Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à France-Inter le 24 août 1998 et à France 2 le 25, sur la crise politique et financière en Russie, le bilan de son voyage en Iran et la situation au Congo et dans la régions des Grands lacs.

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Média : France 2 - France Inter - Télévision

Texte intégral

France Inter le 24 août 1998

France Inter : Avez-vous une réaction à la nomination de Viktor Tchernomyrdine et le fait que Boris Eltsine le désigne pratiquement comme son dauphin ?

Hubert Védrine : Ce sont des décisions russes. C’est une décision du président russe, et l’on n’a pas à la commenter. C’est un fait dont on prend acte. Ce que je voudrais dire c’est qu’il ne faut pas analyser la situation en Russie en des termes d’un pessimisme noir, comme si on avait oublié la perspective historique. Ayons à l’esprit ce qui vient d’être dit sur la volatilité des capitaux, sur la nervosité, sur les réactions épidermiques des détenteurs de capitaux, les États, et les instruments économiques et financiers de régulation du monde, comme le FMI, qui ont des moyens qui sont, malheureusement, extrêmement inférieurs à ces masses colossales de capitaux qui courent d’un endroit à l’autre à la recherche de leur sécurité – leur sécurité : qui peut signifier l’insécurité pour les États. Traverser cela, pour la Russie, qui n’est pas encore une grande économie moderne, intégrée dans l’économie mondiale, faire face à cela, n’est pas évident alors que c’est une économie en transformation… On ne peut pas imaginer que l’on va transformer l’Union soviétique comme cela, rapidement. C’est un processus de longue haleine. C’est donc encore plus difficile pour une économie de ce type d’affronter ces « tornades ».
Je crois qu’il faut avoir un peu de compréhension historique sur le processus et que la Russie a déjà fait face avec beaucoup de sang-froid, d’énergie et d’opiniâtreté à des bouleversements considérables depuis une dizaine d’années. Il faut donc considérer plutôt le moyen terme et sur le long terme. Ce pays est sur une tâche de construction et de reconstruction qui mérite que nous maintenions notre confiance. Quant à leurs décisions politiques, elles leur appartiennent, et il ne faut pas réagir en matière politique comme les bourses le font, en une seconde, sur des rumeurs. Il faut garder un peu de sang-froid dans l’analyse. Nous souhaitons que la Russie retrouve un contexte politique qui lui permette de mener à bien les réformes qui lui permettront de poursuivre son travail de reconstruction, de consolidation de son économie, et qui lui permettront de faire face mieux à des situations de ce type.

France Inter : Les États occidentaux doivent donc être patients. Quand la Russie décrète un moratoire sur le remboursement de sa dette extérieure, ne faut-il pas trop la presser ?

Hubert Védrine : Cela fait dix ans que par rapport à l’URSS, puis par rapport à la Russie, de façon assez intelligente je crois, les pays occidentaux, d’abord à l’époque Gorbatchev, puis dans l’époque Eltsine, ont estimé que leur meilleur intérêt à long terme était d’accompagner cette immense mutation. Donc, il ne faut pas perdre le fil de ce qui a été entrepris, et il faut garder le même sang-froid et la même vision de l’avenir, et ne pas réagir trop sur l’événement.

France Inter : Vous avez passé deux jours en Iran. Vous avez été reçu par votre homologue et par le président de la République, vous l’avez invité à venir en France. Cela veut-il dire que vous effacez tout, que l’affaire Gordji, par exemple, n’a jamais existé ?

Hubert Védrine : Rien n’est effacé. Rien n’a été dit en ce sens. J’ai estimé, après en avoir parlé avec le président de la République et le Premier ministre, que le moment était venu de renouer le dialogue avec l’Iran, sans faire l’impasse sur quoi que ce soit, sur aucun des sujets difficiles ou des contentieux issus du passé, et un certain nombre de choses qui se sont produites, notamment au début de la Révolution islamique.
Pourquoi aller voir sur place, procéder à cette évaluation de ce qui se passe en Iran, pour savoir ce qui change vraiment ou pas ? Parce qu’il y a eu un élément majeur entre-temps, qui est l’élection l’an dernier d’un président, M. Khatami, élu par les Iraniens et les Iraniennes qui ont voté à 90 %. Cela fait réfléchir. Ce sont des élections qui ne sont contestées par personne. Et le président Khatami a été élu avec près de 70 % des voix. Il n’était pas le candidat du pouvoir issu de la partie la plus orthodoxe de la Révolution islamique. Certes, c’est un dignitaire religieux, il est issu du système ; mais enfin, il représentait autre chose : il était inattendu. C’était manifestement une volonté de la société iranienne de bouger. Et depuis lors, le président Khatami a tendu la main, a fait des ouvertures, a parlé du dialogue des civilisations, a montré qu’il souhaitait réinsérer l’Iran dans la vie internationale pour lui redonner la place qui doit être la sienne. C’est un grand pays, qui est placé dans un endroit stratégique, dans une zone où il y a des crises partout.
Donc, les Européens, les Américains aussi, ont analysé cette situation. On voit bien que c’est un processus extrêmement complexe et qui sera très long. On voit bien qu’il y a des forces de changement en Iran, à commencer par les jeunes et les femmes. On voit bien qu’il y a le poids de l’économie. On voit bien qu’il y a des forces de résistance aux changements qui sont très fortes et qui ont commencé à mener une guérilla, par exemple contre le maire de Téhéran, mais aussi sur beaucoup d’autres plans. Et l’on voit bien que cela ne peut pas se dénouer du jour au lendemain. Au moment où ce pays entame ce processus, ce serait une erreur de ne pas être présent. Voilà le sens du voyage. Et j’ai voulu aller sur place compléter cette évaluation. Il y a cette volonté de parler et de dialoguer. En même temps, c’est un pays qui est ce qu’il est : il ne va pas changer du jour au lendemain. Le dialogue que nous avons eu sur place est un dialogue complet, c’est-à-dire qu’il n’y a aucun des sujets de contentieux – sur les Droits de l’Homme par exemple, sur toute une série de cas particuliers – qui a été escamoté. J’ai parlé, on m’a répondu, on a discuté ; parfois, nous nous sommes aperçus que les désaccords étaient moins grands que ce que l’on pouvait penser ; dans d’autres cas, ils sont considérables. Cela doit-il nous paralyser dans l’idée d’être présents et d’accompagner ce mouvement ? Non ! Il faut que nous y soyons.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Européens qui avaient suivi pendant des années une ligne précise qui s’appelait le dialogue critique, qui consistait à mettre en avant les griefs, ont décidé il y a quelques mois – ce n’est pas une décision française, c’est une décision des Quinze – de passer à une phase de dialogue, tout court. Quand on parle « vrai », on parle de tout, y compris des différends et des perspectives.

France Inter : La visite éventuelle du président iranien en France venant après la visite du président syrien, Hafez-el-Assad en France, cela fait peut-être beaucoup de gens qui n’étaient pas forcément en odeur de sainteté jusqu’à présent dans le monde politique français ?

Hubert Védrine : Sur le terrain des relations internationales, il s’agit de savoir quelles sont les évolutions que nous souhaitons encourager. Vous savez, les rencontres sur le plan international ou diplomatique, ne veulent pas dire qu’on ne rencontre que des gens avec qui l’on partage toutes les idées, toutes les valeurs, sinon on aurait du mal à rencontrer beaucoup de gens. Ce n’est pas cela l’approche diplomatique. Il s’agit de savoir ce que nous souhaitons consolider, encourager ; comment travailler de façon à ce que le monde soit moins mauvais et mieux contrôlé, et que ce qui est positif soit consolidé. La perspective est que, sur le plan politique, ce dialogue se développe – échanges et visites de ministres – et puis, le moment venu, le principe a été acté : une visite de ce nouveau président issu de ce vote dont j’ai parlé, le président Khatami. Ce n’est pas n’importe quel président de la République. Il viendra à un moment qui n’est pas encore déterminé. Ce sera une étape importante dans ce processus que nous souhaitons développer sur le plan économique et sur le plan culturel. En même temps, nous continuerons à parler avec l’Iran de toute une série de sujets, où l’on peut avoir des préoccupations assez communes : par exemple, ils m’ont beaucoup parlé de l’Afghanistan. Ils sont extraordinairement inquiets de ce qui se passe à leurs frontières. Et puis, il y a d’autres cas où il y a des désaccords : par exemple, sur le processus de paix, ils ont toujours été sceptiques et même hostiles, même s’ils disent qu’ils n’ont jamais rien fait contre. Nous, nous y avons toujours été extrêmement favorables, puisque nous sommes désolés de le voir bloqué aujourd’hui, et que nous multiplions les actions d’initiatives pour tenter de le débloquer. C’est un exemple clair de désaccord.

France Inter : Après les frappes américaines en Afghanistan et au Soudan, l’attitude de la France a consisté à prendre acte simplement. C’est beaucoup plus prudent que le soutien apporté par la Grande-Bretagne ou par l’Allemagne aux États-Unis. Est-ce en raison de votre voyage à Téhéran, ou l’Europe a-t-elle vraiment beaucoup de mal à parler diplomatiquement d’une seule voix ?

Hubert Védrine : Cela n’a aucune espèce de rapport avec mon voyage à Téhéran. Vous avez vu à Téhéran que, sur une série de sujets, ce n’est pas parce que j’étais là-bas que j’ai changé notre langage. La réaction, le communiqué des autorités françaises exprimant le point de vue et du président et du gouvernement, a rappelé notre condamnation ferme du terrorisme, la nécessité de le combattre systématiquement, quelle que soit sa forme et d’où qu’il vienne, notre volonté de participer à une coopération accrue sur le plan international. Nous avons dit : nous prenons acte de la décision américaine et de l’argumentation qui avait été mise en avant, au nom de la légitime défense. Voilà, nous avons dit cela car, en effet, nous n’avions pas été particulièrement associés au raisonnement américain ni aux informations dont les États-Unis disposaient. Donc, nous n’allons pas nous avancer au-delà du fait de prendre acte. Le Premier ministre a ajouté, je l’ai redit à Téhéran, que l’on pouvait comprendre qu’un État aussi cruellement attaqué dans sa chair, puisse et veuille réagir de cette façon-là. Il y a un autre élément : dans un monde idéal, il ne serait pas souhaitable que chaque État puisse décider de la façon dont il réplique ou dont il réagit. Nous ne sommes pas dans un monde idéal. Voilà quelques considérations qui ont amené à cette réaction, sobre mais tout à fait claire : la condamnation du terrorisme est sans ambiguïté.

France Inter : Sur le Congo, quels sont les sentiments et l’attitude de la France vis-à-vis du régime de Laurent-Désiré Kabila ?

Hubert Védrine : Cela ne se présente pas tout à fait comme cela, parce que le problème n’est pas spécifiquement celui de ce régime. Nous souhaitons, naturellement, que, dans cette région de l’Afrique, les États soient des États capables d’assurer la sécurité, le développement et d’améliorer le bien-être des populations. C’est le souhait le plus simple et le plus évident. Nous constatons que, non seulement il y a ce problème dans l’ex-Zaïre, et des difficultés de pouvoir, des dissensions régionales ou autres, mais nous constatons que c’est un problème plus large, c’est-à-dire que plusieurs pays voisins sont intervenus depuis le début car ils ont des intérêts frontaliers, ils veulent pouvoir juguler telle rébellion qui prend ses sources ailleurs, ou ils n’arrivent pas jusqu’ici à vivre dans une cohabitation, un voisinage paisible. Ce n’est donc pas une crise d’un pays, mais en réalité, une crise régionale qui concerne cinq, six, sept pays. C’est pourquoi, la semaine dernière, j’ai rappelé l’idée, qui était une idée du Burundi à l’origine, et qui avait été relancée en 1996 par le président Chirac, et dont j’ai dit qu’elle gardait toute sa pertinence et toute son actualité, qui est celle d’une conférence pour la paix dans les Grands lacs. Je vois qu’un certain nombre de pays d’Afrique essaient de prendre leur destin en main, comme cela est souhaité par la France depuis extrêmement longtemps. Ainsi les efforts de l’Afrique du Sud, qui n’ont pas abouti jusqu’à maintenant, sont louables, ainsi que d’autres initiatives régionales. Ces pays eux-mêmes, par les réunions qu’ils tentent d’organiser, nous démontrent la validité de ce que je viens de dire : ils voient bien que c’est un problème qui ne concerne pas un pays, mais cinq ou six d’entre eux. Donc, on ne peut que souhaiter qu’ils arrivent à se réunir, qu’ils arrivent à se mettre d’accord sur ce qui est le plus urgent : un cessez-le-feu, et qu’ils arrivent à entrer dans un processus de règlement pour savoir comment ils vont voisiner normalement. Ils ont des problèmes d’influence les uns sur les autres, il y a des problèmes de réfugiés partout, il y a des problèmes d’infrastructures. Un pays seul dans la région ne peut pas y arriver.

France Inter : La non-ingérence de la France, qui est une politique définitivement établie, cette absence-là, ne provoque-t-elle pas une sorte de vide africain ? Quand les rebelles, disent-ils, ont reçu le feu vert de la France ?

Hubert Védrine : Non, cela ne veut rien dire ! Tout le monde passe à Paris, Bruxelles, à Londres, à Washington ; tout le monde voit tout le monde. Il n’y a aucun feu vert, il n’y a aucune ingérence. D’ailleurs on ne voit pas pourquoi il y aurait une ingérence : dans quel but ? Pourquoi ? On ne peut pas dire du tout que les crises que nous observons à l’heure actuelle dans cette région de l’Afrique soient le résultat d’une sorte de vide laissé par une non-ingérence française. Ce n’est pas une région où la politique française a été en première ligne pour faire ceci ou cela. Il n’y a pas de retrait français, il n’y a pas de défection française. On voit bien que c’est une crise régionale. Si vous analysez la stratégie de chacun des partenaires de la région, vous en comprenez l’enchaînement, même si cela ne vous donne pas aussitôt, par miracle, la solution. À l’heure actuelle, la France n’a pas de responsabilité dans ce qui se passe, les États-Unis non plus, la Grande-Bretagne non plus, la Belgique non plus. Naturellement, tous ces pays occidentaux, évidemment la France, sont tout à fait disponibles si, d’une façon ou d’une autre, ils pouvaient aider ces pays à inverser ce cycle infernal : cessez-le-feu, accords politiques, reconstructions, etc. Nous sommes disponibles, mais nous n’avons pas à nous en mêler sous la forme de l’ingérence, qui n’est plus du tout – si jamais elle l’a été – notre politique. Nous avons une autre vision de la façon dont l’Afrique doit se développer, à partir d’une prise de responsabilité des Africains eux-mêmes.

France 2 le mardi 25 août 1998

France 2 : Vous rentrez d’une visite en Iran où vous êtes allé évaluer les signes d’ouverture du régime. Êtes-vous satisfait de ce voyage ?

Hubert Védrine : J’étais en Iran parce que les choses changent dans ce pays, jusqu’à un certain point, depuis notamment – l’an dernier – l’élection d’un nouveau président, le président Khatami, qui a été élu à 70 % des voix. C’est un pays où les élections sont considérées comme tout à fait libres et correctes. Le corps électoral s’était déplacé à 90 %, et ce n’était pas le candidat officiel. C’est le candidat du changement. Les analystes ont vu que notamment les jeunes et les femmes avaient voté massivement pour lui. Et depuis lors, c’est un président qui tend la main, qui, en tout cas, montre sa volonté de réinsérer l’Iran petit-à-petit dans une vie internationale normale et d’aller dans le sens d’un dialogue avec les pays occidentaux. Nous avons donc pensé qu’il fallait répondre à cette ouverture et à cette offre de dialogue, et être présent dans ce mouvement de changement, et j’ai été sur place pour mieux me rendre compte – j’ai été reçu par tous les responsables du régime – si cette volonté de changement était réelle et jusqu’où elle pouvait aller. C’est tout à fait important, car ce pays est dans une zone stratégique, entouré de six, sept, huit crises graves, et selon la politique qu’il mène, c’est un facteur d’aggravation ou c’est un facteur de stabilité, en tout cas d’apaisement. Donc, c’est très important. Je suis revenu convaincu de la volonté de l’actuelle équipe d’aller dans ce sens progressivement. Parce que les forces de résistance au changement sont encore très, très fortes dans ce pays, avec les forces dans la ligne traditionnelle de la Révolution islamique. Ma conclusion, c’est donc qu’il est utile d’être présent dans le mouvement, mais avec prudence.

France 2 : Peut-on dire que l’Iran a tourné la page de la Révolution islamique ?

Hubert Védrine : Non, on ne peut pas dire cela, parce que tous les dirigeants sont issus de la Révolution islamique. Ce sont des différents courants, il y a des nuances entre eux. Ils sont tous attachés au principe de l’Iran République islamique, il peut y avoir une différence entre République islamique et Révolution islamique. C’est peut-être là où le distinguo intervient. Ils ne parlent pas du tout d’une page qui a été tournée. Ils se présentent comme étant dans la continuité. Dans le même temps, dans les propos qu’ils tiennent, et par exemple, ce que dit le président – qui condamne, sans aucune équivoque, toutes les formes de terrorisme –, là, il y a une différence de ton, en pratique. Et puis on voit bien que c’est une société qui bouge sur le plan pratique.

France 2 : Et comment peut-on gérer le différend à propos des droits de l’homme ? Je rappelle, quand même, que Salman Rushdie est toujours condamné à mort ?

Hubert Védrine : Alors, ce que répondent les Iraniens sur ce plan, y compris les modernistes, c’est que personne n’a le pouvoir légal, théologique de modifier une décision, ce qu’on appelle une fatwa, qui avait été prise par l’imam Khomeyni. Mais ils cherchent à montrer, de toutes les façons, qu’ils cherchent à dépasser ce type de situation, à créer une dynamique. En bref, pour nous, il s’agit de savoir si on assiste passivement, sans rien faire, au travail que font ces forces qui veulent moderniser et ouvrir l’Iran, l’Iran qui est toujours un pays islamique, bien sûr, ou si on essaye d’accompagner ce mouvement positivement, pour renforcer l’influence de ceux qui veulent aller dans un sens qui nous paraît meilleur. C’est ce que nous voulons faire, encore une fois avec prudence et clairvoyance.

France 2 : Et l’accompagner, concrètement, cela pourrait donner quoi ?

Hubert Védrine : Alors, cela veut dire, d’abord, dialogue politique, parce qu’il y a une différence entre parler et ne pas se pas parler. Parler de relations bilatérales, mais parler aussi de crises comme l’Afghanistan, d’autres crises régionales. On a des choses à s’apprendre mutuellement. Et sur le plan bilatéral, cela veut dire développer le dialogue politique, cela veut dire développer les relations économiques. Mon voyage n’avait pas ce but principal, mais naturellement, si cela peut se produire, c’est une très bonne chose aussi, et développer les relations culturelles pour limiter ce phénomène d’incapacité des civilisations à se parler.

France 2 : Il y a déjà un gros contrat. Total a passé un contrat de plusieurs milliards de francs avec l’Iran il y a un an. Est-ce qu’il y a d’autres contrats en cours de négociation ?

Hubert Védrine : Il y a beaucoup de perspectives, parce que c’est un pays qui a de gros besoins en matière d’infrastructures. Il y a de gros besoins dans des domaines où les entreprises françaises sont vraiment au meilleur niveau mondial : infrastructures, communication, énergie… Il y a beaucoup de potentialités.

France 2 : Et au nom de cette efficacité économique, il faut oublier l’histoire récente, le soutien de l’Iran au terrorisme international ?

Hubert Védrine : Justement pas, justement pas… Oui, mais on a affaire à une équipe. Il s’agit de savoir si on veut encourager ou pas le changement. Alors, soit on peut regarder de loin, en disant : compte tenu de ce qui a été fait avant, on ne veut pas du tout leur parler. Ne rien faire. Soit on se dit qu’il y a un mouvement qui se développe, c’est dans notre intérêt, donc on va essayer de l’encourager tout en faisant attention, pas à pas. Donc, c’est plutôt le parti qui a été choisi, et c’est d’ailleurs la ligne des Européens. Les Européens ont décidé de passer du dialogue critique au dialogue, ce qui ne veut pas dire qu’on oublie les sujets de contentieux. Je l’ai dit sur place, je n’ai fait l’impasse sur aucun des sujets difficiles. J’ai parlé de tout, des sujets difficiles, des sujets à contentieux sans exception, y compris le contentieux global sur l’interprétation des droits de l’homme, mais aussi les cas concrets. Mais nous pensons qu’il faut être présent tout au long de cette évolution. C’est notre intérêt pour la renforcer.

France 2 : Évoquons maintenant, si vous le voulez bien, la crise au Congo. Est-ce que la France peut prendre une initiative ?

Hubert Védrine : Alors, la France, nous ne sommes pas partie prenante. Nous ne jouons aucun rôle dans ce conflit, nous ne sommes ingérés en rien, naturellement.

France 2 : On a souvent reproché à la France son soutien à Mobutu !

Hubert Védrine : Oui, mais cela, c’est très ancien, et puis Mobutu avait plutôt été soutenu par les États-Unis. Mais cela, de toute façon, c’est une histoire ancienne, cela n’a aucun rapport avec la crise actuelle. Dans la crise actuelle, c’est un conflit qui concerne la République démocratique du Congo, l’ex-Zaïre, qui se passe dans ce pays, mais qui implique, on le voit mieux chaque jour, six, sept, huit pays de la région. C’est une crise régionale. Pourquoi ? Parce que chaque pays veut intervenir pour éliminer une guérilla qui est chez le voisin, et qui lui porte préjudice, ou parce qu’il y a des ethnies qui veulent circuler de part et d’autre de la frontière, ce qui est contesté, ou parce qu’il y a des problèmes de réfugiés qui sont terribles dans la région. Donc, il me semble qu’ils ne pourront pas surmonter cette crise et commencer à trouver des solutions s’ils restent dans un seul pays. D’ailleurs, on voit bien. Il y a des réunions sur place…

France 2 : Qui n’ont pas été très efficaces pour l’instant !

Hubert Védrine : Oui, mais cela montre bien qu’eux-mêmes sont convaincus qu’ils ne peuvent pas traiter le problème par morceaux. Ce n’est pas très efficace, mais enfin, c’est compliqué. Il faut les laisser travailler. Ce que fait Nelson Mandela me paraît tout à fait méritoire. Il y a d’autres types de rencontres. En tout cas, il y a une idée claire, qui est que ce n’est pas un problème qui concerne uniquement la République démocratique du Congo. C’est pour cela qu’il y a quelques jours, j’ai rappelé une idée que le président avait exprimée en 1996, qui avait été à l’origine une proposition du Burundi, qui avait été un peu oubliée – le président l’avait relancée –, qui était l’idée d’une conférence pour la paix dans l’Afrique des Grands Lacs, qui veut dire cela, tout simplement. C’est un problème qui concerne toute la région, et il faut que ce pays accepte de se mettre d’accord sur un minimum de règles pour cohabiter pacifiquement, coexister, travailler ensemble et ré-entreprendre la marche pour le développement. Mais il faut des États efficaces qui assurent la sécurité, le développement.

France 2 : Rapidement, si vous le voulez bien, quelle est votre analyse de la crise en Russie ?

Hubert Védrine : Je pense que la Russie est frappée par une crise financière grave…

France 2 : Il y a un risque ?

Hubert Védrine : Que c’est lié naturellement à des facteurs russes, mais c’est lié, aussi, à des facteurs internationaux et que ces facteurs internationaux. Compte tenu de la nature de la situation économique et monétaire mondiale, ce pays est en train de construire une nouvelle économie. Il y a six ans, c’était encore l’URSS. On ne bâtit pas un grand pays moderne, avec une économie moderne à l’occidentale comme cela, en six ans ! C’est un long chemin, et c’est compliqué d’avoir à affronter, pendant ce travail de reconstruction, les tornades monétaires qui sont liées au fait que les capitaux qui circulent d’un instant à l’autre à la surface du globe sont plus importants – ce sont des masses immenses – que tous les moyens d’intervention et de régulation de l’ensemble des banques centrales du monde et du FMI réunis. Donc, un pays seul ne peut pas résister à cela. Donc, il y a un cheminement très long, et très compliqué. Cela dit, je crois qu’il ne faut pas réagir de façon trop émotionnelle, trop immédiate à cela, et je crois que la Russie réussira, à travers les difficultés, à faire les réformes dont elle a besoin, à sa façon, et que sur ce chemin, ils y arriveront, au bout du compte. Mais il y aura des trous d’air terribles en cours de route. Il ne faut pas ajouter une inquiétude politique à la nervosité des marchés. Je crois qu’il faut leur faire confiance, même si c’est un moment particulièrement difficile.