Texte intégral
La Lettre de la Nation : 18 avril 1994
La Lettre de la Nation : Quel bilan tirez- vous d'un an d'action à la tête du ministère de la Culture et de la Francophonie ?
Jacques Toubon : L'action que j'ai menée depuis mon arrivée rue de Valois a été conduite par la volonté de « donner au plus grand nombre accès aux œuvres de l'humanité, et d'abord de la France ». Cette démocratisation de la culture affirmée par André Malraux, nous paraît, aujourd'hui, particulièrement nécessaire. Car la culture est l'un des ciments de la solidarité nationale et l'un des plus sûrs facteurs d'insertion dans la société. Ainsi, et malgré un contexte particulièrement difficile, j'ai réussi pour 1994 à préserver le budget mis jusqu'alors à la disposition du ministère, soit 0,94 % du budget de l'État. Ces moyens alloués à la vie culturelle de notre pays m'ont permis de privilégier trois objectifs : l'aménagement du territoire, la formation et la sensibilisation de tous les publics à la culture, et l'action internationale en faveur de la francophonie.
À propos de l'aménagement du territoire, quatre débats ont été organisés en province (Roubaix, Fontevrault, Arles et Strasbourg) et ont permis de faire le point sur les questions posées par la culture face à la vie sociale, au monde rural, au développement économique et aux échanges européens. L'aménagement du territoire est, en effet, fondamental pour rapprocher chacun des réseaux d'équipements culturels que nous allons développer à travers l'Hexagone.
La formation et la sensibilisation à la culture sont les conditions indispensables pour rendre accessibles à tous « les trésors de l'humanité ». Cela passe par le développement des enseignements artistiques qui, désormais, doivent être considérés comme des enseignements à part entière, au même titre que les mathématiques, les langues ou le français. C'est une priorité gouvernementale. J'ai donc signé un protocole d'accord relatif au développement des enseignements artistiques avec mes collègues du gouvernement concernés par cette affaire. L'objectif à atteindre d'ici l'an 2000 est de rendre les arts et la culture accessibles à tous les jeunes et de mieux faire connaître les activités et les emplois générés par ces disciplines. La francophonie, enfin, a été relancée. Le sommet de l'Île Maurice, au mois d'octobre, a été un succès et a donné un nouvel élan politique à ce vaste ensemble géographique que partage en commun 10 français.
Il est, par ailleurs, trois autres secteurs ou nous nous sommes particulièrement investis : le patrimoine, le cinéma et les nouvelles technologies. La place manque pour développer les initiatives que nous avons prises.
Mais je voudrais dire qu'un vaste plan de protection et de mise en valeur du patrimoine a été lancé. Parallèlement, nous avons engagé une importante relance du cinéma, notamment en faveur de sa diffusion internationale.
Pour être fidèle à sa mission d'être attentif à l'avenir, le ministère suit avec attention l'évolution des nouvelles technologies qui, à court terme, vont bouleverser les industries et les pratiques culturelles. Une cellule de travail a été créée à ce propos pour permettre à notre pays de rester maître de la diffusion de son patrimoine.
Enfin, cette année a été marquée par le combat pour l'exception culturelle dans le cadre des accords du Gatt et la relance d'une politique européenne. Comme chacun sait, je me suis engagé dans une campagne active non pas contre la production américaine en tant que telle, mais pour le droit à la différence à l'existence culturelle et économique. La partie gagnée, je souhaite désormais – et je m'y emploierai – que soit mise en place une politique communautaire forte de nature à permettre le développement d'une industrie européenne à l'image compétitive et représentative de notre identité culturelle.
La Lettre de la Nation : Qu'est-ce qui a motivée votre projet de loi sur la défense de la langue française ?
Jacques Toubon : Il ne s'agit pas exactement de « défendre » la langue française : celle-ci vit, évolue, La communauté des pays francophones est de plus en plus nombreuse et solide. Il s'agit plutôt de prendre une série de dispositions pratiques pour que le français demeure la langue de la République dans la vie quotidienne : nous savons qu'en France même, souvent sans aucune nécessité et sous des prétextes divers, des entreprises, des organismes publics aussi font comme si nous étions dans un pays de bilinguisme officiel quand ils n'oublient simplement que les Français, en France, ont le droit d'être informés et de travailler en français.
Tout montre que les Français, qui sont prêts à accepter les emprunts étrangers, pensent qu'il y a de l'abus et qu'une politique de la langue française s'impose, dont la loi est un des instruments.
Il existait une loi, datant de 1975. Elle s'est révélée insuffisante. Ce nouveau projet a pour objet de compléter ce texte et de reformuler certaines de ses dispositions afin qu'elles puissent recevoir une application effective.
C'est une loi de service, et non une loi de contrainte. Elle ne réglemente pas la langue qui doit rester vivante et régie par l'usage qui est fixé de loin en loin par l'Académie française. Mais elle oblige à utiliser la langue française dans tous les cas où, en France, tout le monde doit comprendre ce qui est dit ou écrit.
La Lettre de la Nation : Que représentent les jeux de la Francophonie qui auront lieu à Paris l'été prochain ?
Jacques Toubon : Les deuxièmes jeux de la Francophonie se tiendront en Île-de-France du 5 au 13 juillet prochains.
Les premiers jeux se sont déroulés à Rabat et les prochains auront lieu à Madagascar.
Les jeux de la Francophonie, dans l'esprit du Sommet des chefs d'État francophones réunis au Québec en 1987, c'est avant tout réunir les jeunes francophones tous les quatre ans autour de deux passions vécues intensément : le sport et la culture.
La francophonie est une communauté de partage de la même langue, elle est aussi le partage d'une même émulation et de fonds culturels diversifiés.
La richesse de la francophonie réside justement dans cette unité, dans la diversité réaffirmée lors du Sommet de Maurice, à l'automne dernier.
Les jeux vont donc réunir dans ce berceau de la francophonie qu'est notre pays 3 000 jeunes venus du monde entier dont 2 000 seront des athlètes et 1 000 des artistes. L'olympisme, selon le baron Pierre de Coubertin restaurant les jeux il y a cent ans, concerne l'esprit comme le corps, le dépassement physique comme la création artistique.
Nos jeux de la Francophonie cherchent à réaliser cet idéal et la cérémonie d'ouverture des jeux qui se déroulera le 6 juillet dans la Cour carrée du Louvre montrera, n'en doutons pas, le partage de valeurs communes dans la diversité des cultures. Cet événement mérite que nos concitoyens entourent, accompagnent ces jeunes artistes et athlètes durant les huit jours de déroulement des jeux sur les stades et dans des lieux de spectacle à Paris comme en Essonne.
Ces compétitions sportives et artistiques seront d'un très bon niveau et nous souhaitons que ces jeunes francophones qui viennent s'affronter bénéficient d'un public nombreux et enthousiaste, venu assister à l'éclosion de ces jeunes talents. Le programme complet sera rendu public dans les semaines précédant l'événement, mais dès à présent, vous pouvez entrer en contact pour des renseignements complémentaires avec le Comité national des jeux de la Francophonie qui est coprésidé par Michèle Alliot-Marie et moi-même, et dont l'adresse est 45, rue de Courcelles.
RTL : jeudi 14 avril 1994
P. Caloni : Le débat sera plus long que prévu ?
J. Toubon : Non. Compte tenu de l'emploi du temps du Sénat, la discussion est un peu hachée. Elle se fait en trois journées différentes, ce qui n'est pas très commode pour ceux qui veulent se consacrer au débat. L'important, c'est qu'on en discute. Dans les sondages, sur ce sujet, il y a un taux de non-réponse exceptionnellement bas : moins de 4 %. Cela prouve que tout le monde a une passion pour la langue, ce qui me paraît normal.
P. Caloni : Au menu du restaurant du Sénat, il y avait hier des mixed-grill. C'est normal ?
J. Toubon : C'est ce qui a été souligné par un sénateur à la fin de la séance. De mon point de vue, il n'y a aucun inconvénient à cela. En réalité, cette expression anglaise représente une spécialité culinaire bien identifiée. C'est une appellation. De la même façon, nous n'allons pas débaptiser les pizzerias. En gros, il y a trois sortes de situations : celle où il y a un mot français depuis toujours — maison et home — ; ensuite, il y a l'exemple du mot officiel que nous voulons essayer d'acclimater, même si c'est relativement difficile. Quelquefois, cela réussit : plus personne ne dit software et dit logiciel. Enfin, il y a les expressions intraduisibles, qui sont d'origine : je demande encore un hot-dog à Bercy, pas un chien chaud !
P. Caloni : Et les WC ?
J. Toubon : C'est manifestement une expression passée dans le vocabulaire. Elle est dans les dictionnaires. En revanche, il est clair qu'écrire « toilets », c'est idiot !
P. Caloni : Qu'est-ce qui est visé dans ce projet ?
J. Toubon : Cette loi est une loi de protection des citoyens. C'est une loi démocratique. C'est une loi d'avenir parce qu'elle investit dans ce qui est le capital de tous. Aussi pauvre soit-on matériellement ou spirituellement, on possède toujours quelque chose : sa langue. C'est plus qu'un pilier du patrimoine : c'est inhérent à notre personnalité. C'est une loi qui investit sur l'avenir et qui ne veut pas que ce capital soit dilapidé. À partir de là, il y a beaucoup de choses à faire ; par exemple, il faut mieux diffuser le livre français à l'étranger, il faut favoriser l'édition de revues scientifiques en français, il faut s'efforcer de développer les industries françaises de la langue, les machines électroniques qui permettent de traduire les langues. La réglementation — je ne le répéterai jamais assez malgré tout le travestissement de la loi qui est fait généralement — ne vise pas à réglementer le français que l'on parle ou que l'on écrit. Il s'agit dans certaines circonstances bien délimitées de dire qu'il faut utiliser le français plutôt que l'anglais. Surtout, il s'agit d'empêcher quiconque d'interdire quiconque de parler le français. C'est l'exemple des colloques.
P. Caloni : Vous ne voulez pas qu'on interdise le français ?
J. Toubon : C'est le minimum des droits de l'homme français que d'avoir le droit en France de parler français. C'est l'exemple des colloques où il y avait une tendance à imposer l'anglais. Non ! Si l'on veut parler français, on peut parler français. On n'est pas obligé.
P. Caloni : Le français n'est-il pas mieux protégé en Suisse ou au Canada ?
J. Toubon : C'est l'autre aspect des choses : cette politique s'inscrit dans une démarche qui est celle de la francophonie, qui est un supplément d'identité pour une cinquantaine de pays dans le monde, où qu'ils soient.
P. Caloni : Le Rwanda est francophone.
J. Toubon : C'est pour cela qu'on s'en occupe. Les victimes des massacres viennent chez nous. C'est une réalité, la francophonie. Au Vietnam, à Hô-Chi-Minh-Ville, il y a des classes bilingues.
P. Caloni : On ne dit pas Saïgon ?
J. Toubon : C'est l'ancien nom. Dans ces classes, les gosses apprennent la physique, la chimie en français. De même, la coopération que je suis en train de relancer avec mon homologue québécois pour la culture, pour la musique, le spectacle ou le livre, c'est une réalité. Quand on fait au Cambodge un institut technologique en français, ce sont des choses concrètes. Ce ne sont pas que des mots. Cette politique qui consiste à défendre notre culture à travers notre principal capital qui est la langue, c'est une politique à usage interne et externe. Mais ce n'est surtout pas une politique répressive, au contraire. C'est une politique qui va de l'avant. Je ne cherche pas à donner des bénéfices immédiats à des clientèles. Je cherche à préparer le passage du siècle en nommant une nouvelle génération de directeurs de théâtre, en utilisant les nouvelles technologies de l'information au profit de la démocratisation culturelle, en faisant en sorte que, par des grands projets régionaux ou locaux, la culture soit partout pour tous. C'est la préparation du XXIe siècle.
France 2 : mercredi 4 mai 1994
D. Bilalian : Pensez-vous que vous avez eu raison ou est-ce un combat d'arrière-garde ?
J. Toubon : Non, ce n'est pas un combat d'arrière-garde ou alors ça veut dire qu'on s'en remet à la fatalité dans ce domaine comme dans les autres. Il y a plein d'autres sujets tout à fait essentiels sur lesquels ça va mal et il n'y a qu'à dire : on ne fait rien. Je crois que c'est une question extrêmement sérieuse, je comprends qu'on s'en amuse. Il n'y a pas tellement de sujets pour rire, alors je comprends très bien que les députés ou d'autres journalistes veuillent s'en amuser mais c'est un sujet vraiment sérieux. Cela implique la place de notre pays dans le monde, c'est une question d'avenir et notamment pour des choses comme la science, l'innovation. Est-ce que nous faisons de la science en français, est-ce que nous faisons de la technologie en français ou non ? La deuxième chose, qui est à mon avis encore plus importante, c'est que la langue c'est le capital de tout le monde, de tout le peuple et qu'il est donc complètement légitime que l'État préserve et fasse fructifier ce capital. C'est la base même de ce qui nous appartient.
D. Bilalian : Tout le monde est d'accord avec vous pour essayer de préserver notre langue. Mais, est-ce que, la langue, ce n'est pas simplement le reflet de la puissance. Un article hier dans « Le Monde », disait : « Langue vivante, puissance défunte : défensif, le projet de loi sur l'emploi du français exprime la nostalgie d'une gloire passée ».
J. Toubon : Tout se tient. Je pense que c'est dans la mesure où nous cédons, notamment sur un certain nombre de caractéristiques de notre culture, que nous céderons aussi sur notre puissance économique, et inversement. C'est à partir de la réussite de notre économie que nous réussirons à imposer nos entreprises et notre langage. Mais par exemple, pourquoi est-ce que nos entreprises ou pourquoi est-ce que nos savants admettraient systématiquement qu'il faut qu'ils passent par l'anglais alors que souvent le français est une sorte de plus ? On le voit bien, il y a des domaines où, même aux États-Unis, le succès des savants français, c'est le succès de ceux qui parlent français. Aujourd'hui, il y a des gens qui apprennent le français pour pouvoir connaître et lire l'œuvre de Lacan. Je crois que notre idée est simplement de faire prendre conscience de la situation et de faire en sorte que chacun se batte.
D. Bilalian : Est-ce que le côté répressif était nécessaire, est-ce qu'il fallait aller jusque-là ?
J. Toubon : D'abord, il faut éviter la désinformation, il faut être sérieux. On dit qu'on va mettre les journalistes en prison, c'est tout à fait faux. On a une série de dispositions, avec des sanctions, qui sont très adaptées. Par exemple, si un contrat de travail, qui, pour un travailleur français, devrait être rédigé en français – c'est la moindre des choses –, lui est imposé par son employeur dans une langue étrangère, ce contrat de travail ne vaut rien. Il y a une sanction civile. De la même façon, pour les journalistes, on ne va pas mettre des amendes, c'est le CSA qui mettra en œuvre les dispositions de la loi qui dit qu'un certain nombre d'émissions de publicité ne peuvent être faites qu'en français. Il y a, par ailleurs, d'autres dispositions qui sont avec des contraventions. Si vous faites, contrairement à ce que veut la loi, des modes d'emploi incompréhensibles, vous aurez des contraventions. Cela me parait la moindre des choses. Je crois que c'est une loi qui est extrêmement adaptée, qui est réaliste et qui, simplement, est un élément d'une politique d'ensemble où nous avons envie que notre pays soit mieux placé dans le monde.
D. Bilalian : Finalement, peut-être que le meilleur moyen de répandre le français dans le monde, c'est d'inventer une station de radio internationale ou une station de télévision internationale d'information qui parlerait le français. Le service public pourrait le faire si on lui en donnait les moyens.
J. Toubon : Parallèlement à ce que nous faisons par la loi, nous faisons une politique pour la diffusion des livres, nous sommes en train de pousser les télévisions francophones et les radios francophones, c'est une politique d'ensemble. Il faut être conscient que, pour les Français, c'est un sujet essentiel, ce sont les fondations de notre identité et de notre culture.
D. Bilalian : On vous appelle aujourd'hui, Jacques Toubon, Mister Allgood ?
J. Toubon : Mais c'est une très bonne chose. Moi, je souhaite beaucoup qu'on parle le français et qu'on parle le français parce que c'est la langue qui est comprise partout, en particulier par tous les jeunes, pour éviter la ségrégation mais je souhaite aussi qu'on apprenne les langues étrangères. Regardez les Québécois, ils défendent le français mais ils parlent tous anglais aussi. Ce que je propose, c'est non seulement le bilinguisme mais le trilinguisme. Nous allons, à Bruxelles notamment, dans l'Union européenne, proposer que, dans l'Europe, on apprenne systématiquement deux langues étrangères. Je crois qu'il y a la culture, il y a sa personnalité et, d'autre part, il y a la communication internationale.
Europe 1 : jeudi 5 mai 1994
F.-O. Giesbert : Mister Allgood, good morming. I hope everything is fine for you. How are you today ?
J. Toubon : Fine, thank you.
F.-O. Giesbert : Avec votre nouvelle loi, vous êtes sûr que je ne risque pas de me faire arrêter à la sortie du studio pour avoir parlé anglais ?
J. Toubon : Ni moi non plus puisque la loi qui a été adoptée par l'Assemblée, en première lecture, cette nuit, n'interdit pas de parler anglais, ni une quelconque langue étrangère. Au contraire Je dirais même que nous avons inscrit dans cette loi l'enseignement des langues étrangères, pour que les Français puissent les parler. Mais il est dit que, dans un certain nombre de circonstances de la vie courante, très importantes et nécessaires pour les citoyens, le travail, la consommation, l'affichage, on doit effectivement employer le français. Il faut bien distinguer entre les deux. De toute façon, il est clair qu'il vaut mieux bien parler le français que très très mal parler des langues étrangères.
F.-O. Giesbert : On a le droit de vous appeler Mister Allgood ?
J. Toubon : Oui, d'autant que c'est une plaisanterie, et que, comme chacun sait, qui aime bien châtie bien.
F.-O. Giesbert : Quand le projet de loi est passé en Conseil des ministres, François Mitterrand a ironisé sur les peines encourues. Si je dis « cow-boy » ou « water », ces mots qui font partie du patrimoine français, est-ce que je risque une peine d'emprisonnement ?
J. Toubon : Non. Ça fait partie des expressions, comme le dit l'article premier, qui sont des appellations étrangères connues du plus grand public. Je prends un autre exemple : « hot-dog », « hamburger », « pizzeria », ça continuera parce que, tout simplement, ça fait partie, aujourd'hui, comme d'autres choses françaises à l'étranger, complètement du paysage. Et ce sont des appellations qui sont tout à fait reconnues et spéciales, et qu'on ne peut pas dire autrement. Sur l'emprisonnement, je voudrais dire, pour être une seconde sérieux, qu'il n'y a, en aucune façon dans cette loi inscrit que l'on va faire payer 50 000 francs d'amende ou mettre en prison ceux qui font des infractions à la loi sur la langue française. Pour les infractions sur la loi, il y a des sanctions très adaptées. Par exemple, si un contrat de travail est fait sans que, à la demande du salarié étranger ou français, il soit dans sa langue, en l'occurrence, par exemple, ce que nous voulons, c'est le français ; si le contrat n'est pas en français, eh bien nous disons que l'employeur qui a imposé ce contrat, qui n'est pas en français selon la loi, à ce moment-là, ce contrat n'est pas applicable, c'est-à-dire que l'employeur ne peut pas l'imposer à l'employé. Voilà une sanction, qu'on appelle une sanction civile, contractuelle, qui est très adaptée. De la même façon que dans l'audiovisuel, on dit qu'il faut parler français, il n'y a pas de sanction pénale. C'est le CSA, parce que c'est son métier, qui est chargé de le faire. En ce qui concerne la peine de prison, il s'agit de l'application pure et simple des peines qui sont prévues pour, écoutez-moi bien, le délit d'opposition à exercice des fonctions. C'est-à-dire que lorsqu'un agent public vient constater, par exemple, que sur un mode d'emploi, il n'y a pas la traduction en français comme la loi le prévoit, ce qui me parait quand même la moindre des choses il vaut mieux savoir s'il faut mettre la prise à droite ou la prise à gauche, quand c'est écrit en japonais, donc il vaut mieux que ce soit traduit en français. Donc, quand cet agent public vient, mais que quelqu'un s'y oppose, par exemple, quelqu'un qui surveille un hangar et qui, par la force, va empêcher l'agent d'intervenir, à ce moment-là, c'est un délit d'opposition à fonction, et il est prévu des peines par le code pénal. Mais ça n'a rien à voir avec la langue française, ce n'est pas l'infraction à la langue française qui est punie.
F.-O. Giesbert : Vous faites quand même la chasse au franglais. Je viens de lire un petit livre de J.-L. Chiflet qui s'appelle « Sky, Mister Allgood : parlons français avec M. Toubon ». On se rend ici compte que votre idée va poser des tas de problèmes. Par exemple, si vous êtes dans un bar, il ne faut plus demander un scotch on the rocks, mais un Écossais sur les rochers.
J. Toubon : J'explique. Le livre de Chiflet est très amusant, c'est très rigolo, et moi, je ris comme tout le monde. Mais il faut bien savoir que ce qui est dans le livre n'a rien à voir avec la loi, puisque, il le dit d'ailleurs lui-même dans le texte, il s'agit de traductions d'expressions anglaises, qu'il fait lui-même librement, et qui ne sont absolument pas ce que la loi peut exiger. Quand vous prenez « scotch » et « on the rocks », il est tout à fait clair que « scotch », ça fait partie de ces appellations étrangères reconnues par tout le monde et qui resteront. Vous pouvez dire « whisky », vous n'allez pas dire une liqueur de 40° faite à partir de l'orge.
F.-O. Giesbert : C'est la limite qu'on a du mal à percevoir.
J. Toubon : Mais elle est clairement fixée dans la loi. Elle dit très clairement qu'il faut, dans un certain nombre de circonstances, que les textes soient écrits en français. Encore une fois, je prends toujours les modes d'emploi, les contrats de travail, les inscriptions. Par exemple, dans les transports publics – les avions, les métros, etc. –, est-ce qu'il ne faut pas mieux que ce que 95 % des gens qui prennent ces moyens de transport sont censés comprendre soit compréhensible par eux, plutôt que l'inverse ? Donc, plutôt que de mettre « exit », mettons « sortie », ça permettra, si on veut partir effectivement, de mieux comprendre.
F.-O. Giesbert : Mais pourquoi cette réglementation ? Un peu de pédagogie, ce n'est pas mieux. Parce qu'on arrive à un système absurde. Par exemple, les quotas pour la chanson française, les radios doivent passer 50 % de chansons françaises. Ensuite, pourquoi pas des quotas dans les librairies ? Il faudrait acheter 40 % de livres français. Pourquoi pas dans les cinémas ? On est en train d'entrer dans un système de réglementation absurde.
J. Toubon : Pas du tout. La loi qui vient d'être votée n'est qu'un élément d'une politique plus générale, dans laquelle, notamment, il y a beaucoup à faim en matière d'éducation et d'enseignement, c'est tout à fait évident. Il y a beaucoup à faire aussi dans l'ensemble de la presse, de l'audiovisuel. Qu'est-ce que nous voulons, dans cette politique globale ? Nous voulons que notre culture, notre influence dans le monde, la communauté nationale, l'intégration dans notre communauté nationale, aient une fondation solide. Et comme chacun sait, ça ne peut être que la langue française. J'ai déjà dit, c'est le capital de tout le monde, c'est le capital du peuple. Et je crois qu'il est de notre vocation de le préserver et de le faire fructifier.
F.-O. Giesbert : La moitié des mots anglais étant d'origine française, ne pensez-vous pas que la France devrait instituer des droits de douane ou réclamer des droits d'auteur ?
J. Toubon : Ce n'est pas tout à fait vrai, malheureusement. L'histoire a fait que ce n'est pas tout à fait ça. Quelqu'un a dit l'autre jour, Jeanne d'Arc aurait dû servir le roi d'Angleterre et pas Charles VII, et à ce moment-là, effectivement, les Anglais parleraient français. C'est un peu vrai mais l'histoire ne s'est pas passée comme ça, l'anglais est aujourd'hui très différent. Et surtout, Franz-Olivier Giesbert, vous le savez mieux que personne, vous qui connaissez très bien l'anglais, l'anglo-américain international est malheureusement très différent de la langue de Shakespeare.
F.-O. Giesbert : Vous les aimez bien les Anglo-saxons. On dit même que vous êtes favorable à l'arrivée à Paris de Sotheby's, Christies ?
J. Toubon : Je suis favorable à l'ouverture du marché de l'art parce que je pense qu'elle est inéluctable, et qu'il faut donc que nos professionnels, en particulier les commissaires-priseurs, se musclent, s'ouvrent, se renforcent pour que, le jour où le marché sera complètement ouvert, ce qui est inéluctable, nous ayons à Paris un marché très actif, ce qui sera bon à la fois pour les commerçants, mais surtout pour les artistes, comme ça l'a été du temps de l'École de Paris. Et pour cela, je dis qu'il faut accepter les changements.
F.-O. Giesbert : Et maintenant, la petite question rituelle : si vous avez à choisir entre Édouard Balladur et Jacques Chirac ? Le loyal Jacques Toubon est toujours pour Jacques Chirac ?
J. Toubon : Premièrement, ça, la loi ne le prévoit pas. Et deuxièmement, si vous me permettez de vous le dire, aujourd'hui, et cette politique sur la langue française le montre bien, sortons la tête de notre guidon, regardons autour de nous et devant nous. Quelquefois, vous savez, ce qui n'apparaît pas nécessaire, pourtant, est l'essentiel. Et c'est justement qu'on fasse en sorte que nous ayons entre nous un capital qui nous permette de communiquer et de nous comprendre.
F.-O. Giesbert : Vous n'avez pas tout à fait répondu à ma question.
J. Toubon : J'ai répondu oui, vous le savez très bien. J'ai toujours dit ce qu'était ma position. Cela étant, pour l'avenir de la France, sérieusement, je pense que ce que nous sommes en train de faire, pour essayer de mieux asseoir notre culture, notre influence dans le monde et l'intégration du peuple à travers sa langue, je pense que c'est au moins aussi important que l'élection présidentielle. Et en tout cas, c'est mon sujet et ma préoccupation d'aujourd'hui. Encore une fois, je pense que des choses essentielles, au départ et à court terme, apparaissent quelquefois comme non nécessaires, et pourtant elles le sont.
Paris-Match : 5 mai 1994
Paris-Match : La francophonie est une vieille lune, un hochet de nos républiques. Certains feignent de croire qu'il existe un empire du français, alors qu'il est né de la colonisation et est mort avec elle. La France ne refuse-t-elle pas de rentrer dans le rang des nations déclinantes et d'admettre que l'avenir de sa langue est derrière elle ?
J. Toubon : La francophonie n'est pas une vieille lune, mais tout au contraire une entreprise moderne, une grande politique où, dès maintenant, nous dessinons notre avenir. En cette fin du XXe siècle, après la disparition des blocs idéologiques, beaucoup de peuples cherchent une voie propre, veulent s'ouvrir au monde tout en préservant leur identité culturelle, en refusant un modèle unique. Face à celui-ci, la francophonie est une réalité originale. C'est la portée universelle de notre culture et de notre langue, le respect de la diversité de chacun et notre conception de la solidarité internationale. La francophonie est un levier de liberté et d'indépendance, pas un nouvel impérialisme. C'est pourquoi, dans un monde qui se réorganise, la Francophonie attire de plus en plus de pays qui ne souhaitent pas tomber sous l'emprise anglo-saxonne.
Paris-Match : Nouveau missionnaire, vous venez de mener une campagne en Indochine pour y relancer notre langue après un trou de vingt ans. C'est vraiment la guerre contre l'anglo-américain qui, partout, chasse le français ?
J. Toubon : Missionnaire mais sans dogme ! Et ce n'est pas la guerre. Plus simplement, nous rencontrons des États ayant avec nous une volonté réciproque. Et je pense que si les Vietnamiens, les Cambodgiens et les Laotiens ont choisi la francophonie, c'est qu'elle répond à un calcul réaliste : dans un environnement nippo-américain, le français est un supplément d'identité. C'est à la fois une ouverture politique, culturelle et scientifique. Je leur ai proposé de promouvoir une « langue seconde » à côté de leur langue nationale. Par exemple, au Vietnam, un accord a été conclu visant à ouvrir d'ici à 1997, cent cinquante classes bilingues dans le primaire et le secondaire. Évidemment, Il faut que, parallèlement, nos investissements économiques aillent ou mène rythme.
Paris-Match : Vous avez même rencontré le général Giap, le vainqueur de Diên Biên Phu…
J. Toubon : Oui, et cela m'a procuré une grande émotion. Le passé est le passé mais, comme disait Tocqueville : « L'Histoire est une galerie de tableaux où il y a peu d'originaux et beaucoup de copies. » Giap est un original. Sans arrière-pensée, nous avons à écrire une nouvelle page avec l'Indochine. La première était le temps de la protection, la deuxième une déchirure, reste celle du partage. À l'orée de cette troisième période, c'est en toute connaissance de cause que nous nous retrouvons avec ce mouvement de l'Histoire.
Paris-Match : À quoi cela sert-il d'investir des sommes considérables dans une reconquête linguistique ? Cela tient à la « grandeur de la France », façon général de Gaulle ?
J. Toubon : Que serait la France sur le plan international sans l'importance de sa langue ? L'influence de notre pays n'est pas proportionnelle à sa taille, elle va bien au-delà. Le message de la France, c'est qu'elle est d'abord elle-même quand elle est aux autres. Cela tient à notre culture universelle, dont la langue est le vecteur.
Paris-Match : Vous mettez en avant la force des quarante-sept pays regroupés dans l'Union des pays francophones. Mais vous savez que la majorité d'entre eux, nations africaines exsangues, n'ont que le poids de leur misère.
J. Toubon : Mesurer les peuples à la seule aune du développement n'a jamais été le sentiment de la France. Attachés aux droits de l'homme, nous ne saurions nous désolidariser de nations sous prétexte qu'elles sont pauvres. Notre intérêt est de les aider à s'intégrer dans la vie internationale. C'est notre honneur d'être l'un des derniers pays qui accordent une priorité aux actions d'aide au développement.
Paris-Match : Quelle est votre stratégie et le gouvernement prend-il cette affaire au sérieux ?
J. Toubon : En élevant la Francophonie au niveau d'un ministère plein – jusqu'ici, elle relevait d'un secrétaire d'État ou d'un ministre délégué rattaché aux Affaires étrangères –, le gouvernement a montré sa volonté d'adhérer à l'ambition francophone que je suis chargé de conduire. L'ambition est double. Il faut d'abord que, dans notre pays, notre langue occupe la place qui est la sienne. Et c'est l'esprit de la loi que je soumets au Parlement dès ce printemps. Nos concitoyens comprennent bien l'importance de ce combat intérieur de promotion du français, puisque deux sondages récents indiquent leur totale identité de vues avec mes objectifs. Au plan international, je le répète, il s'agit, grâce à une langue de partage, d'offrir une voie originale à tous ceux qui refusent la fatalité de l'uniformisation du monde sous l'effet du rouleau compresseur américain.
Paris-Match : Nous enseignons La Fontaine aux petits Vietnamiens alors que les Américains les abreuvent de Madonna et Jackson. Ils sont certains de gagner. De plus, la télévision par satellite ne dépend pas de votre ministère. C'est pourtant l'arme absolue…
J. Toubon : Je n'ai rien contre ces artistes. La francophonie est un choix de culture heureusement différent qui peut, lui aussi, passer par la diffusion de chansons françaises ou de films. Et c'est exact que la télévision est une arme absolue. C'est pourquoi le gouvernement va prendre les mesures nécessaires pour que TV5, la chaîne francophone, et CFI couvrent l'ensemble du continent asiatique. Un exemple : sans attendre cette mesure générale, j'ai fait en sorte que, dès juin, on puisse recevoir TV5 en direct à Phnom Penh.
Paris-Match : Comment expliquez-vous que nos grands groupes industriels entretiennent un certain flou ou pour dissimuler le plus souvent leur identité française ? Prenez l'exemple de certaines entreprises hôtelières qui, à l'étranger, tentent de gommer toute trace de leur origine.
J. Toubon : Je l'ai dit à nos cadres présents à Hanoï et Hô-Chi-Minh Ville : en agissant ainsi, nos groupes industriels misent sur le court terme. Cette politique les banalise et, en perdant leur originalité, ils soutiendront de moins en moins bien la concurrence américaine. Les clients finiront par préférer l'original à la copie et ceci est particulièrement vrai pour l'hôtellerie où la touche française est très appréciée. Le choix du long terme est celui d'entreprises qui gagnent en compétitivité en investissant sur cette originalité du statut linguistique spécifique.
Paris-Match : Trouvez-vous normal que, dans un avion d'Air Inter allant de Paris à Quimper, on inflige aux passagers des annonces en anglais ? Nous sommes peut-être, en réalité, les premiers à angliciser la France...
J. Toubon : Je ne trouve pas cela normal et j'espère que mon projet de loi pourra y remédier. Mais, tout seul, je ne peux pas changer les règlements de l'aviation civile.
Paris-Match : Beaucoup de publicités se font directement en anglais, les titres de films américains diffusés en France ne sont plus traduits. Alors qu'au Québec, le film de Spielberg sur les dinosaures s'intitulait « Parc jurassique ».
J. Toubon : C'est comme cela que je l'ai toujours appelé. C'est beaucoup plus joli. Sur le fond, tout cela doit être progressivement et intelligemment remis en question. Ce sera un travail long de faire comprendre qu'utiliser notre langue n'est pas « anti-commercial ». Le Québec a démontré que le respect de la langue n'est ni un recul, ni un obstacle à la modernité.
Paris-Match : Pour vous, il y a longtemps que le français est une cause nationale, puisqu'en 1992, alors député, lors de la révision de la Constitution, vous avez obtenu l'adoption de l'article précisant : « Le français est la langue de la République. » Chez vous, les mots n'existent-ils qu'en tricolore ?
J. Toubon : Face à une certaine démission linguistique, la défense du français est une cause nationale. Le fait de rappeler solennellement que le français est la langue de la République ne signifie pas qu'il ne doit pas s'enrichir d'emprunts étrangers ni que les langues régionales n'ont pas droit de cité. Tenir compte de cela, c'est écrire l'histoire du français. Trois couleurs, c'est le début de l'arc-en-ciel. Dans cet esprit d'ouverture, je veux relever le défi du futur lancé par l'émergence des nouvelles technologies de communication. Le choix est simple : ou le français est présent dans ces technologies du futur, et il continuera d'exister, ou il est absent et, mort, il deviendra un jour le latin de l'anglais. La réforme en cours doit préposer la France et l'Europe à ce passage du siècle.
Paris-Match : Votre projet de loi sur l'emploi du français en France signifie donc que notre langue a besoin d'être défendue, non seulement à l'étranger, mais jusque dans l'Hexagone ?
J. Toubon : Le français n'appartient pas aux François. Et c'est tant mieux. Mais comment promouvoir notre langue ailleurs si elle n'est pas respectée chez nous ? Je veux que le français vive pour et par tous, y compris par les jeunes dont les expressions peuvent lui éviter un certain ensablement.
Paris-Match : Vous exercez une tutelle sur la Délégation générale à la langue française. Celle-ci vient de publier au « JO » un « Dictionnaire des larmes officielles. » En fait, vous êtes arbitre du bien parler. Et au football le « corner » devient « coup de coin », « l'air shot » du golf une « toile » et le « fast food » un « restovite ».
J. Toubon : Même si tout le monde le fait, il serait mieux de ne pas mélanger les choses. D'une part, la Délégation générale à la langue Française et le « JO » ont publié un recueil de tous les termes créés depuis 1972 par les commissions de terminologie. Les mots « ordinateur », « logiciel », « immunodépressif » n'existaient pas il y a un siècle. Il faut bien les nommer. Parfois il existe des termes étrangers et il faut bien arbitrer : c'est le travail des commissions. Elles peuvent réussir ou faire des choix moins heureux, c'est le peuple et le temps qui tranchent en définitive. Je n'ai rien créé de nouveau. L'Académie française définit le bon usage et le gouvernement n'a jamais eu l'idée de réglementer la manière de parler. D'autre part, mon projet de loi vise seulement à garantir que, en France, le citoyen, le salarié, le consommateur puissent recevoir, au moins, des informations en français. C'est la moindre des choses et cela n'a rien à voir avec une quelconque « dictature » sur les mots. Dans un monde d'échange et de banalité, j'ai l'ambition qu'au XXIe siècle notre identité, nos diversités accumulées continuent de s'exprimer. C'est cela que nous pouvons apporter à la culture de l'humanité. Vous savez ce qui agace le plus chez les Français ? C'est qu'ils ne veulent jamais être ou faire comme les autres. En fait, c'est notre plus grande force, c'est cette liberté que les hommes attendent de nous. Pour servir les autres, soyons donc exigeants.