Article de MM. Michel Rocard, premier secrétaire du PS, et Bernard Kouchner, ancien ministre de la santé et de l'action humanitaire, dans "Libération" du 19 avril 1994, sur la situation à Gorazde et la notion d'ingérence humanitaire, intitulé "Urgence d'Etat".

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Média : Libération

Texte intégral

Pendant que nous parlons des élections européennes, on tente de tuer l'esprit de l'Europe, d'exterminer des Européens.

D'abord une urgence humanitaire : accéder aux centaines de blessés qui se terrent dans les caves de la ville de Gorazde, hurlant vers nous, soigner, sauver les corps. La campagne européenne sera tâchée de sang, si nous laissons succomber les habitants de Gorazde.

Donc une urgence médiatique : les Serbes de Mladic ont compris la leçon ; ils interdisent les journalistes à Gorazde. Pas de caméra, pas d'indignation suffisante et l'opinion publique ne se manifeste pas assez.

Urgence militaire ensuite. Pourquoi la fermeté, finalement payante à Sarajevo, échouerait-elle à Gorazde ? Deux avions se sont manifestés. C'est peu pour le monde occidental.

Urgence politique enfin. L'Europe qui se cherche, a devant elle la meilleure occasion d'affirmer sa volonté : se battre pour ses valeurs devant ce que l'après communisme constitue en fascisme rouge et noir. Il ne s'agit pas seulement d'aider l'Est, il s'agit de nous sauver nous-mêmes. N'attendons pas que M. Jirinovski soit au pouvoir à Moscou pour arrêter la barbarie à Gorazde.

Début janvier nous avions, avec bien d'autres, affirmé qu'il fallait passer du cessez-le-feu proposé au cessez-le feu imposé. Ce qui valait pour Sarajevo vaut aujourd'hui pour tout le reste de la Bosnie.

Il faut d'extrême urgence que le gouvernement français reprenne l'initiative. Si chacun attend que l'autre bouge, tous resteront immobiles. Si la France prouve sa volonté, elle entraînera les autres. Il faut que l'humanitaire international, l'humanitaire national, le privé, tous les volontaires s'élancent, hurlent, interviennent et que, sans attendre, l'ONU monte, sous la pression de sa force, cette opération de la dernière chance. Faute d'avoir su prévenir les drames, que l'organisation internationale permette, au moins, qu'on les soulage !

Sans attendre les Américains qui finiront par venir, les armées européennes, donc les gouvernements, doivent prendre, dans le cadre du mandat de l'ONU, leurs responsabilités. Nous devons choisir entre la lâcheté et le courage. Nos décisions flageolantes n'impressionnent pas les Serbes de M. Karadzic. Il faut nous montrer plus déterminés à défendre la paix, qu'ils ne le sont à massacrer les Musulmans.