Texte intégral
Intervention du 18 avril 1994 non disponible
France 2 : 18 avril 1994
P. Amar : Ce matin, vous étiez amer, vous appeliez la communauté internationale à se ressaisir et à définir une position commune. Ce soir, le président de la République, F. Mitterrand, demande à B. Boutros-Ghali de relancer les négociations. Comment le faire ?
A. Juppé : C'est exactement ce que j'ai fait aujourd'hui au Conseil des ministres des Douze. Nous avons pu, sur la base des propositions françaises lancées dès la semaine dernière, définir une position commune. La négociation à Gorazde a été mal conduite parce qu'on n'a pas retrouvé ce que nous avions réussi à faire à Sarajevo. C'est-à-dire une position commune de tous ceux qui sont concernés : les Nations unies, l'Union européenne, les Américains et les Russes. Il faut en tirer les leçons. La première chose que nous souhaitons, à douze, c'est que l'on refuse très clairement le fait accompli. Il n'est pas question de se résigner à la situation qui a été créée par les Serbes à Gorazde. C'est pourquoi nous demandons que le Conseil de sécurité exige le cessez-le-feu immédiat, le retrait des troupes serbes hors d'une zone d'exclusion qu'il faut créer, et le déploiement de la FORPRONU. La France a accepté de participer à ce déploiement.
P. Amar : Votre langage est celui de la fermeté. Est-ce que cela veut dire que l'OTAN interviendra si vous n'êtes pas entendus par les Serbes de Bosnie ?
A. Juppé : Cela veut dire qu'il faut placer chacun devant ses responsabilités. On va voir si les Américains et les Russes votent la résolution. Dans cette hypothèse, le message sera clair vis-à-vis des Serbes. L'évolution de la position russe est intéressante. Toute le monde se rend compte – c'est ce qui a été utile dans la négociation conduite depuis un mois et demi – que les Serbes, mais aussi toutes les communautés en guerre en Bosnie, ont tendance à se moquer du monde. Il faut que les Américains, les Russes et les Européens définissent une position commune, notamment sur la carte et, ensuite, sur l'évolution du dossier, une fois que nos exigences minimales auront été remplies. C'est cela que nous appelons de nos vœux.
P. Amar : Les Russes ne s'opposeraient donc pas à une décision ferme de la part de l'ONU ou de l'OTAN ?
A. Juppé : Ce serait totalement contradictoire avec ce qu'ils ont dit hier, dimanche, lorsque M. Akashi a présenté son plan aux Serbes, et aussi après ce que je viens d'entendre dans la bouche du vice-ministre des Affaires étrangères, M. Tchourkine.
P. Amar : N'est-ce pas trop tard pour une nouvelle intervention, dans la mesure où les Serbes sont dans Gorazde ?
A. Juppé : Il ne faut pas se méprendre sur ce que nous avons demandé. Gorazde est sous contrôle serbe, il ne faut pas jouer sur les mots. Et ceci nous prive de la possibilité de frappes aériennes sur Gorazde. Voilà pourquoi nous avons demandé cette résolution au Conseil de sécurité pour faire plier, par une démarche collective, les Serbes qui sont les agresseurs. Mais également, pour convoquer, dans les délais les plus rapides, les trois belligérants à la table de négociation de leur imposer, maintenant, un plan de règlement. L'Union européenne a essayé de faire ce travail l'année dernière. Elle seule, elle n'y est pas parvenue. Les Américains, depuis quelques semaines, se sont engagés dans la diplomatie bilatérale dont on voit aujourd'hui les limites ; pareil pour les Russes. La flamme d'espoir que je veux conserver, c'est que, une fois que nous aurons pu définir une position commune, alors l'effet de pression sur tous ceux qui ont la folie de la guerre – et qui sont dans tous les camps – puissent prendre conscience qu'il y a une détermination de la communauté internationale. On ne peut pas céder à la tentation de l'abandon, qui serait un fiasco de la communauté internationale. Il faut donc remettre sur les rails le processus diplomatique avec les deux initiatives d'origine française que nous avons approuvées, aujourd'hui, à douze, et qu'il faut faire accepter par les Russes et les Américains.
P. Amar : Quel délai ?
A. Juppé : Il doit être très bref, car la situation sur le terrain peut déraper à tout moment. Une rencontre à quatre peut se tenir dans les deux jours qui viennent.
P. Amar : L'ONU est-elle impuissante à arrêter cette guerre ?
A. Juppé : Il faut tirer les leçons des erreurs qu'on vient de commettre, mais ce n'est pas pour autant qu'il faille désigner à la vindicte telle ou telle organisation. L'ONU a ses lacunes, mais il faut voir aussi que les moyens que l'on met à sa disposition ne sont pas toujours adéquats. La France a fait son devoir depuis des mois et des mois. Une fois encore, sur Gorazde, qui est prêt à envoyer des hommes ? La Grande-Bretagne, la France ! Donnons aux Nations unies les moyens nécessaires. Que ceux qui dispensent de bonnes paroles acceptent enfin de s'engager sur le terrain. Et alors pourra-t-on critiquer plus valablement l'ONU si elle n'est pas capable de gérer ses moyens. Pour l'instant, elle ne les a pas.
RTL : mardi 19 avril 1994
J.-M. Lefebvre : Ni abandon, ni escalade c'était la position française, telle que vous l'avez définie hier. Comment continuer à s'y tenir où les Serbes pilonnent à Gorazde et reprennent leurs armes lourdes, contrôlées par l'ONU à Sarajevo ?
A. Juppé : Je voudrais d'abord dire que la France s'est fixé une ligne politique s'agissant de l'ex-Yougoslavie, et qu'elle s'y tient. Ce qui n'est pas le cas, il faut bien le dire, de toutes les diplomaties. Cette ligne, c'est qu'il n'y a pas de solutions militaires en ex-Yougoslavie, et que, par conséquent, il faut à toute force rechercher une solution politique dans le cadre des grands principes qui ont été fixés par le plan d'action de l'Union européenne, par l'accord croato-musulman, par l'accord de cessez-le-feu dans les Krajina. Cette solution, c'est d'abord la réaffirmation de l'existence d'une Bosnie-Herzégovine unie. C'est ensuite un système institutionnel très souple, qui permet à chaque communauté d'exercer son autonomie. C'est en troisième lieu, une répartition des territoires, avec des pourcentages qui ont été acceptées, un plan pour la suspension progressive, puis la levée des sanctions. Voilà ce que nous recherchons, et je crois qu'il faut sans cesse le rappeler parce que cela montre que nous avons une vision claire de l'objectif.
J.-M. Lefebvre : Mais dès votre première réponse, vous dites que la position de la France est claire, mais que ce n'est pas le cas de toutes les diplomaties. On a vraiment l'impression qu'il y a une profonde division de la communauté internationale, après l'échec cuisant de Gorazde.
A. Juppé : Je ne parlerai pas de division, je dirai tout simplement que certains tâtonnent et cherchent. Ce qui s'est passé à Gorazde n'est pas acceptable. Il y a eu une diplomatie éclatée, sans cohérence. Il y a eu surtout, alors que les dispositions existantes du Conseil de sécurité permettaient de réagir avec force, il y a eu faiblesse. Les premières ripostes aériennes n'ont pas été à la mesure des enjeux. Alors, que faire maintenant ? C'est toujours sur l'avenir qu'il faut se projeter. Il faut faire en sorte que les résolutions existantes du Conseil de sécurité soient appliquées, et qu'on ne revoit pas dans les autres zones de sécurité ce qu'on a vu à Gorazde. Il faut définir des périmètres de protection. Il faut définir également des règles d'engagement très claires de la force aérienne, dont l'utilisation est prévue par les résolutions existantes.
J.-M. Lefebvre : Certains tâtonnent et cherchent : à qui faites-vous allusion ?
A. Juppé : Je ne veux pas faire de polémique. Je veux simplement bien indiquer que tout cela est difficile, et que la France, pour ce qui la concerne, essaie de s'en tenir à une ligne claire. D'ailleurs, permettez-moi, de le dire, hier, à Luxembourg, lorsque les douze ministres des Affaires étrangères se sont réunis, c'est sur la base de l'initiative française que l'unanimité s'est faite. Je crois que nous sommes, dans ce domaine, aussi imaginatifs que nous le pouvons et aussi opiniâtres que nous le pouvons aussi. Le deuxième objectif, c'est de ne pas accepter le fait accompli à Gorazde. On pourrait très bien dire : c'est fait, baissons les bras. La France n'accepte pas cela, d'où l'idée d'une nouvelle résolution, prescrivant le cessez-le-feu, le retrait des troupes serbes, et un redéploiement de la FORPRONU. Je ne désespère pas de faire passer cette résolution au Conseil de sécurité dans les heures ou les jours qui viennent. Les Russes, ce matin, à qui j'en ai longuement parlé, étaient d'accord. Les Douze de l'Union européenne sont également d'accord, et j'espère que les Américains seront d'accord. Troisième objectif : il faut, et je crois que là, la prise de conscience commence à se faire, que les grandes puissances, c'est-à-dire les États-Unis, les Russes, l'Union européenne, définissent une position commune. Cette position, pour l'instant, elle est implicite. Elle n'a pas été officiellement mise sur la table vis-à-vis des parties à qui il faut l'imposer. C'est à cela que nous travaillons maintenant. Il y aura dans les heures qui viennent, ou dans les jours qui viennent des consultations à ce sujet entre les grandes puissances occidentales, et pour ma part, comme le Président de la République et le Premier ministre l'ont demandé la semaine dernière, je souhaite une rencontre si possible au niveau ministériel, entre les États-Unis, la Russie, l'Union Européenne et les Nations unies pour mettre au point cette position commune, qu'il faudra ensuite imposer aux parties.
J.-M. Lefebvre : Idée qualifiée de prématurée, hier soir, à Washington. Ça a bougé, depuis ?
A. Juppé : Eh bien, nous sommes aujourd'hui, nous ne sommes pas hier. J'espère que cette idée apparaît un peu moins prématurée qu'hier, parce que pour ma part, je ne vois aucune autre proposition concrète sur la table.
J.-M. Lefebvre : Vous avez eu M. Kozirev au téléphone. Avez-vous le sentiment que les Russes ont fait le maximum ?
A. Juppé : Je le crois. C'est ce qu'ils nous disent et je n'ai pas de raisons de ne pas les croire sur ce point. Ils ont été profondément choqués par l'attitude des Serbes qui les ont menés en bateau, il faut dire les choses comme elles sont. Je crois que ceci s'explique par la méthode de négociation. Depuis quelques semaines, on voit se succéder à Sarajevo, à Belgrade ou à Zagreb des émissaires qui viennent les uns après les autres. Il faut qu'ils y aillent ensemble, et qu'ils tiennent le même discours. Sinon les partenaires, ou plus exactement les belligérants qui sont en face, jouent des différences éventuelles, avec beaucoup de machiavélisme, il faut bien le dire. Et c'est bien cela qu'il faut essayer de casser.
J.-M. Lefebvre : Gorazde n'est pas Sarajevo, disait hier B. Clinton. Pourquoi est-ce que vous comprenez ce distinguo ?
A. Juppé : On pourrait effectivement faire ce distinguo. Je ferais d'abord remarquer qu'à Gorazde, il n'y avait pas de troupes de l'ONU : grande différence avec Sarajevo. Jusqu'à présent, l'utilisation de la force aérienne est prévue pour protéger les troupes de la FORPRONU. À Gorazde, il n'y en avait pas. C'est la raison pour laquelle, après un cessez-le-feu et après un accord de retrait des Serbes, nous voulons en mettre, de façon que l'utilisation de la force aérienne puisse être déclenchée, conformément aux textes en vigueur. Et puis à Sarajevo, il y avait une position commune : elle avait été débattue au sein de l'Alliance atlantique. On s'en souvient, c'était une proposition française qui avait été ensuite travaillée avec les États-Unis. Là, on savait ce qu'on voulait, on avait clairement fixé les objectifs. À Gorazde, ce travail préalable n'a pas été fait, et, je le répète, la crise a été mal gérée.
J.-M. Lefebvre : Le choix entre la lâcheté et le courage, écrivaient ce matin M. Rocard et B. Kouchner dans Libération ?
A. Juppé : C'est toujours beaucoup plus facile à dire quand on est dans l'opposition que quand on est au gouvernement. Je crois que la France a fait le choix de l'opiniâtreté. Ses soldats ont fait le choix du courage, et ils le montrent jour après jour sur le terrain : c'est dans cette direction qu'il faut continuer à aller, même si c'est difficile. On n'a pas le droit de se décourager et pour ma part, malgré des échecs, ou à cause des succès – n'oublions pas Sarajevo – je ne me décourage pas. Je voudrais quand même rappeler que si la situation à Gorazde est tragique et constitue un camouflet pour l'ONU et les grandes puissances, dans tout le reste de la Bosnie, les choses sont, pour l'instant, stables.
J.-M. Lefebvre : Ça se dégrade quand même à Sarajevo, avec la reprise des armes par les Serbes, et une vie quotidienne qui a l'air de nouveau de plus en plus difficile ?
A. Juppé : La vie quotidienne s'était améliorée. On constate, vous avez raison de le dire, au cours des dernières heures, une nouvelle offensive serbe sous la forme de reprise des armes lourdes, et ceci n'est pas acceptable. Il faut que la FORPRONU qui, là, est sur le terrain, réagisse avec beaucoup de vigueur, sans laisser petit à petit l'engrenage se créer, comme on l'a laissé se créer à Gorazde.