Texte intégral
Le Quotidien : M. le ministre, la France a participé à de nombreuses opérations de maintien de la paix. Que ce soit au titre national, comme dans certains pays d'Afrique francophone, ou au titre des Nations unies et l'on pense tout naturellement à l'ex-Yougoslavie. Est-ce une nouvelle vocation de notre pays que de jouer les gendarmes internationaux ?
François Léotard : La France, dans ses opérations extérieures joue un rôle conforme à son statut de membre permanent du conseil de sécurité des Nations unies et de puissance majeure. La présence de plus de 70 000 soldats français, hors du territoire métropolitain, est l'expression de ce statut particulier de la France et de son rang dans le monde. Par contre, je récuse la qualification de « gendarme », même si le ministre de la défense affectionne ce corps qui lui est cher. Mais, gendarme n'est pas le mot juste pour définir l'action internationale de la France. Nous sommes en Afrique en vertu de traités conclus entre États souverains. Nous sommes, bien évidemment, dans les départements et territoires d'outre-mer, c'est-à-dire sur notre territoire. Et nous sommes aussi présents sous le Casque bleu. S'agissant de la Yougoslavie, la France participe de façon massive à une force internationale dont elle est le premier contributeur, avec environ dix mille hommes, en Italie, en mer Adriatique et sur le territoire yougoslave. Nous y sommes parce qu'il y a des résolutions des Nations unies visant à maintenir ou à rétablir une situation de paix. Nous répondons donc à l'appel qui nous a été lancé par la communauté internationale. C'est notre devoir. Je crois, en outre, qu'il faut bien expliquer aux Français que la maîtrise de cette crise est un atout majeur de la construction européenne. Si, par malheur, nous ne parvenions pas à maîtriser ce conflit, son débordement vers le sud – à travers le Kosovo et donc le monde musulman – et vers le Nord – à travers les Krajina – embraserait sans doute l'Europe des Balkans et, peut-être même, toute l'Europe centrale où tant de minorités verraient dans notre échec licence à de nouveaux désordres. Le rôle de la France, celui d'autres pays aussi, mais celui de la France en particulier, est donc un rôle de maintien des équilibres et de limitation des conflits. Il est en tous points conformes à son statut et à ses valeurs.
Le Quotidien : Parmi les Casques bleus français qui servent en Yougoslavie, il y a beaucoup d'appelés. Si vous étiez, soudain, libéré de toute contrainte budgétaire, vers quel choix vous porterait votre philosophie personnelle : conscription ou année de métier ?
François Léotard : D'abord, permettez-moi de rendre hommage à ces jeunes appelés qui servent en Yougoslavie. Ils donnent une belle image de la jeunesse française et font honneur à notre pays dans des circonstances bien périlleuses.
Pour en revenir à votre question, je veux y répondre avec franchise et conviction. Si j'étais libéré de toute contrainte budgétaire, en d'autres termes si l'argent public n'intervenait pas dans ce débat, je choisirais également le maintien de la conscription. Je dis également, car c'est le choix que nous avons fait dans le Livre blanc, Il me faut préciser cependant que le passage de la conscription à une totale professionnalisation coûterait très cher à l'État et donc au contribuable. Selon les missions qui seraient dévolues aux forces armées, on évalue ce coût entre 25 et 35 milliards de francs supplémentaires.
Cela dit, venons-en à l'essentiel. Je crois que, dans un pays actuellement troublé dans son identité, doutant d'une certaine manière de son histoire, de sa cohésion et de sa pérennité, supprimer ce qui, après l'école, reste un fondement d'intégration sociale et nationale, serait commettre une imprudence. L'armée de la conscription c'est aussi un outil civique. Après leur service national, les hommes et les femmes qui le font, sont un peu plus citoyens qu'ils ne l'étaient avant. Bien sûr, il y a des échecs, on perçoit des irritations et on voit des inégalités contre lesquelles d'ailleurs je m'efforce de lutter. Mais on ne peut se contenter seulement de voir l'arbre qui cache la forêt. Comme dans toutes les sociétés, le service militaire est à la fois un peu un rite initiatique et l'impôt du temps. Il marie les notions de droit et de devoir, permettant ainsi à la jeunesse de prendre mieux conscience de con apparence à une collectivité, de se sentir plus citoyenne. Et cela, c'est capital.
Le Quotidien : Vous avez établi le lien entre la nation et son armée. Croyez-vous quand même, au-delà du concept de puissance, qu'il puisse y avoir une nation sans armée ?
François Léotard : Non, je ne le pense pas. Et je ne connais d'ailleurs pas de nations sans armée. Les plus pacifiques d'entre elles, on cite souvent la Suisse, sont fréquemment celles qui ont le système militaire le plus élaboré, un système qui repose sur le peuple lui-même. Je crois, au contraire, que sont indissolublement liés à l'idée de nation, la culture et l'esprit de défense. Ce qui m'intéresse, plus que toute autre chose, dans la fonction que j'exerce, c'est précisément de tenter de faire comprendre à notre pays que, même si les apparences peuvent être trompeuses, il est encore aujourd'hui menacé à l'intérieur et à l'extérieur. C'est la perception de ces menaces, qui constitue l'esprit de défense. Je voudrais arriver à développer comme une inquiétude salvatrice qui permettrait aux Français de ne plus prendre pour référence ce terrible mois de juin 1940 qui m'a tellement marqué, même si je ne l'ai pas vécu. Je voudrais que les Français renouent avec celte idée simple selon laquelle ce n'est pas seulement un territoire qu'il leur faut défendre – ce qui est déjà important – mais aussi une façon d'être, une langue, une civilisation. Bref, l'ensemble d'un patrimoine dont nous sommes les héritiers. Et s'ils venaient à oublier ou à refuser cette idée, alors je craindrais beaucoup pour l'avenir de mon pays.
Le cœur de la question que vous m'avez posée, c'est de savoir si le peuple de France, chaque citoyen, est prêt à affecter une part de son énergie, sa vie le cas échéant, à la défense de la France. Voyez-vous, une idée qui me trouble, dans le moment présent, c'est celle véhiculée par les Américains du « zéro mort » dans un conflit. Je n'y crois pas. Je crois, en revanche, au don de soi. Si on aime la France, cela veut dire que l'on est à lui sacrifier sa vie si besoin en est. Chaque soldat français qui meurt, est un deuil pour la nation tout entière.
Mais il est des circonstances où il faut savoir affronter les drames les plus cruels. C'est pourquoi j'estime que l'on a tort de laisser entendre qu'il pourrait encore je le fais avec tendresse. Dans Patrie, il y a père, donc une charge affective très forte. C'est une part considérable de notre identité personnelle. Je suis français et cette seule affirmation m'emplit de joie. Elle me fait participer à une histoire, une culture et une communauté de destin. Patrie ? Non seulement il faut utiliser le mot, mais encore faut-il le cultiver et transmettre le message qu'il porte. Je prends deux exemples, celui de l'histoire et celui du monde d'aujourd'hui.
D'abord l'histoire, je suis très frappé de voir comme nos compatriotes les plus jeunes ignorent trop souvent la signification de certaines dates, comme le 8 mai, le 11 novembre et d'autres encore. Si vous faisiez faire un sondage, vous seriez sans doute accablé ! C'est une défaite de l'identité française, c'est une défaite pour chacun d'entre nous. L'ignorance de ce qu'a été Bouvines, Verdun, Charleroi, Villeroy pour Péguy, l'oubli de ce qu'ont été les charges de la cavalerie française et les grands moments fondateurs de la monarchie puis de la République, ces pertes de la mémoire collective sont pénibles pour notre pays. On parle souvent de civisme et c'est bien, mais le civisme s'architecture sur notre histoire. Oui, je crois qu'il faudrait réapprendre à enseigner l'histoire de France. Je pense par exemple, mais ce n'est évidemment pas la seule, à la part coloniale de notre histoire qui est trop souvent laissée pour compte. Avec ses fautes, mais avec ses gloires aussi.
Ensuite, le monde d'aujourd'hui. Que reste-t-il des traces de la France ? C'est une question lancinante, qui me poursuit. Que reste-t-il de l'enfant, le fondateur de Washington, de Pierre Loti à Istanbul, du regard français sur Pondichéry, Chandernagor, Mahé, Karikal ou Yanahon ? Il y a là un passé dont nous devons être fiers. Et dans le même temps, il nous appartient de montrer que ce pays a une existence qui est la sienne, qu'il n'est tenu à aucune contrainte autre que celle de notre propre décision. Il faut avoir le courage de dire : nous avons des intérêts dans le monde et nous sommes prêts à les défendre. Pour prendre un exemple précis et d'une tragique actualité, nous nous devons de protéger nos compatriotes, où qu'ils se trouvent. C'est ainsi qu'en Algérie, par exemple, nous avons à considérer la sécurité de nos compatriotes comme une priorité nationale. Et nous le faisons, je peux vous l'assurer ; Quand Saint-Paul traversait la Méditerranée en disant : « Je suis citoyen romain », avec ce seul viatique il conjurait les périls. Il faudrait que chaque Français, aujourd'hui, puisse partout bénéficier de la puissance de la protection de son pays et de la sécurité, en disant seulement : « Je suis citoyen français ». Chacun d'entre nous, surtout s'il est expatrié doit savoir qu'il est solidaire d'une nation qui ne l'oublie ni ne l'abandonne.
Le Quotidien : La dissuasion nucléaire française a pour raison d'être la défense des intérêts vitaux de la nation. Pourriez-vous définir ce que sont ces intérêts vitaux ?
François Léotard : Dans le livre blanc, nous nous livrons à une distinction entre trois concepts. Elle me paraît intéressante parce qu'elle permet de mieux discerner les menaces éventuelles. Il y a d'abord les intérêts vitaux, puis les intérêts stratégiques et, enfin, les intérêts de puissance.
Nous considérons comme étant des intérêts vitaux tout ce qui concerne la nation elle-même, dans sa pérennité : le fonctionnement de l'État, la protection du territoire, y compris les départements et territoires d'outre-mer, le libre exercice de notre souveraineté. Que l'un ou plusieurs de ces facteurs essentiels soient menacés et nous estimerions aussitôt qu'il est fait atteinte à nos intérêts vitaux. Nous répondrions donc par tous les moyens appropriés, y compris, naturellement, par la dissuasion nucléaire.
Viennent ensuite les intérêts stratégiques. Un exemple suffit à comprendre très précisément ce que nous entendons par là, c'est celui de la guerre du Golfe. Une part de nos approvisionnements énergétiques, donc de notre indépendance, s'est trouvée en péril. Nous nous devions, de réagir et c'est ce que nous avons fait. Bien entendu, l'intégrité territoriale du Koweït envahi est importante. Mais d'abord il y avait menace sur nos intérêts stratégiques nationaux. Pourquoi ne pas le dire ? Les Américains et les Britanniques n'ont pas hésité, eux, à la proclamer haut et fort…
Enfin viennent les intérêts de puissance. Nous sommes une nation qui a une volonté de présence dans le monde et des responsabilités. Membre permanent du conseil de sécurité des Nations unies, troisième puissance maritime dans le monde, des départements dans chaque océan, nous entendons nous faire respecter, La présence française en Afrique, par exemple, ne concerne ni nos intérêts vitaux, ni même nos intérêts stratégiques, mais bien nos intérêts de puissance.
Le Quotidien : On vous sait un Européen convaincu. Comment alors conjuguez-vous deux exigences qui peuvent apparaître contradictoires : le maintien d'une défense nucléaire indépendante, à laquelle n'adhèrent ni ne participent nos partenaires européens, et la construction d'une Europe unie ?
François Léotard : Vous mettez le doigt sur l'un des sujets les plus délicats de la construction européenne. Je suis européen, c'est vrai. Je crois que l'Europe est l'un des enjeux fondamentaux de cette fin de siècle. Mais je crois également que l'outil nucléaire doit rester entre des mains nationales. Il est la gestion de l'épouvante et de ce fait il ne peut être partagé, même s'il est destiné à ne pas servir.
Le vrai problème soulevé par votre question, c'est celui de l'absence d'un pouvoir politique européen. Il n'y a, actuellement, que des pouvoirs nationaux. Arriverons-nous, un jour, à un pouvoir unique, politique et légitime en Europe ? Je le souhaite, mais je ne le vois pas dans un avenir proche L'Europe reste donc encore une société plurielle. Or, l'utilisation – et même la gestion – de l'arme nucléaire ne peut être que le fait d'un système très centralisé, d'une responsabilité unique. L'Europe n'en est pas là, la France si.
Le Quotidien : Pensez-vous néanmoins qu'à terme, la dissuasion française puisse être mise au service de l'Europe. En d'autres mots, la dissuasion peut-elle sanctuariser autre chose que le territoire national ?
François Léotard : C'est une vraie question. Pour ma part, je reste fidèle à l'esprit du général de Gaulle lorsqu'il a orienté le pays sur la voie de la dissuasion. Cet esprit était celui d'un homme marqué non seulement par l'invasion du Territoire national en 1940, mais aussi par les deux invasions précédentes que nous oublions trop souvent de citer. Nous sommes le seul pays européen à avoir été envahi trois fois en un siècle. De ces tristes expériences, est né le concept de dissuasion si vous attentez à mes intérêts vitaux en tant que nation, vous subirez des dommages sans commune mesure avec ceux que vous n'aurez infligés. Et cela en laissant mer l'ambiguïté sur le moment même de la riposte Il faut conserver cet esprit-là.
Peut-on l'étendre à d'autres pays ? L'avenir seul répondra. La grande leçon que je retiens du général de Gaulle, c'est que seuls les dirigeants d'un pays peuvent apprécier où est l'intérêt suprême de ce pays et quand il est menacé. Au moment de l'épreuve, une nation n'a pas d'amis. La France a des alliés, elle compte sur eux et elle se veut, elle-même, un allié fidèle. Mais, dans l'adversité, la solitude est la règle. Trop longtemps, nous avons vécu dans la certitude que d'autres pouvaient venir nous protéger, nous défendre, comme l'ont fait nos amis américains et il faut encore et encore les en remercier. Mais personne ne peut dire qu'il en sera toujours ainsi. Les Français doivent savoir qu'à un moment on a un autre de leur histone, ils risquent de se retrouver face à l'épreuve.
Le Quotidien : On sait que le gouvernement auquel vous participez, et vous tout particulièrement, êtes favorables à la reprise des essais nucléaires suspendus par le Président de la République qui a décrété un moratoire. Cette divergence, fondamentale, a-t-elle obscurci le ciel d'une cohabitation déjà difficile ?
François Léotard : Très franchement. Non. C'est là une question, celle des essais nucléaires, qu'il faut abord : sous deux angles celui des textes et celui du comportement.
Pour ce qui est des textes, l'article 15 de la Constitution fait du Président de la République le chef des armées et l'article 21 fait du Premier ministre le responsable de la défense nationale. Moi, je respecte la Constitution adoptée par référendum et qui reste le texte fondateur de la société française d'aujourd'hui.
Pour ce qui est du comportement, vous devez savoir que jamais, je dis bien jamais, je n'accepterai qu'un militaire français quel que soit son grade, puisse douter de l'unicité du pouvoir exécutif, penser qu'il puisse y avoir division chez ceux qu'il puisse y avoir division chez ceux qui donnent un ordre. C'est une question morale et je la place au-dessus de mes convictions personnelles. Or, il se trouve que, dans la Ve République, c'est le chef de l'État qui a toujours signé les ordres d'essais et personne d'autre. Cela découle de la Constitution et ne peut donc être remis en cause. Cela ne n'empêche pourtant pas de croire, et je l'ai dit à l'Assemblée nationale comme au Sénat, en termes identiques, que la prolongation d'un moratoire est sémantiquement contradictoire et politiquement dangereuse. Vous voyez bien quelle est ma préférence.
Le Quotidien : L'ampleur de la polémique sur le CIP, les incidents auxquels elle a donné lieu, les décisions du gouvernement, tout cela révèle à quel point la jeunesse paraît, aujourd'hui, désemparée. Même si le chômage reste la cause essentielle de ce désarroi, il n'est peut-être pas seul et unique responsable de ce qui s'apparente à une crise d'identité. Le ministre des armées, qui est aussi un peu le ministre des armées, qui est aussi un peu le ministre des jeunes par sa fonction, a-t-il quelque chose à leur proposer ? Un objectif, une ambition, une raison d'espérer ?
François Léotard : Je crois, en effet, que la crise est réelle, Elle traduit une angoisse forte d'une partie de la jeunesse devant l'avenir. Je pense aussi avoir ma part de responsabilité, qui est double, dans cette affaire. D'une part, je suis totalement solidaire des décisions du gouvernement. Cela va de soi. D'autre part, j'ai à gérer, chaque année, une ressource humaine de 280 000 jeunes gens. Un peuple neuf, avec ses aspirations, ses espérances, ses déceptions. Alors, je ferai deux ou trois réflexions simples sur un problème grave.
On ne résout pas une angoisse par un texte réglementaire et nous nous trouvons, les uns et les autres, en grande partie désarmés devant cette angoisse. Je dis bien les uns et les autres, car il ne peut y avoir de réponse partisane en l'occurrence, mais seulement une réponse du cœur, une réponse humaine qui, évidemment, transcende les partis politiques et mêmes les idéologies. Il faut guérir le mal de vivre de la jeunesse française en n'oubliant pas qu'elle aussi a ses insuffisances, ses défauts, ses lâchetés. Ne les flattons pas, ils ne seraient pas dupes.
Par ailleurs, je crois que le désarroi dont nous parlons est d'abord dû à une difficile lecture de l'avenir. Là est toute la difficulté, car si quelqu'un doit pouvoir lire l'avenir c'est bien le jeune et non plus un homme comme moi, arrivé à un moment de sa vie où sa jeunesse est passée. Or, je suis préoccupé de voir qu'une part de la jeunesse d'aujourd'hui ne se penche pas sur ses lendemains avec l'audace, l'ambition, la générosité que l'on est en droit d'attendre d'elle. Enfin, dernier point, je crains que l'on ait tort, probablement, de fixer comme seuls objectifs à cette jeunesse inquiété des taux de PNB, des ratios de chômage, des courbes de croissance. Bref, de lui assigner des buts essentiellement quantitatifs. Quand on est jeune, on aspire à un supplément d'âme. Nous vivons une époque où les idéaux collectifs sont en déclin, au profit d'idéaux individuels hédonistes ou égoïstes C'est respectable en soi, mais ce n'est pas mobilisateur. Offrons autre chose à notre jeunesse. Je sais combien c'est difficile, mais essayons. Le mot civilisation répond, peut-être, à une attente : recréer une harmonie dans la société définir les perspectives du futur, réfléchir à ce que peut nous apporter la conquête de l'espace, imaginer les relations entre races différentes. En fait, porter un regard nouveau sur cette planète en évolution en train d'être bouleversée. Prenez le sida, par exemple, qui est l'une des clés pour comprendre ce monde qui bouge, dans la mesure où il touche à la fois à l'amour entre les êtres humains et à la mort. Si la réponse du préservatif est absolument nécessaire, elle reste totalement insuffisante. On se contente de répondre à un drame humain par un moyen technique. Nos sociétés ne paraissent plus en mesure de proposer des solutions qui valorisent la dignité de l'être humain. C'est une terrible carence.
Je me souviens de ce que disait un philosophe chrétien, à la fin de la guerre. Il disait : au fond, l'église s'est trompée de siècle en promouvant les prêtres-ouvriers, en parlant des HLM, en s'insérant dans la société civile. Elle en a oublié de parler de Dieu. Je pense que les hommes politiques, c'est un peu la même chose. S'ils se contentent d'être les gestionnaires de l'État, ils passent à côté d'une part importante de leur mission qui est de tracer des pistes intellectuelles, morales et même spirituelles. Si la classe politique française ne devait être faite que de gestionnaires, de fonctionnaires, la fonction publique suffirait à alimenter l'État. Et les élections deviendraient superflues. À cela, je ne saurai me résigner.
Le Quotidien : Outre « l'Art de la guerre » – bien sûr – de Sun Zi, quel livre emporteriez-vous sur une île déserte ?
François Léotard : Ça c'est un piège ! Mais je rependrai quand même. D'abord. « Belle du seigneur », d'Albert Cohen, et puis « l'Éducation sentimentale » de Flaubert, et Kafka, et la Bible traduite par Chouraki... Tout dépend du nombre de mètres cubes que vous m'accordez... Tenez, je vais finir par vous dire Musset... que pourtant je déteste.
Le Quotidien : M. le ministre, une dernière question. Quand Valéry Giscard d'Estaing était Président de la République, il s'était choisi un hymne : « le Chant du départ ». Et vous ?
François Léotard : Ce serait, sans hésiter, « les Dragons de Noailles ». Vous savez pourquoi ? D'abord je les aime beaucoup et ils ont bercé une partie de mon enfance et puis ils donnent une image de la France : « Ils ont traversé le Rhin, rantanplan tirelire, avec monsieur de Turenne ». Vous comprenez bien que, pour moi, il ne s'agit pas d'envahir l'Allemagne, mais de regarder au loin, vers une France qui ne serait pas repliée sur elle-même. Quelle belle aventure !