Déclarations de M. François Léotard, ministre de la défense, sur la crise dans l'ex-Yougoslavie et la prévention des crises, à l'Assemblée nationale le 12 avril et au Sénat le 13 avril 1994.

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Circonstance : Déclaration du gouvernement sur la politique française en ex-Yougoslavie suivie d'un débat à l'Assemblée nationale le 12 avril et au Sénat le 13 avril 1994

Texte intégral

Assemblée nationale : 12 avril 1994

Monsieur le président,
Mesdames, messieurs les députés,

Le débat qui nous réunit aujourd'hui sur les leçons de la crise dans les Balkans, sur la prévention des conflits en Europe témoigne de la volonté du Gouvernement et, je crois, de la représentation nationale tout entière de développer un dialogue de fond sur nos engagements extérieurs.

Une telle discussion générale n'a pas eu lieu – je parle sous votre contrôle – depuis le mois de juin 1991, lorsque furent évoquées ici les principales leçons de la guerre du Golfe.

J'étais alors intervenu comme parlementaire à cette tribune, ce qui prouve que je suis personnellement – dois-je le répéter ? – très soucieux de l'information du Parlement dans ce domaine. Et nous nous attachons, mon collègue Alain Juppé et moi-même, ainsi que Michel Roussin, à des discussions régulières avec vos commissions sur ces sujets qui touchent à notre sécurité commune.

Il importe aussi de rendre compte à la représentation parlementaire dans son ensemble des opérations dans lesquelles des unités françaises sont engagées sur ordre du chef de l'État et du Gouvernement, de développer avec vous l'indispensable réflexion sur notre politique, notre stratégie et l'adaptation de nos moyens qu'appelle l'action extérieure de la France appuyée sur notre outil de défense.

Une démocratie – je le crois, et je sais que tel est aussi votre sentiment – s'honore lorsqu'elle met ses forces armées au service de la paix, lorsqu'elle rend compte au pays tout entier de leurs missions, lorsqu'elle dit la vérité, avec ses ombres et ses lumières, sur le conflit auquel die se trouve confrontée.

Je veux, d'emblée, saisir l'occasion qui m'est offerte de rendre hommage – avec vous, j'en suis convaincu – à l'action des hommes et des femmes qui servent dans nos forces. Dans la période troublée que nous traversons, nous devons presque chaque semaine prendre des décisions difficiles engageant souvent la vie de nos soldats. Permettez-moi d'avoir une pensée toute particulière, même si cela n'entre pas directement dans le cadre de notre débat d'aujourd'hui, pour nos soldats qui remplissent des missions difficiles au Rwanda ; l'opération à laquelle participent nos forces dans ce pays est exemplaire par son objectif – sauver des vies humaines –, par son déroulement – la rapidité, l'efficacité, la rigueur –, par les capacités humaines et professionnelles qu'elle révèle chez nos soldats, notamment des 3e et 8e régiments d'infanterie de marine, mais aussi des autres unités, notamment des transports aériens, qui se sont trouvés dans des conditions extraordinairement difficiles.

Vous me permettrez également d'avoir une pensée toute particulière pour nos morts et pour les 300 blessés que la crise yougoslave a malheureusement provoqués dans nos rangs.

Leur engagement et leur sacrifice perpétuent la tradition, faite d'honneur et de courage, de l'histoire militaire de notre pays avec des objectifs et sur des théâtres très souvent nouveaux pour eux-mêmes, mais toujours – je tiens à le dire devant vous – avec l'élan, la générosité et la détermination dont sait faire preuve notre jeunesse lorsqu'on lui propose de servir son pays.

Alain Juppé vient d'évoquer le rôle de notre diplomatie face aux risques de crise. Je souhaite décrire la place de notre outil militaire dans le contexte nouveau de la sécurité européenne.

Nos forces armées sont-elles adaptées au bouleversement considérable de l'environnement international ? Ont-elles tiré les leçons de ces premières crises de « l'après-guerre froide » ? S'adaptent-elles aux missions de prévention, qui constituent de plus en plus un volet essentiel de notre politique de sécurité et de défense ?

Une analyse un peu superficielle de la guerre du Golfe avait pu faire croire à certains, de façon un peu fugitive, que l'essentiel de notre sécurité se jouait désormais hors d'Europe, dans des conflits de très haute technologie et d'un type nouveau, selon une logique de confrontation entre un Nord et un Sud se substituant un peu trop aisément à l'antagonisme Est-Ouest, au nom d'une approche par blocs de puissances, que, pourtant, la France a constamment refusée.

Le conflit en ex-Yougoslavie – plus de 200 000 morts à l'heure où je parle –, la tragédie de Vukovar dès novembre 1991, les guerres dans le Caucase, le potentiel de crise en Europe centrale et orientale ont rapidement montré que la sécurité européenne resterait au centre de nos préoccupations. C'est là, en effet, Je le crois, notre premier défi.

En même temps, la guerre des villes, la stratégie de bombardements massifs pratiqués par certains belligérants, la cruauté, la guérilla entre milices et les exactions fratricides de toutes sorte ont fait resurgir l'horreur des guerres européennes. C'est un dur, un très dur retour aux réalités qui devait poser d'innombrables problèmes aux forces – les nôtres souvent – chargées de maintenir la paix, en particulier les forces terrestres et aériennes.

L'Europe découvrait également avec stupéfaction un Sud, au centre et à l'est du continent, ravagé par plusieurs décennies de gestion autoritaire. Elle apprenait qu'il serait périlleux de bien gérer l'héritage militaire, en particulier nucléaire, laissé par l'Union soviétique. Elle voyait avec angoisse se manifester sur son sol des risques sérieux de diffusion des armes de destruction massive.

La guerre en ex-Yougoslavie représente, hélas ! sans doute un archétype des crises futures, en Europe. Mais avant d'en aborder les principales caractéristiques et les principales leçons, il me faut, vous le comprendrez, évoquer devant la représentation nationale la plus brûlante, celle qui est dans les esprits d'aujourd'hui et dans l'actualité de ce jour.

Depuis le 29 mars, l'artillerie, les blindés, l'infanterie serbes ont déclenché une action offensive dans la poche de Gorazde, pourtant déclarée zone de sécurité par les résolutions 824 et 836 du Conseil de sécurité. Ces résolutions autorisent les Casques bleus à recourir à la force, y compris aérienne, « en riposte à des bombardements, à des incursions armées ou si des obstacles délibérés étaient mis à l'intérieur de ces zones à l'action de la FORPRONU ».

Celle-ci, commandée par un général français, le général de Lapresle, a demandé et obtenu l'intervention des forces aériennes alliées. Il s'agit une fois de plus d'utiliser la force ou la menace de la force au service d'un processus de paix. Nous ne pouvions laisser se poursuivre les agressions contre Gorazde, particulièrement dans les derniers jours. À nouveau, les villages incendiés, le cortège des ruines, les cadavres des femmes et des enfants, les blessés entassés dans l'hôpital qui domine la Drina, soulèvent un vaste et légitime mouvement d'indignation et de révolte. Nous refusons que Gorazde devienne un nouveau Vukovar.

Les actions aériennes des avions alliés sont mesurées pour laisser toutes ses chances à la négociation rapide d'un cessez-le-feu. Mais on retrouve ici des caractéristiques désormais familières dans la gestion des crises nouvelles : une liaison étroite entre un processus de négociation et une action militaire multinationale ; une articulation nouvelle entre l'organisation des Nations unies et une alliance militaire; une présence américaine limitée mais souvent déterminante ; une omniprésence sur le terrain des unités et des moyens des puissances européennes ; une opération de maintien de la paix d'une dimension et d'une complexité sans précédent dans l'histoire des Casques bleus. En même temps, pour la première fois depuis 1945, l'aviation alliée est intervenue dans les missions de combat en Europe.

Les événements en cours à Gorazde, tout en démontrant la poursuite insensée de l'épuration ethnique, marquent sans doute un nouveau tournant dans la crise des Balkans. Soit la détermination de la communauté internationale sera comprise par toutes les factions ; la voie sera alors ouverte à la suspension des combats et à la reprise des négociations, comme l'a indiqué le ministre des affaires étrangères à l'instant, pour la zone de Gorazde et pour l'avenir de la Bosnie. Soit, à l'inverse, l'entêtement de quelques-uns et peut-être les consignes aussi de certaines factions militaires rendront nécessaires à nouveau l'emploi de la force, avec la montée en puissance militaire que cela impliquerait et avec, vous l'imaginez bien, les risques qui pourraient en résulter.

Il importe de replacer clairement notre action dans sa perspective politique générale. À cet égard, l'action militaire du Gouvernement répond à quatre objectifs conformes aux principes que vient d'évoquer M. Alain Juppé : les bombardements de la ville et les agressions dans la zone de sécurité qui menacent et la sécurité de la population et celle des Casques bleus doivent cesser sans délai ; les Serbes doivent revenir aux positions qui étaient les leurs avant le début de leur offensive ; la FORPRONU doit être mise en mesure de déployer les moyens nécessaires pour assurer la surveillance de la zone et la mise en œuvre des retraits, après avoir établi une ligne de démarcation claire des périmètres de sécurité ; enfin, le statut de la zone de Gorazde doit être inséré dans la négociation globale sur la Bosnie que nous appelons de nos vœux, négociation qui doit être relancée sous l'égide de l'Union européenne, de la Russie et des États-Unis.

Mesdames, messieurs les députés, je l'ai pour ma part répété à plusieurs reprises : il n'y a pas de solution militaire au conflit bosniaque – pas plus à Gorazde qu'à Sarajevo, pas plus à Bihac qu'à Maglaj, à Tuzla ou ailleurs. Notre démarche est politique. Elle doit être connue. Elle sera mise en œuvre avec détermination par le Gouvernement et avec nos alliés.

Plus généralement, je voudrais présenter devant vous les premières leçons de près de trois ans de gestion de crise en Europe du point de vue de notre défense.

Nos moyens militaires ont en effet été constamment sollicités en relais et en appui de notre action diplomatique, ce qui est bien entendu la règle dans une grande démocratie comme la nôtre.

Nous faisons progressivement – mais, c'est vrai, nous le reconnaissons, avec difficulté – prendre en compte dans les résolutions de l'ONU les impératifs de l'action militaire : un mandat et des objectifs clarifiés, car ils conditionnent la définition des missions de nos forces ; une organisation du commandement efficace, qui traduise le poids des contributions réelles de chacun des États ; des moyens en équipement adaptés à des missions de plus en plus complexes dans des environnements de guerre et non plus pour la surveillance de cessez-le-feu établis.

À plusieurs reprises depuis un an, la France est intervenue au Conseil de sécurité auprès du secrétariat général de l'ONU, sur le théâtre également, pour faire prévaloir les exigences liées à la crédibilité et à la sécurité de nos forces ; pour les doter, par exemple, des moyens en blindés, en appui feu qui leur sont indispensables ; pour soutenir les demandes de nos officiers sur place en faveur de procédures de décision plus rapides ou d'un meilleur soutien de la structure des Nations unies à leur action. C'est ainsi que le Premier ministre a écrit au secrétaire général des Nations unies, M. Boutros-Ghali, pour lui demander de veiller à l'efficacité des procédures de recours à l'appui aérien pour la sécurité de nos forces.

Dans le même temps – et je crois que ceci est nouveau – l'organisation politique que sont les Nations unies et l'organisation militaire qu'est l'Alliance atlantique ont appris à travailler ensemble en Europe et à s'épauler l'une l'autre : à la première revient la définition du cadre politique et des objectifs généraux, la légitimation aussi du recours à la force ; à la seconde incombe la tâche de déployer et de mettre en œuvre les outils militaires les plus efficaces dès lors que le risque s'accroît pour les forces ou lorsque l'action dissuasive devient indispensable pour l'application du mandat – c'était le cas, vous vous en souvenez, il y a quelques semaines à Sarajevo.

D'autres enseignements, plus techniques, sont certainement à retirer de notre action en Yougoslavie : plusieurs ont été soulignés dans le récent rapport du sénateur Trucy, et nous appliquerons un certain nombre des recommandations qui y figurent.

J'ai moi-même, en juillet 1993, remis à M. Boutros-Ghali un mémorandum français présentant nos principales propositions de réforme destinées à améliorer l'expertise militaire mise au service du Conseil de sécurité.

De même, le Premier ministre, M. Édouard Balladur, a fait part à Zagreb, il y a peu de temps, en ma présence, des observations très fermes qu'appelait le retard de la mise en action aérienne lorsque nos forces faisaient appel à elle.

Nos propositions mettent l'accent sur la nécessité de renforcer les moyens dont dispose l'ONU pour planifier et suivre les opérations qui ont lieu sous son égide ; sur les efforts à réaliser pour améliorer l'homogénéité et l'entraînement des contingents nationaux, trop souvent réunis dans des ensembles un peu hétéroclites ; sur les précisions et la netteté qu'il convient d'apporter à la définition des règles d'engagement de nos forces pour l'accomplissement de leur mandat ou dans des situations de légitime défense.

Mesdames, messieurs les députés, plus de 9 500 Français de toutes les forces armées sont présents sur le théâtre des Balkans, dont 6 300 au titre de la force de protection des Nations unies commandée par le général de Lapresle, pour des missions caractérisées par leur extrême diversité : aide humanitaire, interposition, soutien logistique, surveillance et appui aériens, contrôle de l'embargo et, récemment, réhabilitation des villes. Parmi eux, figure, je tiens à le souligner devant vous, une proportion importante de jeunes appelés, dont les unités font la preuve, d'une façon tout à fait admirable, qu'ils peuvent soutenir sans difficulté la comparaison avec leurs frères d'armes, militaires de carrière. Cette égalité dans les missions et dans la dignité me paraît la meilleure réponse aux réticences et aux doutes sur l'utilité du service national.

Le drame bosniaque et la crise qui a atteint les Balkans sont un enjeu essentiel pour l'Europe. Dès lors que tant d'intérêts sont en jeu à l'échelle de l'équilibre stratégique futur du continent, cet engagement de nos jeunes compatriotes me paraît justifié.

La foi et la passion de ceux qui servent là-bas, à Sarajevo, à Bihac, à Glina, à Zagreb, en Adriatique, dans le ciel de Bosnie, en Croatie, sont une garantie. Comment la nation se désintéresserait-elle de ce qui est à l'œuvre aujourd'hui sur ce théâtre ?

D'autres leçons doivent être tirées des conflits de ces dernières années sur le plan de nos capacités militaires et de nos moyens d'intervention.

D'abord, ces conflits mettent en évidence l'importance stratégique, à tous les stades de la prévention et de la conduite des crises, du renseignement. Le Livre blanc en fait une capacité prioritaire. La future loi de programmation représentera une première traduction de ces choix. Les moyens spatiaux militaires – en priorité l'observation avec les programmes Hélios I, Hélios II et Osiris – seront privilégiés dans la loi que j'aurai l'honneur de vous présenter. Afin que la chaîne soit complète – du niveau stratégique au niveau tactique – les moyens techniques et humains du renseignement seront également renforcés.

Ensuite, je crois qu'il nous faut accorder exactement la nature et le niveau de nos engagements militaires avec ceux des intérêts que nous avons à défendre. La défense de nos intérêts vitaux et de nos intérêts stratégiques en Europe, dans le bassin méditerranéen, au Moyen-Orient, ou pour la protection de nos voies d'approvisionnement est pour le Gouvernement prioritaire. Reste à mieux hiérarchiser nos interventions au nom de nos intérêts de puissance, de la défense du rang de la France dans le monde, de ses valeurs éthiques, juridiques ou culturelle.

Mais la question la plus forte de toute politique de défense est celle-ci : que défendons-nous au-delà même de nos intérêts immédiats ?

S'agissant de la Yougoslavie, je crois que l'on peut dire qu'il s'agit d'une certaine conception de l'Homme, du refus de la haine ethnique ou religieuse, du refus de la primauté de la force sur le droit, de la volonté de défendre la dignité de la femme et de l'enfant, d'une certaine conception de l'Europe, comme l'a évoqué le ministre des affaires étrangères, et, enfin, d'une certaine conception de la France et de ses responsabilités.

Nous devons préciser également le cadre international dans lequel doivent s'inscrire nos actions, outre celui, général et universel, des Nations unies. Et c'est ici, bien entendu, qu'intervient notre ambition pour la défense européenne. Le corps européen en est déjà le symbole; il doit en devenir l'instrument par excellence. Une priorité sera accordée à sa mise en condition opérationnelle.

Les autorités politiques européennes et alliées sont également à la recherche d'instruments souples de commandement et de conduite des opérations. Les réflexions qui ont été engagées à l'OTAN et à l'UEO depuis le sommet de l'Alliance, le 11 janvier dernier, doivent permettre de trouver des solutions, qu'il s'agisse des centres de commandement adaptés pour des groupes de force multinationaux et interarmées, des projets de forces aéromaritimes et de forces d'intervention européenne placées sous l'égide de l'UEO.

Enfin, l'importance désormais cruciale de la mobilité stratégique des forces de projection, de l'action dans la troisième dimension, est apparue en pleine lumière. Dans ces domaines, comme dans les autres, la loi de programmation sera en totale et parfaite cohérence avec le Livre blanc.

Pour finir, mesdames, messieurs les députés, il me paraît important de souligner les moyens que le ministère de la défense met en œuvre au service de la prévention des crises.

D'abord, comme je l'ai dit à l'instant, priorité est accordée aux moyens de renseignement et d'analyse. L'effort consenti pour la direction du renseignement militaire, pour la DGSE, l'action de la délégation aux affaires stratégiques ainsi que les cellules de crise mises en place à l'état-major des armées doivent permettre d'assurer une meilleure prévision et un meilleur suivi des actions politiques et militaires, ainsi qu'une capacité d'initiative renforcée.

Ensuite, une politique de coopération est développée systématiquement avec les pays d'Europe centrale et orientale. Un réseau très dense d'accords bilatéraux portant sur tous les domaines de la défense a été développé et mis en œuvre depuis deux ans. Je m'attache pour ma part à lui donner une impulsion nouvelle. C'est en effet à travers la multiplication des liens de tous ordres avec les armées et les administrations de ces pays que s'établira, de fait, la solidarité qui est le préalable indispensable à notre sécurité commune. À cet égard, comme le souligne le Livre blanc, il n'est pas possible – et je le dis avec force devant la représentation nationale – de maintenir nos dépenses de coopération militaire avec ces mêmes États à un pourcentage inférieur, comme aujourd'hui, à 2 % de la totalité de nos dépenses dans ce domaine.

La participation des armées et de la délégation générale pour l'armement à la surveillance de l'application des traités de désarmement, au programme d'aide au démantèlement des armes nucléaires russes, à la mise en application des régimes de lutte contre la prolifération est une autre contribution très significative de la défense à la politique générale de prévention.

La phase de transition stratégique dans laquelle nous sommes entrés appelle un effort constant de restrictions, de remises en cause et d'adaptations.

Le Livre blanc sur la défense est sans aucun doute venu clarifier nos principales orientations politiques.

Et pour autant, nous devrons faire face en permanence dans les années qui viennent à plusieurs paradoxes.

Premier paradoxe. Avant 1989, la guerre était préparée mais elle n'avait pas lieu. Aujourd'hui, elle est plus difficile à préparer parce que beaucoup moins prévisible, et les moyens de nos forces armées ne cessent d'être sollicités non plus pour des actions à proximité du territoire national mais pour des actions à distance, plus éloignées, là où se défend désormais la première ligne de notre sécurité.

Deuxième paradoxe. Au moment où s'élaborent des concepts tels que celui du « zéro mort », la mort revient sur nos écrans mais aussi devient plus proche de nous – nous nous souvenons du premier militaire français mort en situation de combat sur le continent européen en 1992, le premier depuis 1945 ! C'est toute la question, qui heurte au plus profond nos sociétés modernes, de l'acceptation ou non du sacrifice.

Troisième paradoxe. À l'époque de la mondialisation, de l'ouverture exponentielle des échanges, de la multiplication des flux commerciaux et immatériels surgissent ou resurgissent le nationalisme le plus tribal, le repli sur soi, l'affirmation ethnique et le fanatisme religieux.

Quatrième paradoxe enfin. La surenchère technologique et les sophistications électroniques sont confrontées aujourd'hui à la guerre des tranchées, aux villages brûlés, à la guerre des villes, aux guérillas et à l'atrocité des campagnes dévastées.

Mesdames, messieurs les députés, nous sommes incontestablement entrés dans une période de déstabilisation, de déstructuration, de destruction même de l'ordre ancien. Les sociétés traditionnelles en Europe, et en Afrique également, subissent de plein fouet cette bourrasque. Mais les individus également.

Dans un monde troublé, aux menaces indécises et plurielles, aux contours mal définis, c'est l'homme lui-même qui devient ou redevient le principal acteur du renouveau ou du déclin, du succès ou de l'échec, l'homme avec sa culture, sa formation, sa générosité, le sentiment qu'il a simplement de, son histoire, de sa communauté et de sa culture. Cet homme-là –  le Français d'aujourd'hui –, nous devons faire en sorte les uns et les autres qu'il soit conscient des enjeux de sa sécurité, de la défense de son territoire, de ses intérêts, de sa langue et du rayonnement de son pays.

Puisse ce débat, mesdames, messieurs les parlementaires, donner à nos jeunes compatriotes le sens aigu de notre histoire, le désir de servir leur pays et la volonté constante d'en assumer la mémoire et d'en assurer la pérennité.


Allocution sur la crise en ex-Yougoslavie et la prévention des crises, devant le Sénat, le 13 avril 1994

Monsieur le Président, 
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,

La discussion que nous avons, dans son esprit, son sujet, sa forme n'a pas eu lieu depuis le mois de juin 1991, date à laquelle nous avions tiré, ensemble, les principales leçons de la guerre du Golfe. Je suis, vous le savez, très soucieux de l'information du Parlement dans ce domaine. Nous nous prêtons volontiers, mon collègue Alain Juppé et moi-même, à des discussions régulières avec vos commissions et nous répondrons volontiers aux questions des orateurs.

Une démocratie s'honore lorsqu'elle met ses forces armées au service de la paix, lorsqu'elle rend compte au pays tout entier de leurs missions, lorsqu'elle dit la vérité – avec ses ombres et ses lumières – sur les conflits auxquels elle se trouve confrontée.

À l'heure où je m'exprime, nos soldats achèvent une mission difficile au Rwanda. L'opération à laquelle nos forces viennent de participer est exemplaire sur le plan militaire, tant par son objectif – sauver des vies humaines – par son déroulement : rapidité, efficacité, rigueur – par les capacités professionnelles et humaines de nos soldats.

Je saisis d'emblée l'occasion que vous me donnez pour rendre hommage, avec vous, à l'action des hommes et des femmes qui servent dans nos forces armées. Nous devons, dans la période troublée que nous traversons, prendre chaque jour des décisions difficiles, qui engagent souvent la vie de ces soldats.

Leur engagement et pour certains leur sacrifice, dans les Balkans, perpétuent la tradition, faite d'honneur et de courage de l'histoire militaire de notre pays. Avec des objectifs différents, sur des théâtres souvent nouveaux, mais toujours avec l'élan, la générosité, la détermination dont sait faire preuve notre jeunesse, lorsqu'on lui propose de servir.

Alain Juppé vient d'évoquer le rôle de notre diplomatie face aux crises. Il me revient de décrire la place de notre outil militaire, dans le contexte nouveau de la sécurité européenne. Nos forces armées se sont-elles adaptées aux bouleversements de l'environnement international ? Comment ont-elles tiré les leçons de ces premières crises de l'après-guerre froide ? Comment s'adaptent-elles aux missions de prévention, qui constituent de plus en plus un volet essentiel de notre politique de sécurité et de défense ?

Une analyse superficielle de la guerre du Golfe avait pu faire croire à certains que l'essentiel de notre sécurité se jouerait désormais hors d'Europe, dans des conflits de très haute technologie, selon un mode de confrontation entre un « Nord » et un « Sud » qui se serait substitué à l'antagonisme Est-Ouest.

Le conflit dans les Balkans, les 200 000 morts que j'évoque ici, la tragédie de Vukovar, dès novembre 1991, les guerres dans le Caucase, le potentiel de crises en Europe centrale et orientale ont rapidement montré que la sécurité européenne resterait au centre de nos préoccupations. C'est bien là, en effet, le premier défi.

En même temps, la « guerre des villes », la stratégie de bombardements massifs pratiquée par certains belligérants, la guérilla entre milices, les exactions fratricides de toutes sortes ont fait resurgir une violence, une cruauté, une inhumanité que l'Europe avait pensé rejeter de son horizon.

La guerre dans les Balkans représente sans doute l'archétype des crises futures en Europe. Avant d'en aborder les principales caractéristiques et d'en tirer les principales leçons, il me faut évoquer l'actualité la plus brûlante. Elle est dans tous les esprits d'aujourd'hui.

Depuis le 29 mars, l'artillerie, les blindés et l'infanterie serbes ont déclenché une action offensive dans la poche de Gorazde, pourtant déclarée zone de sécurité par les résolutions 824 et 836 du Conseil de sécurité. Ces résolutions autorisent les Casques bleus à recourir à la force, y compris aérienne, je cite : « en riposte à des bombardements, à des incursions armées, ou si des obstacles délibérés étaient mis, à l'intérieur de ces zones, à l'action de la Forpronu ».

Celle-ci, commandée par le Général de Lapresle, a demandé et obtenu l'intervention des forces aériennes alliées.

Comme vous le savez, les actions aériennes des avions alliés ont été, jusque ici, mesurées pour laisser toutes ses chances à la négociation rapide d'un cessez-le-feu.

J'insiste cependant sur un fait : pour la première fois depuis 1945, l'aviation alliée est intervenue dans des missions de combat, en Europe.

Les événements en cours à Gorazde, marquent, sans doute, un nouveau tournant dans la crise des Balkans. Soit la détermination de la communauté internationale est comprise par toutes les factions, et la voie serait, alors, ouverte à la suspension des combats et à la reprise des négociations, pour la zone de Gorazde et pour toute la Bosnie.

Soit, à l'inverse, l'entêtement de quelques-uns, la poursuite insensée de l'épuration ethnique, peut-être les consignes de certaines factions militaires, rendent nécessaire, à nouveau, l'emploi de la force. Avec la montée en puissance militaire que cela impliquerait. Avec les risques qui peuvent en résulter.

Rien ne me paraît plus important, aujourd'hui et devant le Sénat, que de replacer notre action dans sa perspective politique générale. Tel est l'objet de l'initiative de la France au Conseil de sécurité, évoquée par monsieur le ministre des Affaires étrangères. Les décisions du gouvernement répondent à quatre objectifs.

Premier objectif : les bombardements de la ville et les agressions dans la zone de sécurité, qui menacent la population et les Casques bleus, doivent cesser sans délai.

Deuxième objectif : les Serbes doivent revenir aux positions qui étaient les leurs avant le début de leur offensive.

Troisième objectif : la Forpronu doit être mise en mesure de déployer les moyens nécessaires pour assurer la surveillance de la zone et la mise en œuvre des retraits, après avoir établi une ligne de démarcation claire du périmètre de sécurité.

Quatrième objectif : le statut de la zone de Gorazde doit être inséré dans la négociation globale sur la Bosnie que nous appelons de nos vœux ; celle-ci doit être relancée sous l'égide de l'Union Européenne, de la Russie et des États-Unis.

Mesdames et messieurs, je l'ai répété à plusieurs reprises : il n y a pas de solution militaire au conflit bosniaque. Pas plus à Gorazde qu'à Sarajevo, Bihac, Maglaj, Tuzla ou ailleurs. Notre démarche est politique. Elle sera appliquée avec détermination par le Gouvernement, avec nos alliés.

Le drame bosniaque, la crise qui a atteint les Balkans sont un enjeu essentiel pour l'Europe. Dès lors que tant d'intérêts sont en jeu, à l'échelle de l'équilibre stratégique futur du continent, notre engagement me paraît justifié.

Plus de 9 500 Français, de toutes les forces armées, sont présents sur le théâtre des Balkans, dont 6 300 au titre de la Force de Protection de l'ONU. Pour des missions caractérisées par leur diversité : aide humanitaire, interposition, soutien logistique, surveillance et appui aérien, contrôle de l'embargo, réhabilitation des villes.

Parmi eux, une proportion importante d'appelés, dont les unités font la preuve, d'une façon admirable, qu'ils peuvent soutenir sans difficultés la comparaison avec leurs frères d'armes, militaires de carrière.

Le moment me semble à présent venu de tirer les leçons de près de trois ans de crises, du point de vue de la défense.

Nous faisons, progressivement, avec difficultés quelquefois, prendre en compte, dans les résolutions de l'ONU, les impératifs de l'action militaire. Ils supposent un mandat et des objectifs clarifiés, qui conditionnent la définition des missions de nos forces ; une organisation du commandement efficace qui traduise le poids des contributions réelles des États ; des moyens en équipements qui soient adaptés à des missions de plus en plus complexes, dans des environnements de guerre.

À plusieurs reprises, depuis un an, la France est intervenue au Conseil de sécurité, auprès du secrétariat général de l'ONU, sur le théâtre, pour faire prévaloir les exigences liées à la crédibilité et à la sécurité des forces. Pour les doter, par exemple, des moyens blindés ou d'appui-feux indispensables. Pour soutenir les demandes de nos officiers sur place, en faveur de procédures de décisions plus rapides, ou d'un meilleur soutien de la structure des Nations Unies à leur action.

Le Premier ministre a ainsi écrit au Secrétaire Général, M. Boutros Ghali pour lui demander de veiller à l'efficacité des procédures de recours à l'appui aérien pour la sécurité de nos forces.

Le sénateur François Trucy, parlementaire en mission a rédigé un rapport dont je veux dire la clarté et l'intelligence sur ces questions. J'ai moi-même remis, en juillet 1993, à M. Boutros Ghali, un mémorandum français qui présentait les premières propositions de réforme destinées à améliorer l'expertise militaire mise au service du Conseil de sécurité.

Ces deux documents que j'évoque mettent l'accent sur la nécessité de renforcer les moyens dont dispose l'ONU, pour planifier et suivre les opérations qui ont lieu sous son égide.

Réfléchissons à la réactivation de l'état-major de l'ONU évoqué, par la Charte. Des efforts doivent être entrepris pour améliorer l'homogénéité et l'entraînement des contingents nationaux, trop souvent réunis dans des ensembles hétéroclites ; pour définir des règles d'engagement de nos forces, pour l'accomplissement de leur mandat, ou dans les situations de légitime défense.

Plus généralement, au-delà de la crise des Balkans, d'autres leçons doivent être tirées des conflits de ces dernières années, sur le plan de nos capacités militaires et de nos moyens d'interventions.

C'est, d'abord, l'importance stratégique du renseignement, à tous les stades de la prévention et de la conduite des crises, est confirmée.

Le Livre Blanc en fait une capacité prioritaire. La future loi de programmation représentera une première traduction de ce choix. Les moyens spatiaux militaires, en priorité l'observation avec les programmes Hélios I, Hélios II et Osiris, seront privilégiés.

Ensuite, il nous faut accorder exactement la nature et le niveau de nos engagements militaires avec les intérêts que nous avons à défendre ou à promouvoir.

La défense de nos intérêts vitaux et de nos intérêts stratégiques, en Europe, dans le Bassin méditerranéen, au Moyen-Orient, on pour la protection de nos voies d'approvisionnement, est prioritaire.

Reste à mieux hiérarchiser nos interventions au nom de nos intérêts de puissance, de la défense du rang de la France, de ses valeurs éthiques, juridiques et culturelles.

La question la plus forte de toute politique de défense, est celle que je pose, en fait, devant vous : que défendons-nous en effet, outre nos intérêts ? C'est une conception de l'homme, du refus de la haine ethnique ou religieuse, du primat de la force sur le droit, de la dignité de l'homme. C'est une conception de l'Europe. C'est une conception de la France, de son histoire qui lui confère des responsabilités singulières.

En troisième lieu, nous devons préciser le cadre international dans lequel inscrire nos actions.

L'organisation politique que sont les Nations Unies et l'organisation militaire qu'est l'Alliance atlantique ont appris à travailler, ensemble, en Europe. À s'épauler l'une l'autre.

À la première, revient la définition du cadre politique, des objectifs généraux ; la légitimation, aussi, du recours à la force militaire. À la seconde, la tâche de déployer et de mettre en œuvre les outils militaires les plus efficaces : dès lors que le risque s'accroît pour les forces, ou lorsque l'action dissuasive devient indispensable pour l'application du mandat, comme ce fut le cas à Sarajevo.

C'est ici, bien entendu, qu'intervient notre ambition pour la défense européenne.

Le Corps européen en est, déjà, le symbole. Il doit en devenir l'instrument par excellence, avec l'aide de nos partenaires allemands, belges et espagnols.

Les autorités politiques, européennes et alliées, sont également à la recherche d'instruments souples de commandement et de conduite des opérations. Les réflexions engagées à l'OTAN et à l'UEO depuis le sommet de l'Alliance du 11 janvier vont dans le bon sens.

C'est l'idée des centres de commandement adaptés pour des groupes de forces multinationaux et interarmées. Ce sont les projets de force aéromaritimes, de forces d'intervention européennes, sous l'égide de l'UEO.

Sur la base des principes agréés le 11 janvier par les chefs d'État et de Gouvernement de l'Alliance, la France participe à ces discussions, sur les futures structures militaires adaptées aux enjeux de la sécurité européenne.

La loi de programmation, dans ces domaines comme dans les autres, sera cohérente avec le Livre blanc. Elle représente, sur six ans, un premier effort pour le traduire dans les faits ; un effort exceptionnel de réponse aux crises, à travers la modernisation de notre défense. J'y reviendrai, prochainement, devant la représentation nationale.

Le ministre de la Défense met en œuvre, au service de la prévention des crises, des moyens importants.

Nous accordons la priorité aux moyens de renseignement, d'analyse, de prévision Nous développons la politique de coopération avec les pays d'Europe centrale et orientale. Elle s'appuie sur un réseau très dense d'accords bilatéraux, portant sur tous les domaines de la défense.

À travers la multiplication des liens de tous ordres avec les armées et les administrations de ces pays s'établira, de fait, la solidarité qui est le préalable indispensable à notre sécurité commune.

La participation des Armées et de la Délégation générale pour l'Armement à la surveillance de l'application des traités de désarmement, aux programmes d'aide au démantèlement des armes nucléaires russes, à la mise en application des régimes de lutte contre la prolifération est une autre contribution, significative, de la Défense à la politique générale de prévention.

La phase de transition stratégique dans laquelle nous sommes entrés appelle un effort constant de réflexion, de remise en cause, d'adaptation. Nous devrons, en effet, faire face en permanence à plusieurs paradoxes.

Premier paradoxe : avant 1989, la guerre était préparée. Mais elle n'avait pas lieu. Elle est plus difficile à préparer, parce que beaucoup moins prévisible, et les moyens de nos forces armées ne cessent d'être sollicités. Non plus pour des actions à proximité du territoire national. Mais pour des actions à distance, plus éloignées, là où se défend désormais la première ligne de notre sécurité.

Deuxième paradoxe : au moment où s'élaborent des concepts tels que le « zéro mort », la mort redevient proche de nous. C'est la question lancinante, qui heurte nos sociétés modernes, de l'acceptation ou non du sacrifice.

Troisième paradoxe : à l'époque de l'ouverture des échanges, de la multiplication des flux commerciaux et immatériels, surgissent ou resurgissent le nationalisme exaspéré, la guerre tribale, le repli sur soi, l'affirmation ethnique, le fanatisme religieux.

Quatrième paradoxe : la surenchère technologique, les sophistications de l'électronique sont confrontées à la guerre des tranchées, à la guerre des villes, aux guérillas, à l'atrocité des campagnes dévastées.

Mesdames et messieurs les Sénateurs, je voudrais conclure.

Nous sommes entrés dans une période de déstabilisation, de déstructuration, de destruction de l'ordre ancien.

Les sociétés traditionnelles, en Europe et en Afrique par exemple, subissent de plein fouet cette bourrasque.

Mais les individus également. Dans un monde troublé, aux menaces indécises et plurielles, aux contours mal définis, c'est l'homme lui-même qui devient – ou redevient – le principal acteur du renouveau ou du déclin, du succès ou de l'échec.

L'homme avec sa culture, sa formation, sa générosité, le sentiment qu'il a de son Histoire, de sa communauté, de sa culture.

C'est aussi tout cela qui est en cause aujourd'hui, pour les Européens que nous sommes.

À l'issue de ce débat, je souhaite que le Parlement français – et aujourd'hui le Sénat – apporte à l'ensemble de notre peuple les réflexions qui nous sont nécessaires.

Elles permettront à notre pays, de mieux comprendre la nature de son engagement, les objectifs qui sont poursuivis, et surtout les valeurs que, là-bas comme ici, nous nous efforçons de défendre.