’il faut tenir vis-à-vis du Tiers-monde. En termes de communication, il y a du travail !!!
M.-C. Tesson : la pression migratoire dont on parlait tout à l’heure reste encore le meilleur argument mais il est tellement diabolisé qu’il est très difficile à manier. Il faut faire en sorte que les étrangers soient suffisamment bien chez eux pour qu’ils y restent. Cela suppose donc que nous réorientions notre aide vers des programmes de populations, de planning familial. Il existe d’ailleurs une demande énorme et non satisfaite en la matière. Cela nous laisse une certaine marge de manœuvre et des raisons d’espérer ! Mais il faut surtout des programmes de formation, particulièrement pour les femmes. Car je crois que la solution ou une grande part de la solution des problèmes démographiques mondiaux passe par elles…