Interviews de M. Philippe Douste-Blazy, ministre délégué à la santé, dans "France soir" du 27 juillet 1994, "L'Express" du 28 et "Paris-Match" du 11 août, sur l'urgence humanitaire au Rwanda, l'intervention française dans le cadre de "l'opération Turquoise" et la nécessité de trouver une solution politique pour le retour des réfugiés dans leur pays.

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Circonstance : Voyage au Rwanda de M. Philippe Douste-Blazy du 22 au 25 juillet 1994 pour visiter les camps de réfugiés

Média : France soir - L'Express - Paris Match

Texte intégral

France Soir : 27 juillet 1994

France-Soir : Quel est votre diagnostic de médecin sur la situation des enfants dans les camps de réfugiés ?

Philippe Douste-Blazy : Leur état de santé est très préoccupant. Ils souffrent non seulement du choléra et du paludisme, mais aussi de la dysenterie, de rougeole, d'amibiase, de tuberculose. De plus, nombre d'entre eux sont des orphelins laissés à eux-mêmes. Il faut savoir qu'on découvre au matin des enfants qui ont été donnés par leurs parents. N'ayant plus de quoi manger, ceux-là les portent près d'un orphelinat ou d'une organisation humanitaire en se disant que comme cela au moins ils ne mourront pas de faim.

France-Soir : Ils sont les premières victimes des maladies…

Philippe Douste-Blazy : En fait, les enfants sont généralement plus résistants que leurs parents jusqu'au moment où ils sont atteints par la maladie. Dans le cas du choléra, ils se déshydratent beaucoup plus vite. Leurs regards sont vides. Vides d'espoir. Ils ont des gestes lents comme ceux des adultes. Ce ne sont plus des gestes d'enfants. Ils sont apathiques, et c'est impressionnant de voir certains d'entre eux le matin en sachant que le soir ils seront morts. Une fois contaminés, leurs chances de survie sont très faibles.

Mais on vient d'isoler – la souche de Vibrio cholérique. C'est très important car nous devons lutter contre la maladie avec les médicaments appropriés. Celle-là semble assez résistante aux antibiotiques.

France-Soir : Dans ces conditions, que deviendront ces orphelins s'ils reviennent chez eux au Rwanda ?

Philippe Douste-Blazy : C'est un vrai problème. Mais de toute façon, s'il n'y a pas d'action politique pour le faire revenir dans leurs pays, les réfugiés vont tous mourir. L'action humanitaire est nécessaire, mais elle n'est pas suffisante. Le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) doit permettre l'ouverture d'une route de l'espoir de Goma et de Bukavu vers le Rwanda. Il y a une récolte qui attend. Dans quinze jours, elle peut être finie. Mais les réfugiés ont peur de se faire tuer. Il faut mettre en place une radio qui les informe et les rassure.

France-Soir : Va-t-on évacuer des enfants vers la France ?

Philippe Douste-Blazy : Cela n'a pas été imaginé. Pour l'instant, nous parons au plus pressé. Et si nous n'arrivons pas à ouvrir cette route, nous assisterons à la catastrophe la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale. Les camps de réfugiés ne doivent pas se transformer en Camps de la mort. Ces enfants n'ont rien demandé, ni la guerre, ni la soif, ni la famine.


L'Express: 28 juillet 1994

L'Express : Quels sont les besoins des réfugiés pour les semaines à venir ?

Philippe Douste-Blazy : L'urgence est, d'abord, alimentaire. Les réfugiés ont beaucoup marché ; ils sont épuisés. Pour subvenir à leurs besoins quotidiens, il faudrait, à Goma, 500 tonnes de nourriture. Seules 200 leur parviennent, parce que l'aéroport est saturé. J'ai discuté avec des représentants du Programme alimentaire mondial afin de mettre au point une stratégie : l'envoi d'aliment de haute valeur énergétique, des barres caloriques qui occupent moins de volume. 100 tonnes par jour suffiraient.

Il faut aussi veiller à approvisionner les réfugiés en eau potable. Il fait très chaud à Goma, dans la journée. La ration de survie de chaque personne devrait être comprise entre 5 et 7 litres chaque jour. 10 millions de litres d'eau sont donc quotidiennement indispensables. Or 180 000 seulement sont distribués. La priorité : mette en place des unités de pompage, de filtrage et de distribution. Nous avons installé un tel dispositif grâce aux don des quatre grandes compagnies françaises de distribution d'eau. Nous avons également apporté des pastilles de chlore, nécessaires à l'assainissement de cette pompe à eau dans le lac Kivu : de quoi fournir une boisson potable à 1 million de personnes pendant un mois. Le choléra est essentiellement transmis par l'eau polluée, comme les dysenteries amibiennes.

L'Express : Qu'avez-vous vu du choléra, à Goma ?

Philippe Douste-Blazy : J'ai vu beaucoup de gens mourir. Ils marchaient, puis tombaient d'épuisement. Mais toutes ces morts sont-elles à mettre sur le compte du choléra ? Pas sûr. Cela fait trois mois que ces malheureux fuient. Ils sont dénutris, immunodéficients, souvent malades du sida, souffrent de tuberculose, de paludisme. C'est aux scientifiques et aux épidémiologistes de faire la part des choses, à présent. En ce qui concerne le choléra, il est urgent d'acheminer des flacons de Ringer, contenant du liquide de réhydratation. Nous en avons apporté 20 000, mais il en faut 8 000 par jour. Problème énorme, puisqu'il n'en existe plus aucun stock dans le monde. Enfin, pour assainir la situation, il est nécessaire de construire des latrines : on évalue les besoins à 60 000. Il a fallu aussi creuser dans le sol volcanique dur de la région de Goma des fosses communes et enterrer quelque 100 000 cadavres. Tâche à laquelle s'est employée l'armée française.

L'Express : Cette situation est intenable. Vous prônez le retour au Rwanda. Dans quelles conditions ?

Philippe Douste-Blazy : Les réfugiés ont une peur panique de rentrer chez eux. Ils craignent d'y être massacrés. Le Rwanda est vide d'habitants et les récoltes sont mûres. Ces gens doivent retourner dans leur pays : c'est à Goma qu'ils risquent plus sûrement de mourir. J'appelle la communauté internationale à créer une radio, sous l'égide du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), qui permettrait de développer de véritables informations, capables de combattre les rumeurs alarmistes qui circulent. Mais cela n'est pas tout : organiser le retour demande une réelle volonté politique. La solution ? Aménager entre les camps zaïrois et le Rwanda une route de l'espoir. Elle serait jalonnée par des points de ravitaillement et des centres d'information sur la sécurité. Cela suppose un accord du nouveau gouvernement rwandais, l'assurance que des représailles ne seront pas exercées sur les Hutus particulièrement. L'ONU, le HCR et les organisations non gouvernementales pourraient aider à la réalisation du projet. Le Quai d'Orsay a établi des contacts permanents avec ces organisations et le Front patriotique du Rwanda. Si cette route de la survie n'est pas organisée, nous assisterons à la plus grande catastrophe humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale.

L'Express : Estimez-vous que les organisations non gouvernementales ont été efficaces ?

Philippe Douste-Blazy : Certaines ONG se sont montrées réservées au début du conflit, comme Médecins du monde, qui commence seulement à envoyer des volontaires en nombre important. D'autres ont accompli d'emblée un travail admirable dans l'horreur des camps. C'est le cas de Caritas, l'AICF (association internationale contre la faim), du CICR (Comité internationale de la Croix-Rouge) et de bien d'autres encore. Quelques ONG se trouvent actuellement au Rwanda afin d'aménager des postes sanitaires sur la route du retour.

L'Express : Le mandat de l'ONU concernant la mission militaire française cesse le 22 août. Que va-t-il se passer ?

Philippe Douste-Blazy : L'opération « Turquoise » doit laisser la place à une mission de solidarité internationale. Les militaires français ont accompli leur tâche. Ils ont constitué une force de protection efficace contre le génocide dont étaient victimes des Tutsis. Ils ont agi dans un grand souci d'équilibre entre les communautés hutu et tutsi, ne déviant jamais de leur but. Dans la zone humanitaire qu'ils ont créée vivent 1,5 million de personnes. Si la communauté internationale ne prend pas le relais, toutes vont à leur tour quitter le Rwanda et aggraver encore la catastrophe. Les gouvernements des autres pays doivent prendre leurs responsabilités morales et politiques. Sinon, l'opération Turquoise aura perdu son sens.


Paris-Match : 11 août 1994

Paris-Match : Alors aujourd'hui d'autres pays, dont les États-Unis et la Grande-Bretagne, arrivent en renfort au Rwanda, quel regard portez-vous sur le rôle de la France dans cette crise ?

Philippe Douste-Blazy : Je n'ai pas peur de dire que la France a œuvré de façon historique. C'est la première fois que nos soldats sont envoyés en mission pour protéger des personnes sans tirer un seul coup de feu. Bien sûr, nous avons été très critiqués. La communauté internationale a même voulu faire croire que la France tentait de racheter ses bévues passées au Rwanda. En fait après une guerre de trois ans, un génocide de trois mois et un formidable exode de quelques jours, la France est le seul pays à avoir réagi aussi vite. Et maintenant que la plupart des pays occidentaux ont compris l'ampleur du drame, on s'aperçoit que nous avons joué un rôle pionnier.

Paris-Match : Pourtant la France n'a-t-elle pas longtemps soutenu le régime en place ?

Philippe Douste-Blazy : Mettre en cause la seule politique française en Afrique ne sert à rien. Si procès il doit y avoir, c'est à l'ensemble des pays riches présents sur ce continent qu'il faut s'en prendre.

Paris-Match : Mitterrand vous a rendu hommage lors du Conseil des ministres qu'il a présidé quelques jours après son opération. Que vous a-t-il dit exactement ?

Philippe Douste-Blazy : En entrant dans la salle du Conseil, le président m'a salué alors que ce n'est pas dans ses habitudes. Prenant la parole, il a ensuite qualifié ma mission « d'utile et importante ». Je vous rappelle que, à ce moment-là, la France était encore seule, physiquement et psychologiquement, au Rwanda. Alors évidemment, ses mots m'ont touché. J'y ai vu une sorte de reconnaissance.

Paris-Match : On aura noté que même Kouchner a rarement fait l'objet d'un tel hommage…

Philippe Douste-Blazy : Bernard Kouchner a fait de l'excellent travail. Mais chacun son style. Mais, je ne veux copier personne. Disons que, dans je m'exprime, je ne le fais que sur des sujets que je domine. S'il y a des hommes politiques qui se sentent capables de parler de tout, ce n'est pas mon cas.

Paris-Match : L'efficacité de l'action française au Rwanda a-t-elle été freinée par la cohabitation ?

Philippe Douste-Blazy : Non. Entre Mitterrand et Balladur, il y a eu des discussions, mais elles auront surtout montré que l'on peut s'enrichir mutuellement…

Paris-Match : Vous annonciez, il y a quelques mois, que les centristes devaient être la « garde rapprochée » d'Édouard Balladur. Êtes-vous toujours aussi balladurien ?

Philippe Douste-Blazy : Tout le monde sais que Balladur a l'étoffe d'un homme d'État. Il y a deux aspects de sa personnalité qui me séduisent par-dessus tout : sa façon d'être toujours lui-même – il a un caractère qui ne se modifie pas selon les circonstances – et son incroyable humour, très British, toujours au troisième degré.

Paris-Match : Craignez-vous un affrontement total entre Chirac et Balladur dès la rentrée ?

Philippe Douste-Blazy : Pour éviter l'affrontement ne parlons pas de la présidentielle dans les six mois qui viennent. Sinon la majorité risque effectivement d'éclater.

Je suis ministre, et si tous les ministres depuis 1970 avaient été solidaires de leur chef de gouvernement, nous n'aurions sûrement pas perdu deux élections présidentielles successives. Il faut que nous sachions tirer les leçons de nos échecs.