Texte intégral
Bosnie
Conférence de presse conjointe du ministre des Affaires étrangères, de M. Alain Juppé et de M. Douglas Hurd à l'issue de l'entretien avec le Premier ministre britannique, M. John Major, propos du ministre (Londres, 25 avril 1994)
Je me suis réjoui de la conversation très approfondie que je viens d'avoir avec le Premier ministre, M. John Major. Quant à notre réunion à trois, Warren Christopher, Douglas Hurd et moi-même, elle a permis, je crois, de franchir un nouveau pas important dans notre action en Bosnie. Nous avons d'abord pu constater notre totale convergence de vues pour ce qui concerne des aspects militaires de la situation. Nous sommes également attachés à une stricte application des résolutions du Conseil de sécurité et des décisions de l'Alliance atlantique. Et nous devons donc rester très vigilants, d'abord dans les heures qui viennent à Gorazde, et également vis-à-vis des autres zones de sécurité.
Sur le plan diplomatique, comme vous le savez, j'ai souhaité pour ma part depuis plusieurs semaines que l'on aille vers une position commune des grandes puissances. La constitution du groupe de contact, qui va se réunir pour la première fois demain à Londres, est donc une décision que j'accueille avec beaucoup de satisfaction. Ce groupe, dans mon esprit, doit travailler vite et concrètement. Vite, cela signifie qu'il est question de semaines et non pas de mois, et concrètement, je veux dire par là que le groupe doit réfléchir à des questions comme la répartition des territoires en Bosnie ainsi que, comme l'a dit Douglas Hurd, aux conditions d'une cessation générale des hostilités sur le territoire de la Bosnie.
Nous devons rester lucides. Il faudra encore beaucoup d'efforts et sans doute, du temps, pour parvenir à un règlement global, mais je pense que nous sommes allés aujourd'hui un peu plus loin dans la bonne direction. Je voudrais terminer en disant que depuis un an maintenant, je travaille avec Douglas Hurd en parfaite intelligence sur ces questions, et je crois que la coopération entre la France et la Grande-Bretagne, exemplaire dans ce dossier, est une des conditions de la réussite. (…)
Q. : Est-ce que la groupe de contact n'est pas une solution de désespoir parce que vous ne pouvez pas faire autre chose ?
R. : Non, nous sommes dans la difficulté mais nous ne sommes pas dans le désespoir. Ce qui vient de se passer à Gorazde nous a tous bouleversés. C'était inacceptable et comme je l'ai dit, la communauté internationale n'a vraisemblablement pas réagi assez vite et assez fort pour l'empêcher. Et cela ne doit pas nous faire oublier ce qui se passe ailleurs en Bosnie. Le cessez-le-feu entre Croates et Musulmans tient. La situation dans les Krajina s'est stabilisée. Sarajevo a recommencé à vivre et est sur la voie de la normale. Des progrès ont donc été enregistrés. Il faut continuer, sans se décourager.
Q. : Vous êtes au courant que le monde musulman est furieux de ce qui se passe en Bosnie et des méthodes adoptées par l'Occident vis-à-vis de ce qui se passe à Gorazde et en Bosnie. Et aujourd'hui on est en train de parler de méthodes diplomatiques alors que deux ans ont prouvé que ce n'est pas suffisant pour faire face à ce qui se passe en Bosnie…
R. : J'ai déjà eu l'occasion de répondre souvent à cette question. Je dirai simplement UE s'il y a deux pays qui sont bien placés pour ne pas recevoir des leçons de morale, c'est la Grande-Bretagne et la France. Nous sommes sur le terrain, nous finançons, par le biais de l'Union européenne, une large partie de l'aide humanitaire, et depuis un an je ne connais pas d'initiative diplomatique qui ne soit peu ou prou poussée par la France et la Grande-Bretagne.
Bosnie
Interview du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, aux télévisions françaises (Londres, 25 avril 1994)
Q. : Vous avez eu aujourd'hui une rencontre de travail pour "mettre en phase" les positions américaines, britannique et française. Est-ce vraiment très clair maintenant, pour aller de l'avant vis-à-vis des Serbes ?
R. : Ces positions étaient déjà pratiquement identiques. Nous avons voulu le vérifier ici. Cette réunion a été positive, elle nous a permis de franchir maintenant une étape, celle que la France souhaitait depuis longtemps : je veux parler de la mise en place dès demain, ici à Londres, de ce que j'ai moi-même appelé le groupe de contact et de négociation. C'est un groupe qui va réunir des représentants des États-Unis, de la Russie, de l'Union européenne et des Nations unies pour définir une position commune. Vous savez qu'il y a des semaines et des semaines que la France dit : on ne s'en sortira pas si on n'arrive pas à parler le même langage. À force de discuter séparément, les belligérants sur le terrain utilisent des différences éventuelles dans le langage des uns et des autres. Il faut donc parler de la même voix, et ceci a été décidé, avec un programme de travail qui porte notamment sur la répartition géographique des territoires en Bosnie, et également sur la recherche d'une cessation globale des hostilités sur l'ensemble du territoire.
Q. : Pensez-vous que cette fermeté va faire reculer les Serbes ?
R. : Elle va les faire reculer.
Q. : Définitivement ?
R. : L'objectif, c'est de faire reculer les Serbes mais aussi de trouver une solution globale, car il faut mettre d'accord les trois parties.
Nous avons aussi, au cours de cette réunion redit avec beaucoup de clarté que nous étions décidés les uns et les autres, Américains, Britanniques et Français, à faire respecter les résolutions du Conseil de sécurité et les décisions de l'Alliance atlantique.
Cela veut dire que, d'ici mercredi à Gorazde, les Serbes doivent se retirer dans un périmètre de 20 km et que nous allons être très vigilants.
Cela veut dire aussi que, s'il y a la moindre attaque sur les autres zones de sécurité, il ne faut pas recommencer ce qui s'est passé hélas à Gorazde. C'est-à-dire qu'il faudra réagir vite et fort. Voilà un message qui est clair et est adressé à la fois par M. Christopher, M. Hurd et par moi-même.
Q. : Depuis que dure le conflit, pourquoi la communication n'a-t-elle toujours pas été établie parfaitement ?
R. : Parce qu'on est parti de points de vue très différents : le point de vue des Américains n'était pas le nôtre, celui des Britanniques était aussi différent. Au sein des Douze, il a fallu beaucoup de travail pour unifier les choses et je crois que le gouvernement français a joué là un rôle positif, d'ailleurs tout le monde s'accorde à le reconnaître.
Permettez-moi de rappeler que, la semaine dernière, nous nous étions fixés trois objectifs : une résolution du Conseil de sécurité arrêtant le massacre à Gorazde tout d'abord. Tout le monde a accueilli cette idée avec beaucoup de scepticisme ; elle a été votée à l'unanimité, développé par l'Alliance atlantique, et elle est aussi appliquée puisqu'enfin, les hélicoptères peuvent évacuer les blessés des hôpitaux de Gorazde et que les bombes ont cessé de tomber sur la ville. Deuxièmement, notre deuxième objectif était d'éviter qu'il y ait d'autres Gorazde. Le dispositif est en place, il faut être très vigilant pour qu'il soit appliqué.
Enfin, notre troisième objectif était une réunion à quatre pour commencer à progresser sur la voie diplomatique, elle aura lieu demain ici à Londres.
Q. : Que pensez-vous de la faiblesse de la première réaction internationale ?
R. : Vous parlez de Gorazde car à Sarajevo, nous avons été très déterminés. À Gorazde, il y a eu une erreur ; on a sous-estimé l'opération montée par les Serbes, qui était une opération d'agression, et alors que toutes les conditions étaient remplies pour frapper vite et fort, la réaction a été tardive et homéopathique. Il faut en tirer les leçons pour l'avenir.
Q. : N'y a-t-il pas eu une erreur de jugement de la part de M. Boutros-Ghali ?
R. : Mon rôle n'est pas de désigner les responsables, mon rôle est d'essayer de faire en sorte que cela ne se reproduise pas à l'avenir. Je pense que le dispositif est maintenant en place. La vigilance des grandes puissances la communauté de vues entres les Américains, les Britanniques, les Français mais aussi les Allemands, et d'autres, et les Russes nous garantira que ces erreurs de manœuvre de Gorazde, qui ont hélas été dramatiques puisque des centaines de personnes y ont laissé leur vie, ne se reproduisent plus.
Q. : Les Russes ne semblent pas avoir toujours une position très claire ?
R. Je pense que les Russes se sont beaucoup rapprochés de nous. C'est l'effet bénéfique de leur implication dans la discussion. Souvenez-vous que, lorsqu'il y a eu l'ultimatum de Sarajevo, j'avais dit moi-même : il faut que dans le même temps, les Américains et les Russes entrent dans le processus. Ils y sont entrés et ils ont bien vu à quel point c'était difficile. D'où, peut-être, l'évolution de l'attitude russe vis-à-vis de l'extrémisme de certaines parties serbes.
Q. : Vous êtes un homme de fermeté. Pensez-vous que Gorazde sera la dernière erreur d'appréciation des pays occidentaux ?
R. : Comment pourrais-je répondre "oui" à cette question ? L'affaire est d'une telle complexité, le nombre d'acteurs est si grand que je me garderai bien de faire une réponse aussi téméraire. Ce que je veux dire, c'est que le gouvernement français, que ce qui le concerne, sera d'une vigilance de tous les instants et essaiera de jouer un rôle. Nous ne pouvons pas nous substituer à toutes les grandes puissances mais nous pouvons faire entendre notre voix et je crois que c'est ce qui se passe depuis plusieurs mois.
Q. : Que peut apporter le prochain calendrier de rencontres ?
R. : Un progrès vers la solution, je vous l'ai dit, le groupe de contact se réunit demain, et nous avons insisté, M. Christopher, M. Hurd et moi-même, pour que ce groupe de contact reçoive des instructions fermes, qu'il ne s'enlise pas dans des discussions infinies. Il faut que son travail se compte en semaines et non pas en mois.
Bosnie
Interview du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, aux radios françaises (Londres, 25 avril 1994)
Q. : Qu'est-il sorti de concret de votre entretien avec Douglas Hurd et Warren Christopher ?
R. : Cette réunion était très utile. Pour répondre tout de suite à votre question, l'une des décisions concrètes que nous avons confirmées aujourd'hui, c'est la mise en place de ce que j'ai appelé moi-même le groupe de contact entre les États-Unis, la Fédération de Russie, l'Union européenne et les Nations unies.
Vous savez que la France a souhaité depuis plusieurs semaines que les grandes puissances définissent une position commune, de façon à pouvoir ensuite exercer les pressions nécessaires vis-à-vis des belligérants. Cette idée entre enfin dans les faits et demain, ici, à Londres, ce groupe de contact tiendra sa première réunion. À l'ordre du jour, le rapprochement de nos positions, d'abord sur les questions territoriales – vous savez que la répartition entre la communauté Serbe, la communauté musulmane et la communauté croate a été acceptée dans ses pourcentages, que toute le monde connaît ; en revanche, la "qualité" de la carte, comme l'on dit, c'est-à-dire la répartition des territoires, fait toujours problème. Il faut y travailler maintenant d'un commun accord. Dans le même temps, ce groupe de contact travaillera à réunir les conditions d'une cessation générale des hostilités dans l'ensemble de la Bosnie, dans les délais aussi rapprochés que possible. Voilà le premier aspect de nos discussions et, de ce point de vue donc, elles ont abouti à un résultat concret.
J'ai également évoqué, de même que M. Christopher et M. Hurd les aspects militaires. Le fait de s'engager plus avant dans le processus diplomatique ne doit pas signifier que nous relâchions la pression sur le terrain. J'ai en tête, quand je dis cela, des faits précis. D'abord la deuxième étape de l'ultimatum sur Gorazde. La première étape a été franchie dans des conditions à peu près satisfaisantes. Il faut maintenir que, d'ici mercredi, les Serbes se retirent dans un rayon de 20 km autour de la ville et nous sommes bien décidés à faire respecter ensemble, avec les Nations Unies et l'Alliance atlantique cette injonction qui a été donnée. Deuxième aspect, ce sont les autres zones de sécurité qui sont désormais protégées, elles aussi, par les résolutions du Conseil de sécurité et le cas échéant, toute autre agression ou offensive qui serait déclenchée par les Serbes à l'extérieur de ces zones.
Il y a donc, là encore, une complète convergence de vues entre Américains, Britanniques et Français pour faire preuve de la plus grande clarté, de la plus totale fermeté vis-à-vis des agresseurs.
Q. : Si les Serbes ne respectent pas cet ultimatum de mercredi ?
R. : Eh bien, le dispositif est en place. Il s'agit, vous le savez, des frappes aériennes. Les cibles ont été très clairement définies par l'Alliance atlantique en liaison avec les Nations unies. J'ai constaté que, mes collègues comme moi-même étions décidés à faire respecter cette prescription ; la communauté internationale ne peut pas reculer.
Il y a eu, je l'ai reconnu moi-même, une réaction insuffisante lorsque les Serbes ont commencé à attaquer Gorazde. Nos frappes aériennes opérées à l'époque étaient homéopathiques alors qu'il fallait réagir vite et fort. On se rend compte que c'est le seul langage que comprennent les agresseurs ; il faut donc le tenir et non seulement le tenir mais l'appliquer dans les délais qui ont été enjoints par la communauté internationale.
Q. : Vous pensez que le différend qu'il y a eu entre l'ONU et l'OTAN ne se répétera pas une nouvelle fois ?
R. : On ne peut pas parler de différend, il y a eu une différence d'appréciation dans le calendrier. C'est vrai qu'il nous a semblé que les Serbes avaient mis du temps à se plier aux injonctions de l'ultimatum mais finalement, cela a été fait puisque le cessez-le-feu est obtenu et que le retrait dans les 3 kilomètres est effectif selon les autorités de la FORPRONU.
Q. : Le groupe de contact sera à quel niveau ?
R. : Le groupe de contact se tient au niveau des ambassadeurs, des représentants permanents de chacune des puissances que j'évoquais.
Q. : Qu'en est-il du projet de sommet ?
R. : Ce projet reste l'objectif de toutes les parties, après les réunions du groupe de travail qui vont préparer le terrain, comme il se doit. La France continue à souhaiter une réunion au niveau ministériel parce qu'il faut bien à un moment ou à un autre, donner suffisamment de solennité aux orientations qui seront prises. Le président de la République française a par ailleurs souhaité un sommet, lequel est également souhaité par le Président de la Fédération de Russie et n'a pas été écarté par le Président des États-Unis. Donc cette idée doit aussi cheminer. Je reconnais qu'il faut préparer les choses : on ne réunit les chefs d'État et de gouvernement pour une congratulation générale. Il faut qu'une décision puisse être prise à cette occasion, et c'est précisément le rôle du groupe de contact.
Q. : Est-ce que ce sera l'objet de la réunion de Genève mercredi où doivent se rendre MM. Kozyrev et Christopher ?
R. : M. Christopher se rend demain à Genève pour voir M. Kozyrev. Et moi-même, j'irai voir M. Kozyrev à Genève mercredi matin. L'objet sera le même que celui de la réunion que nous avons eue ici aujourd'hui à trois, c'est-à-dire faire progresser la réflexion en commun et nous permettre de donner les orientations nécessaires au groupe de contact et de négociation. Donc, je me permets de rappeler que c'est une proposition française qui voit le jour demain.
Q. : Vous voulez dire qu'il n'y aura pas de réunion à quatre à Genève ?
R. : Dans l'état actuel des choses non. Il y aura des contacts bilatéraux, mais il y aura la réunion du groupe de contact à quatre à Londres, demain.
Q. : Est-ce qu'un groupe de contact au niveau des ambassadeurs ne veut pas dire qu'il faudra encore du temps ?
R. : Pourquoi ? Vous croyez que les ambassadeurs ne travaillent pas bien ? Ils travaillent vite.
Q. : On attendait un groupe de contact au niveau ministériel à Genève ?
R. : Non, notre objectif était d'avoir un groupe de contact à ce niveau-là suivi, lorsque les choses auront suffisamment avancé d'une rencontre ministérielle et puis d'une rencontre à plus haut niveau.
Cela dit, il faut aller vite et nous avons demandé – nous sommes tombés d'accord tous les trois aujourd'hui sur ce point – au groupe de contact de travailler vite. Il ne s'agit pas d'engager un processus de plusieurs mois, c'est en semaine que doit se compter le calendrier.
Q. : Avez-vous l'impression qu'il y a des différences notables d'appréciations aujourd'hui encore ?
R. : Non, je n'en ai pas vu aujourd'hui et c'est pour cela que j'ai qualifié cette réunion de constructive. Sur la nécessité d'avoir une très grande détermination dans l'application des résolutions du Conseil de sécurité et de l'Alliance atlantique sur le terrain, nous sommes tout à fait en phase, M. Christopher, M. Hurd et moi-même, ainsi que sur la nécessité d'avoir maintenant une procédure permettant de négocier, non pas bilatéralement, avec toutes les possibilités de différences d'appréciations que ceci peut contenir mais ensemble. Il y a également aujourd'hui une position tout à fait claire et la meilleure preuve en est, je vous le répète, cette réunion de demain.
Q. : Peut-on savoir si la décision française de ne pas laisser toutes ses troupes à Gorazde a été évoquée ?
R. : Non, mais je peux l'évoquer moi-même et je vais dire pourquoi nous avons pris cette décision parce qu'elle a donné lieu, me semble-t-il, à des interprétations inexactes. Nous n'avons pas pris cette décision du tout parce que nous hésitions à aller dans Gorazde. Nous avons conditionné l'envoi de nos Casques bleus à la réalisation des prescriptions de l'ultimatum. Pour dire les choses plus simplement, tant que nous n'avons pas eu la certitude, que, d'une part le cessez-le-feu était général sur Gorazde et que, d'autre part, le retrait dans la zone des trois kilomètres était accompli, nous avons dit clairement au Secrétaire général des Nations unies que nous n'allions pas envoyer des soldats dans la "gueule du loup", pour servir d'otages aux Serbes. Lorsqu'il a été confirmé officiellement, par les responsables de la FORPRONU et le représentant spécial du Secrétaire général que ces deux conditions, le cessez-le-feu et le retrait dans les trois kilomètres, étaient respectées à ce moment-là, le Premier ministre a donné le feu vert pour le départ de notre contingent. C'est donc une preuve de fermeté et de cohérence de la France.
Q. : Qu'est-ce qui vous faisait penser que cette fois-ci les Serbes allaient respecter le cessez-le-feu ?
R. : Tout simplement, le précédent de Sarajevo. À la différence des fois précédentes, à Sarajevo le cessez-le-feu est respecté depuis deux mois, les troupes se sont retirées et les armes lourdes, malgré le début des rechutes qu'on avait craint il y a deux ou trois jours, sont toujours sous contrôle de la FORPRONU. Donc, on voit bien que l'opération là, à Sarajevo, a réussi. Il faut donc se donner les moyens de la faire réussir dans les mêmes termes à Gorazde et de prévenir tout autre Gorazde ailleurs. La seule erreur qui a été commise, c'est la faiblesse de la première réaction de la communauté internationale lorsque les Serbes ont repris l'offensive sur Gorazde. On a rectifié les choses grâce à la résolution du Conseil de sécurité. Permettez-moi de rappeler que, quand j'ai proposé la semaine dernière cette résolution, le scepticisme était général ; j'entendais dire partout que cela ne servirait à rien. Elle a abouti à la résolution de l'Alliance, à un nouvel ultimatum et l'ultimatum a abouti aujourd'hui à ce qu'enfin, on puisse évacuer les blessés des hôpitaux de Gorazde et éviter que les bombes ne continuent à tomber sur des hommes, des femmes, des enfants ou des vieillards.
Q. : Dans cette faiblesse de la réaction internationale, quel a été le chaînon faible en quelque sorte ?
R. : Il faut en tirer des enseignements pour l'avenir, entre nous. Ce n'est pas la peine de déballer sur la place publique tel ou tel différend, cela ne sert à rien.
Q. : Sur la mise en place d'éventuelles négociations, notamment sur ce que veulent les Serbes, les Américains se sont-ils engagés vraiment ?
R. : Nous sommes convenus que c'était la tâche du groupe de contact. On chemine petit à petit. Il y a quand même beaucoup de chemin parcouru depuis un mois et demi ou deux mois, la première fois que j'ai évoqué la nécessité d'une négociation à quatre pour unifier les positions, je n'ai pas eu un franc succès ; aujourd'hui le groupe se met en place.
Q. : Si on n'aboutit pas à un cessez-le-feu, est-il admis dorénavant que ce sont les commandants militaires sur le terrain qui pourront demander et obtenir dans tous les cas des frappes aériennes ?
R. : Non, la séquence est bien connue. Les commandements demandent bien entendu, ils en réfèrent au commandement de la FORPRONU et M. Akashi, représentant spécial du Secrétaire général prend à ce moment-là les décisions avec le commandement de la FORPRONU, c'est cela la séquence.
Q. : Il n'est pas exclu que M. Akashi puisse de nouveau s'y opposer ?
R. : Il est impossible de rompre le système de double clé Nations unies - Alliance atlantique parce qu'il y a des avions mais il y a aussi des hommes sur le terrain. La France a veillé de façon très précise tout au long de cette négociation à ce que la double clé soit maintenue et nous n'avons pas changé d'avis sur ce point. Simplement, M. Akarshi est sous la responsabilité du Secrétariat général qui est lui-même là pour exécuter les résolutions du Conseil de sécurité. Ces résolutions, nous les votons, la France est membre permanent et donc elle a un droit de regard sur les décisions qui sont prises. Elle a bien l'intention de le faire jouer. C'est pour cela qu'hier, lorsqu'elle avait la conviction que les conditions n'étaient pas réunies, elle a fait savoir qu'elle n'enverrait pas son contingent à Gorazde. Cela vous prouve que nous avons là aussi un impact très direct sur la décision, c'est normal.
Bosnie
Interview du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à la BBC (Londres, 25 avril 1994)
Q. : J'ai discuté, il y a quelques instants, du plan de paix pour la Bosnie avec le ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé. Je lui ai demandé comment il pourrait persuader une communauté mondiale sceptique qu'un nouveau plan de paix pour la Bosnie pourrait être réellement appliqué ?
Q. : Nous avons fait appliquer nos principes à Sarajevo et nous sommes en train de la faire à Gorazde, compte-tenu de l'objectif qui était le nôtre lorsque nous avons approuvé la résolution du Conseil de sécurité et la décision de l'Alliance atlantique qui a été prise sur Gorazde.
Q. : Le problème cependant est que les Serbes même s'ils ont cessé de bombarder Gorazde à présent, et sont en train de retirer leurs armes lourdes, sont encore là-bas, leur infanterie ne se retire pas, est-ce que cela ne signifie pas que Gorazde est en fait neutralisée ?
R. : Non, je ne pense pas. Sarajevo n'est pas neutralisée. La vie recommence à Sarajevo et nous avons le même objectif à Gorazde et cela n'est qu'un premier pas, bien sûr, parce que la solution sera diplomatique et politique, et non militaire. Nous devons avoir un cessez-le-feu, puis l'arrêt des hostilités, puis un retrait des troupes, puis un règlement politique ; et ensuite le retrait, le retrait final des troupes serbes ne se produira que lorsque nous aurons un règlement politique et global en Bosnie, naturellement.
Q. : Pensez-vous vraiment, Monsieur le ministre, que vous pourrez obtenir des Serbes, non pas seulement qu'ils s'arrêtent là où ils sont, non pas seulement un cessez-le-feu, mais qu'ils se retirent de là où ils sont ?
R. : Les Serbes ont accepté un pourcentage du territoire, du territoire de Bosnie, d'environ 50 %, donc ils doivent se retirer d'environ 20 % compte-tenu de leur présence à présent sur le terrain et ceci est un objectif.
lundi 25 avril 1994
RTL
R. Artz : Finalement, les Serbes se sont, semble-t-il, conformés à l'ultimatum de l'OTAN, quelle leçon doivent en tirer les grands pays, dont la France ? On a pu avoir l'impression que les pays occidentaux n'avaient pas été suffisamment fermes ou vite.
A. Juppé : C'est vrai, je l'ai dit moi-même. Lorsque les Serbes ont commencé à agresser Gorazde, la réaction a été trop lente et trop faible. Il faut en tenir compte à l'avenir. Je voudrais souligner le fait que ce qui est en train de se passer pendant que nous parlons est dans la droite ligne des initiatives que la France a prises depuis quelques jours. Nous avions souhaité que le Conseil de sécurité refuse le fait accompli à Gorazde, cela a été acquis grâce à une résolution votée à l'unanimité sur proposition de la France, le scepticisme régnait sur l'efficacité de cette résolution. Nous avons immédiatement fait en sorte que l'Alliance atlantique lui apporte le soutien de la force. Et ceci a poussé les Serbes à reculer trop lentement car les prescriptions de l'ultimatum n'ont pas été respectées à la lettre et je m'en suis moi-même un peu inquiété. Et puis, les informations dont nous disposons aujourd'hui tendent à montrer que le cessez-le-feu est enfin respecté et que les Serbes ont évacué la zone de trois kilomètres comme cela leur avait été demandé.
R. Artz : Il reste une partie de l'ultimatum concernant les armes lourdes ?
A. Juppé : Vous avez raison, il va falloir y tenir la main. J'ai entendu des déclarations du représentant spécial du secrétaire général de l'ONU sur le terrain, M. Akashi, disant qu'il allait y veiller, et nous allons y veiller aussi. Je crois qu'il faut faire comprendre aux Serbes que nous sommes décidés à la fermeté. Ce qui s'est passé à Gorazde, je le répète, a été un mauvais fonctionnement du système sur le terrain. Il ne faut pas que cela se reproduise dans les autres zones de sécurité et là encore, les précautions ont été prises aussi bien par les Nations unies que par l'Alliance atlantique.
R. Artz : Vous pensez qu'il y a un risque pour les autres zones de sécurité ?
A. Juppé : Après Sarajevo, où l'ultimatum avait fonctionné de manière satisfaisante, on avait pu penser que les Serbes avaient compris. Et puis Gorazde a montré leur détermination à se comporter sauvagement sur le terrain, car ils continuent à le faire en quittant Gorazde, ils bloquent encore les évacuations humanitaires, ils font sauter des installations collectives. Donc, ils se comportent sauvagement. Il n'y a aucune raison de penser qu'ils ont renoncé à le faire dans les autres zones de sécurité. D'où la nécessité d'une extrême vigilance et d'une extrême fermeté si ça recommençait. Dans le même temps, et ça aussi c'était une initiative française, il ne faut pas, bien sûr, négliger la voie diplomatique. Et de même qu'il faut être très ferme sur le terrain, il faut être opiniâtre, je dirais même entêté, pour obtenir que le processus diplomatique se noue. C'est dans cet esprit que je vais cet après-midi…
R. Artz : Quel est l'objectif de cette rencontre avec vos homologues américains et anglais ?
A. Juppé : Vous savez que la France a proposé, par la voix du président de la République, et le gouvernement avait également fait cette proposition, une rencontre des grandes puissances sans lesquelles le conflit ne se règlera pas : la Fédération de Russie, les pays de l'Union européenne et les Nations unies. Il faut préparer maintenant très activement cette rencontre et la première réunion que nous avons tous les trois cet après-midi va dans ce sens. Il faut définir une position commune pour dire ensuite aux belligérants : maintenant, revenons à la table de négociation et discutons sérieusement. Les principes ont été fixés, mais nous n'arrivons pas séparément à provoquer cette négociation globale. Il faut maintenant le faire parce qu'on le voit bien, quelle que soit la nécessité de l'extrême fermeté sur le terrain, ce n'est pas ça qui, globalement, permettra de parvenir à la paix.
R. Artz : Comment peut-on y arriver ?
A. Juppé : Nous avons un moyen de pression fort sur les Serbes, je parle des Serbes de Belgrade, ce sont les sanctions qui font mal et qui doivent continuer à faire mal tant que les serbes ne se seront pas montrés plus coopératifs. Il faut surtout que les Russes, les Américains et les Européens parlent le même langage. Car ce qui s'est passé au cours des dernières semaines, c'est que les belligérants ont joué des différences qu'il pouvait y avoir entre nous. Et ce même langage doit s'unifier autour des grands principes du plan de l'Union européenne, c'est-à-dire une Bosnie-Herzégovine qui en soit une, un système institutionnel très souple entre les trois communautés et un partage du territoire. Les pourcentages ont été acceptés par tout le monde, il faut maintenant dessiner la carte pour qu'on sorte enfin du dialogue de sourds ou l'on s'empêtre depuis des mois et des mois.
R. Artz : Et donc fermeté et diplomatie doivent être associées ?
A. Juppé : Bien entendu, parce que pendant que les diplomates discutent, il faut qu'on fasse savoir aux belligérants que s'il faut frapper par la voie aérienne pour faire respecter les décisions de la communauté internationale, nous sommes maintenant déterminés à le faire vite et fort.
R. Artz : On a beaucoup dit qu'une Europe plus unie aurait pu arrêter le conflit, c'est une vue de l'esprit ?
A. Juppé : Non, c'est un objectif pour le moyen terme. Il est vrai que s'il y a deux ans, l'Europe avait disposé par exemple d'une force d'action rapide capable de projeter 50 000 hommes sur le terrain, on aurait pu avoir l'effet dissuasif nécessaire. Mais je ne crois pas non plus qu'il faille tirer systématiquement sur l'Europe comme sur le pianiste, elle ne disposait pas, parce que cela n'existait pas dans les traités, de l'instrument nécessaire pour mener une politique extérieure et de sécurité commune. Ça existe depuis six mois à peine et nous en sommes aux balbutiements, il faudra aller plus loin parce que c'est vrai qu'aujourd'hui on a un peu de mal à faire fonctionner ces institutions.
R. Artz : C'est un thème central la Bosnie, dans la campagne qui va s'ouvrir pour les élections européennes ?
A. Juppé : Que peut apporter l'Europe dans les cinq ans qui viennent ? C'est un plus dans deux domaines qui touchent les Français de très près, comme l'ensemble des Européens. L'emploi et la croissance d'abord, et ensuite la paix car nous sommes dans un continent, on le voit bien, devenu beaucoup plus imprévisible, plus instable et donc beaucoup plus dangereux depuis la chute du mur de Berlin qui nous a tous réjouis.
R. Artz : Quel est le score souhaitable pour la liste menée par D. Baudis ?
A. Juppé : Le meilleur et le premier. Et pour ma part, je n'emploierai avec le RPR à faire en sorte qu'il en soit ainsi parce que cette liste est celle de la majorité, c'est-à-dire du RPR et de l'UDF et c'est donc aussi d'une certaine manière, la liste du gouvernement qui est soutenue par cette majorité.
R. Artz : Le président de la République se rend en Ouzbékistan et au Turkménistan, vous ne l'accompagnez pas, c'est très rare ?
A. Juppé : La règle veut que j'accompagne le président de la République dans ses déplacements, mais je lui ai demandé de tenir compte de la situation internationale et notamment en Bosnie, de la réunion que j'ai cet après-midi à Londres et peut-être, dans les jours qui suivent à quatre, et le président de la République a bien voulu comprendre que ma présence à Paris était peut-être utile.