Interview de M. François Léotard, ministre de la défense, dans "Le Monde" du 29 avril 1994, sur le projet de loi de programmation militaire.

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Média : Le Monde

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Le Monde : Il y a un an que vous êtes ministre de la Défense. Vous avez rédigé un Libre blanc et une loi de programmation militaire. Vos adversaires disent que ces deux textes sont, en réalité, des « bâtards » de la cohabitation. Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de n'avoir fait aucun choix ?

François Léotard : Depuis le lancement du nouveau programme d'arme de précision tirée à grande distance (APTGD) jusqu'au décalage du missile nucléaire M.5, il n'y a que des choix dans cette loi de programmation ! Choix de la simulation pour le nucléaire, choix du sous-marin d'attaque de nouvelle génération, choix du spatial militaire, choix du renforcement du service de renseignement, choix d'une plus grande professionnalisation de l'armée de terre, etc. Ceux qui parlent des « non-choix » font, en réalité, trois types de reproches au gouvernement : celui de ne pas avoir pris de décision sur l'avenir du plateau d'Albion, celui de n'avoir arrêté aucun programme et celui de ne pas en avoir lancé de nouveaux.

Sur le premier point, nos concitoyens comprendront que c'est au prochain chef de l'État qu'il appartiendra de donner des orientations sur le maintien, ou non, de la deuxième « composante » de notre force de dissuasion (1). Cette question ne pouvait, à l'évidence, trouver de réponse dans la loi de programmation.

Un mot sur le second point : si aucun des grands programmes en cours n'a été annulé, c'est principalement que j'ai jugé prioritaire l'équipement des forces et que la quasi-totalité des équipements arrive en phase de fabrication et de livraison. C'est aussi parce que le maintien de certains programmes réalisés en coopération m'a paru essentiel pour ne pas étouffer dans l'œuf la construction d'une Europe de la défense.

Enfin, troisième remarque : il est vrai qu'un seul nouveau grand programme, celui de l'arme de précision tirée à grande distance (APTGD), a été inscrit dans le projet de loi. D'autres ne le seront qu'une fois réunies les conditions indispensables à leur réalisation : engagement de nos partenaires européens, accord sur les caractéristiques militaires, organisation de structures industrielles garantissant une réalisation des programmes au moindre coût.

Loin d'être une simple « programmation de transition », ce projet de loi est le résultat de trois grandes orientations : donner aux armées des outils conformes aux besoins opérationnels, définis par le Livre blanc ; entretenir et développer la coopération à l'échelle européenne ; ne pas faire une « programmation fourre-tout » en lançant, de manière inconsidérée, des programmes d'armement mal définis, mal négociés, mal organisés, que l'État n'aurait pas, à moyen terme, les capacités de financer. Je ne vois pas en quoi la cohabitation pourrait peser sur l'horizon 2010 (perspective du Livre blanc), date à laquelle s'engagera le troisième septennat de l'après-95.

Le Monde : Quel est ce qu'on pourrait appeler « l'archétype » des guerres qui menacent les intérêts français ? Est-ce la guerre du Golfe ou celle des Balkans ?

François Léotard : Il n'y a probablement pas d'archétype. Les guerres qui ont déjà eu lieu ne se reproduiront pas. Et, bien qu'il faille en tirer des leçons, il me paraît dangereux de vouloir trop s'y référer. Car c'est ainsi que, par manque de réflexion et d'imagination, on prépare la dernière guerre – celle qui n'aura pas lieu – et qu'on se trouve désemparé devant celle qui survient. Il est peut-être temps d'éviter de reproduire les erreurs du passé qui nous ont coûté si cher. C'est, je crois, ce que fait fort bien le Livre blanc.

Il retient six scénarios. Les deux premiers sont : « conflit régional ne mettant pas en œuvre nos intérêts vitaux » dans lesquels sont décrites les situations les plus plausibles auxquelles nous pourrions être confrontés. Des forces importantes et modernes seraient mises en jeu. Nous interviendrions très probablement au sein de coalitions, comme se fut le cas lors de la guerre du Golfe. Ces deux scénarios ont servi à quantifier les forces conventionnelles des trois armées et à définir leurs structures, leurs modes d'action. Ces forces et leurs équipements seront réalisés en plusieurs étapes. La programmation 1995-2000 que je présenterai prochainement devant le Parlement en sera la première.

Le Livre blanc complète ces deux scénarios par quatre autres : 1) L'atteinte à l'intégralité du territoire national hors métropole ; 2) La mise en œuvre des accords de défense bilatéraux ; 3) Les opérations en faveur de la paix et du droit international ; 4) La résurgence d'une menace majeure contre l'Europe occidentale, qui justifie, à elle seule, le maintien de forces de dissuasion suffisante et crédibles.

Le Monde : Vous avez qualifié l'ONU de « machin ». Or, la France lui délègue un maximum de « casques bleus ». Ne faudrait-il pas mieux hiérarchiser désormais nos actions ?

François Léotard : Pour exprimer une frustration légitime devant certaines inadaptations, j'ai utilisé l'expression du général de Gaulle. Tout le monde a pu observer que l'engagement de l'ONU dans des opérations de maintien de paix a, en deux ou trois ans, totalement changé. Dans son ampleur d'abord, puisque le nombre de « casques bleus » dans le monde qui était de 5 000 en 1989, a culminé à 80 000 en 1993. Dans sa forme, ensuite, puisque s'est substituée, à l'interposition pacifique entre belligérants consentants, une action plus proche d'une opération de guerre, par exemple en Somalie et en Yougoslavie.

Il était inévitable que l'ONU, victime de surcroît, des lourdeurs humanitaires, éprouvât des difficultés à s'adapter. Des critiques s'imposaient. Le gouvernement français les a formulées. J'ai moi-même remis un mémorandum à ce sujet, de la part de M. Balladur, à M. Boutros-Ghali dès l'été 1993. Mais l'ONU reste le cadre de droit et d'intervention de la communauté internationale. Elle doit s'adapter aux nouvelles crises qu'elle affronte, et la France entend l'y aider.

Le Monde : On a l'impression que les discussions s'enlisent entre l'OTAN et l'UEO, pour la mise sur pied de ces instruments souples de commandement et de conduite des opérations que sont les groupes de forces multinationales et interarmées (2). Est-ce un signe de la mauvaise volonté des États-Unis ou la preuve que l'identité européenne de défense, dont on parle tant, a du mal à s'incarner ?

François Léotard : Je ne pense pas qu'on puisse parler d'enlisement. L'OTAN s'est attelée dès janvier à la mise en place du « partenariat pour la paix », qui était sa priorité. Dans ce domaine, tout est allé remarquablement vite, puisque quatorze pays y ont adhéré. Et je constate que les Américains et les Européens ont coopéré dans un esprit conforme à la déclaration du sommet atlantique du 10 janvier 1994. Je m'en félicite.

Il reste, en effet, à se livrer à un exercice comparable pour les groupes de forces multinationales et interarmées. Les travaux ont commencé à Bruxelles, et je peux vous dire qu'ils se déroulent dans le même esprit. J'ai bon espoir de les voir aboutir conformément à nos vœux.

Le Monde : Comment résoudre cette contradiction entre le fait que les sociétés occidentales n'acceptent pas l'idée de sacrifice – on évoque, dans les états-majors, cette conception de la « guerre zéro mort » chez soi – et la constatation qu'il y a des périls de plus en plus menaçants autour d'elles ?

François Léotard : Le concept de « guerre zéro mort » est absurde et dangereux. La guerre, qu'on y succombe ou qu'on y réponde, reste une violence. Les démocraties ont toujours du mal à répondre de cette violence. Mais elles doivent accepter, si elles tiennent à leurs valeurs, l'idée du sacrifice. On ne défend bien que ce que l'on aime au péril de sa vie. La phrase de Winston Churchill reste d'actualité. On pense avoir le choix entre la honte et la guerre. On choisit la honte et on a la guerre.

Le Monde : On vous accuse d'introduire la perspective d'une armée à deux vitesses. D'un côté, une structure territoriale lourde et une défense du territoire qui mobilisent beaucoup d'effectifs. De l'autre, une armée « projetable » de 100 000 soldats opérationnels pour des actions extérieures. Comment les faire coexister ?

François Léotard : Le Livre blanc fixe comme objectif à l'armée de terre la mise sur pied de forces « projetables » de 120 000  et 130 000 hommes, professionnels et appelés. Ce chiffre est à rapprocher des 227 000 militaires que comportera cette armée en l'an 2000. Environ 100 000 hommes et femmes seront donc chargés d'assurer des actions indispensables, comme le soutien des forces, la formation et l'instruction, l'encadrement du service national, la préparation de la mobilisation, le fonctionnement des structures territoriales et des états-majors centraux. Ils seront également chargés d'assurer les missions permanentes de sûreté du territoire national.

Il ne s'agit pas d'une armée à deux vitesses, mais d'une armée recentrée vers ses missions opérationnelles au prix d'un allégement des soutiens et des structures territoriales. On ne peut pas nous demander de tirer les leçons de la guerre du Golfe et nous reprocher de le faire.

Le Monde : Une autre critique consiste à vous reprocher de fabriquer une armée de prototypes. On ralentit les commandes, on les retarde, on les met en sommeil. Faute d'avoir su choisir, on fait un peu de tout, à doses homéopathiques, au risque de n'avoir que des échantillons.

François Léotard : Précisément, la programmation fait le choix de privilégier les fabrications et de terminer les programmes en cours, au maximum, dans le but de casser la logique ancienne que vous dénoncez. Il faut donner l'avantage à l'équipement de nos forces. L'actualité nous le rappelle. Citons les programmes préservés : le porte-avions nucléaire, l'avion Rafale-Marine, les sous-marins nucléaires d'attaque, dont le lancement est même anticipé, les frégates Horizon, le char Leclerc, les programmes spatiaux (Syracuse et Hélios). Ce sont, de loin, les plus nombreux.

Certains, c'est vrai, seront retardés. L'hélicoptère NH-90, par exemple, correspond à un vrai besoin. C'est la raison pour laquelle ce programme est maintenu. Cependant, ses caractéristiques étaient très élaborées parce qu'il avait été conçu du temps de la guerre froide. Une remise à plat était nécessaire, pour le revoir complètement et réduire les coûts. On vise une économie de 30 %. Que fallait-il faire ? Ne pas répondre à un réel besoin opérationnel, en arrêtant le projet ? C'eût été incohérent avec mon souci de donner la priorité à l'équipement de nos forces.

Le premier choix est de donner la priorité à la fabrication : 75 % des crédits lui seront consacrés en l'an 2000. Ce choix impose une contrainte sur les études et le développement, qui voient leur part relative se réduire. Ce choix résulte, d'une part, d'un souci de meilleure efficacité dans la gestion des crédits publics – je suis convaincu que l'on peut faire autant avec un peu moins – et, d'autre part, de ma conviction européenne. La construction progressive de l'Europe industrielle de défense permettra une mise en commun plus grande des connaissances et réduira des doublons dans les dépenses publiques de recherche. J'ai fait un pari européen. J'ai été vigilant, cependant, à maintenir les crédits pour la recherche plus fondamentale.

Le deuxième choix, c'est la grande sélectivité dont j'ai fait preuve en limitant le nombre des programmes nouveaux lancés. Il y aura le programme de sous-marin successeur des sous-marins actuels d'attaque, le missile de croisière à la française, des crédits pour démarrer la définition du missile antinavires futur et de l'avion de transport lourd. Mais ce sont les seuls programmes nouveaux.

Le troisième choix, c'est celui de l'industrie et, donc, de l'économie et de l'emploi : 600 000 emplois sont concernés dans des secteurs de pointe à forte activité civile. J'ai réduit les dépenses d'infrastructures des armées, pour augmenter l'effort pour l'industrie. Les compétences sont maintenues, la totalité des plans de charge confortés. J'ai estimé qu'au moment où nos industriels négociaient des rapprochements entre eux ou avec des partenaires étrangers et qu'ils contribuaient de ce fait, à façonner l'Europe de défense, ma responsabilité était de donner à chacun le maximum de chances pour permettre à la France d'occuper le rôle qu'elle mérite en la matière.

Le Monde : Vous avez appelé les industriels à faire la chasse au « gaspi » et à viser des gains de productivité de 2 % par an. Ce faisant, vous les invitez à reconsidérer à la baisse les caractéristiques et les performances de leurs matériels. Peut-on avoir une défense au rabais ?

François Léotard : Il y a deux démarches différentes et complémentaires.

D'abord, la réduction des caractéristiques des matériels. Mon souci est double. Le premier est de remettre à plat quelques programmes conçus, au départ, au moment de la guerre froide, de façon à les adapter au contexte stratégique décrit dans le Livre blanc. L'exemple est le NH-90. Le second est de modifier progressivement la façon de concevoir du ministère de la défense, de sorte que, à chaque fois qu'une caractéristique supplémentaire est demandée, on s'interroge sur son coût avant de prendre la décision. Cela passe par un meilleur dialogue entre les industriels et les différentes composantes de mon ministère. En somme, c'est aller vers un ministère plus efficace et plus responsable.

La seconde démarche complémentaire est celle des gains de productivité. Elle consiste à demander aux industriels d'être plus performants, de réaliser la même chose pour moins cher. C'est leur rendre un service, car cela leur permet d'être plus compétitifs et d'améliorer leurs chances à l'exportation.

Il ne s'agit nullement d'une défense au rabais, ni d'équipements inférieurs à ceux des autres. Il s'agit de demander à chacun d'être plus efficace, de faire mieux avec autant. Il n'y a qu'à comparer notre savoir-faire et la performance de nos équipements. Nous restons parmi les meilleurs du monde : la performance de nos sous-marins nucléaires, le succès du programme Rafale, l'avance technologique du char Leclerc en témoignent. Je considère que la rigueur de gestion, dont cet effort est la preuve, fait partie de ma responsabilité. Nous devons aux citoyens de notre pays cette assurance.


(1) Les sous-marins nucléaires lance-missiles stratégiques constituent la première composante. Il en existe deux autres : les bombardiers Mirage IV (retirés du service en 1996) et les missiles du plateau d'Albion en Haute-Provence (NDLR).

(2) Il s'agit du projet de l'OTAN (auquel la France adhère) de créer des états-majors de forces multinationales et interarmées, que les Américains appellent des CJTF (combined joint tasks forces). (NDLR)