Texte intégral
LA CROIX - 9 avril 1998
Q - Dans le rapport d'orientation que vous présentez au congrès de la FNSEA, vous plaidez pour une agriculture « économiquement efficace, socialement utile et politiquement comprise ». Cela n'a pas toujours été le cas ?
Luc Guyau : « L'important, aujourd'hui, est de conjuguer ces trois objectifs. Dans les années 60-70, nous avons répondu à la demande de la société, qui était à l'époque d'augmenter notre production. Nous avons mis le nez dans le guidon, adapté notre outil de production et on y est allé !
Aujourd'hui, la demande de la société a changé. Elle est, par exemple, moins forte sur la production de biens alimentaires car les gens ont un sentiment d'abondance. En revanche, de nouvelles attentes en matière d'équilibre territorial mais surtout en matière d'emploi apparaissent. L'agriculture doit participer à cette préoccupation. Un emploi en milieu rural maintenu ou créé, et c'est une famille de moins dans les banlieues ! »
Q - Y a-t-il unité de vue sur ces questions à la FNSEA ?
- « La préparation de ce congrès a donné lieu à de nombreux débats en interne. Cela dit, le débat ne porte pas tant sur le fond que sur les modalités du changement. Tout le monde est d'accord aujourd'hui pour réconcilier hommes, produits et territoires. Reste des interrogations sur la façon dont on va notamment rééquilibrer les soutiens, à qui on va prendre pour donner à d'autres, etc. Mais nous avons tous une conviction commune : il n'y aura pas d'agriculture durable sans un minimum de fonctions économiques. »
Q - Vous plaidez dans votre rapport d'orientation pour « un pouvoir économique fort des agriculteurs ». Pourquoi ?
- « Les agriculteurs ne doivent pas être uniquement des producteurs. Or, le danger existe aujourd'hui qu'on nous confisque la « propriété intellectuelle » des signes de qualité, des labels... bref, de la valeur ajoutée.
Regardez ce qui se passe pour les produits biologiques : la grande distribution est en train de tout chapeauter. Bientôt, il n'y aura plus d'agriculteurs biologiques maîtres chez eux. Il nous faut dans ce sens renforcer des outils d'organisation collectifs comme les groupements de producteurs ou les coopératives. »
Q - Vous vous battez aussi contre le projet de réforme de la politique agricole commune, qui privilégie pourtant la vocation exportatrice de l'Europe à laquelle tenaient jusqu'à présent beaucoup les organisations agricoles…
- « Ce que nous contestons avant tout dans cette réforme, c'est que la Commission a fait de la mécanique avant de faire de l'orientation. Elle applique, en outre, un modèle unique - baisse des prix-compensation avec des aides directes - à tous les secteurs de production. Si ce mécanisme peut être opportun pour le blé, il ne l'est pas pour la viande bovine ou le lait. »
France 2 - vendredi 10 avril 1998
Q - Vous êtes retourné dans vos terres après le Congrès de la FNSEA. Avant de parler peut-être de l'inquiétude actuelle des agriculteurs dans votre région notamment, parlons de l'ambiance générale de ce Congrès : la FNSEA cette année, une fois n'est pas de coutume, est arrivée à montrer une façade plutôt unie ?
- « Oui, disons que ce qui a été important dans ce Congrès, c'est que les agriculteurs ont vraiment dialogué. Ils savent qu'ils sont différents, et cela, ce n'est pas nouveau mais que malgré tout, ils doivent faire combat commun. Et je crois que c'est ce qui a été le plus important dans ce Congrès, le dialogue, la bonne ambiance et surtout la volonté de se faire entendre, écouter au niveau national et européen. »
Q - Cette union se fait peut-être aussi parce que justement il y a matière à inquiétude au niveau européen avec un projet de réforme de la politique agricole qui risque de faire mal en France ?
- « Oui, et de toute façon aujourd'hui l'agriculture, plus que jamais a des missions qui sont très plurielles. Donc nous savons que chacun, les uns à côté des autres, nous ne pouvons pas nous défendre. Alors il faut que nous soyons très solidaires, tant au niveau national qu'au niveau européen. Et la réforme de la politique agricole commune rôde, les marchés mondiaux rôdent et si nous n'avons pas une vision globale de l'agriculture, nous risquons d'être, comme nous l'avons été en 1992 dans les échéances internationales, comme un rouleau compresseurs, les Américains nous imposeront leur politique. Alors nous voulons faire reconnaître le modèle agricole européen pour l'Europe, c'est-à-dire une agriculture qui à la fois produit, vend, produit pour l'extérieur, pour l'intérieur mais aussi qui a de multiples missions : l'aménagement du territoire, l'environnement, l'emploi réparti sur le territoire, toutes ces missions qui sont pour nous importantes et déterminantes pour notre avenir. »
Q - C'est une grande évolution. Il y a quelques années, le dogme de l'agriculteur paysan exclusivement agriculteur tenait la route si je puis dire ?
- « Je dirais même que c'est une évolution à un retour aux sources parce que depuis des siècles et des siècles, l'agriculteur a toujours réalisé toutes ces missions-là. Mais aujourd'hui, il dit à l'opinion publique, à la société qui lui demande de réaliser ces missions-là : nous sommes prêts à condition quand même que vous nous assuriez que nous pourrons le faire de façon économique. Ce que ne veulent pas les agriculteurs, c'est qu'on leur dise demain : écoutez, vous êtes bien gentils, restez sur le territoire mais surtout ne produisez pas. Il n'y aura pas d'aménagement du territoire s'il n'y a pas une fonction économique de base. C'est clair. Et nous étions à Clermont-Ferrand en pleine zone de montagne, la politique de la montagne qui a été réalisée depuis 30 ans a réussi un exploit. Maintenir des agriculteurs à la campagne tout en travaillant, en produisant des produits de qualité. Si on leur avait dit il y a 20 ans, 30 ans, vous restez, on vous paie là simplement pour que vous entreteniez le paysage. Il n'y en aurait plus. Alors, avec les produits de qualité, avec les produits transformés, avec la relation avec la société, en accueil, dans le cas du tourisme par exemple, là on peut maintenir des agriculteurs présents sur tout le territoire. C'est ce que nous essayons de faire. C'est difficile pour certaines régions, ce sera encore difficile. Mais si nous, nous en avons la volonté, si les pouvoirs publics, si la société tout entière comprend ce message, je crois qu'il y a encore de la place pour l'agriculture avec ses différentes missions sur le territoire français et européen. »
Q - Ça veut dire qu'aujourd'hui la FNSEA dit aux agriculteurs « Oui, vous devez vous préoccuper d'environnement, on sait que ça pose des problèmes parfois » et « Oui, vous devez vous préoccuper d'agriculture biologique » ?
- « Oui, les agriculteurs doivent s'occuper de toutes les missions qui leur sont confiées, bien sûr la production de produits de qualité, le maintien de l'environnement, c'est-à-dire être très soucieux par rapport à l'environnement. Là, il faut redire les choses comme elles sont : il y a 30 ou 40 ans, lorsque la société nous a demandé de produire, il fallait produire à plus bas prix possible. Les agriculteurs ont répondu. »
Q - Avec des engrais, des pesticides.
- « Oui. Comme dans toute la société, nous avons répondu à la demande la société. Aujourd'hui, la société nous demande quelque chose en plus : des produits de qualité encore plus de qualité qu'hier, même si nous avons beaucoup progressé. Mais ils s'intéressent aussi à l'origine des produits, quand ils ont été produits, comment les animaux ont été transportés. Alors, nous répondons. Mais comme je le disais au ministre hier, ne chargeons pas trop la barque. Il faut du temps pour y arriver, de la patience. Les agriculteurs sont sur le bon chemin. Un peu de patience, et tout rentrera dans l'ordre. L'équilibre sera réalisé. »
Q - Un effort de transparence, oui, mais pour ce qui est de la baisse des prix proposée par Bruxelles, il n'en est pas question.
- « C'est un autre problème, parce qu'aujourd'hui Bruxelles ne propose qu'une chose : elle nous dit « Il faut être compétitif au niveau international vis-à-vis des prix mondiaux. » Mais qu'est-ce que ça veut dire le prix mondial ? Sait-on simplement que le Smic moyen au niveau mondial est de 100 dollars, 500 francs ? Pour les prix agricoles, c'est la même chose. On nous dit « Mais ce n'est pas grave : vous aurez des aides complémentaires. » Mais les agriculteurs n'y croient pas. Ce qui risque d'arriver, c'est que lorsqu'il y aura trop d'agriculteurs qui auront plus d'aides directes qu'ils n'auront de revenus, les agriculteurs ne l'accepteront pas, mais la société ne l'acceptera pas non plus. Alors, nous disons d'abord la valorisation de nos produits, la valeur ajoutée. Il est temps en effet que l'on nous renvoie cette partie de la valeur ajoutée, parce que s'il y a 20 ou 30 ans, on nous avait souvent confisqué la productivité, aujourd'hui, c'est tous les efforts d'identification et de qualité qui risquent de nous être confisqués par la transformation et la distribution. Là, c'est notre deuxième cheval de bataille : les prix, la réglementation européenne, certes, mais récupérer la valeur ajoutée, ce sera notre cheval de bataille pour les années qui viennent. »
Q - On a vu hier les producteurs bretons de choux-fleurs manifester. Y aura-t-il d'autres manifestations agricoles ?
- « Au point de vue conjoncturel, il y a des productions qui ont des difficultés, en particulier les fruits et légumes. Les Bretons ont manifesté comme les agriculteurs d'autres régions ont manifesté il y a quelques jours. Nous demandons simplement le soutien des pouvoirs publics en période de crise, mais nous demandons surtout qu'il y ait des mécanismes qui permettent d'éviter les excès en matière de fluctuations de marché. Les agriculteurs ne demandent pas le revenu garanti : ils demandent simplement d'avoir un minimum de règles qui leur permettent de durer dans leur exploitation, car n'oublions pas que lorsqu'il n'y a pas de garanties pour les exploitations, elles disparaissent, et on ne recrée pas d'exploitations. Si nous voulons maintenir des exploitations vivantes sur l'ensemble du territoire, il nous faut des mécanismes de garanties minimum, ce que va d'ailleurs détruire la politique européenne aujourd'hui. C'est très dangereux pour l'avenir et les missions de l'agriculture. »
RTL - mercredi 15 avril 1998
Q - Avez-vous des éléments de réponse sur la date, sur l'ordre du jour, sur le lieu qui pourrait être celui de cette réunion entre les producteurs de choux-fleurs et le ministère ?
- « Pour l'instant, non. Mais j'ai le grand espoir que ce soit très rapidement, parce que j'ai appelé au dialogue, autant du côté du ministère que des producteurs, et j'espère bien que dans les heures, dans les jours qui viennent, il y aura un dialogue renoué pour essayer de dénouer cette crise, qui occasionne des difficultés, bien sûr, pour l'ensemble des Bretons, mais surtout aussi pour les agriculteurs. Et il est important, qu'aujourd'hui, il y ait une discussion qui sont reprise avec le ministère. »
Q - Sauf erreur, on ne vous a pas senti extrêmement solidaire des producteurs de choux-fleurs ces derniers jours ?
- « Non. On se trompe. Je suis tout à fait solidaire des producteurs de choux-fleurs. J'ai simplement dit que je ne pouvais pas être solidaire des exactions qui avaient été commises. Il y a une très grande différence. Et l'action syndicale, la pression syndicale tout à fait dans les règles syndicales, je ne suis pas contre, bien au contraire. Je pense qu'il est important de faire pression pour pouvoir expliquer nos problèmes, pour pouvoir être compris. En aucun cas, je ne me suis désolidarisé des producteurs. J'ai simplement dit que les exactions commises n'étaient pas du rôle syndical, que je ne pouvais pas les couvrir. »
Q - Qu'attendez-vous, comme résultat concret, d'une possible et probable réunion avant la fin de la semaine ?
- « Je crois qu'il faut bien prendre les choses en deux temps. Il y a les problèmes conjoncturels : il faut que les agriculteurs qui sont concernés puissent sortir de la crise le plus rapidement possible ; c'est-à-dire qu'il faut tout mettre en oeuvre pour relever le prix des choux-fleurs qui ne sont pas encore vendus. Et puis, aider tous ceux qui sont en difficulté aujourd'hui, pour qu'aucun agriculteur ne se casse la figure dans sa propre entreprise. Cela, je crois que c'est essentiel, et le ministre de l'Agriculture doit, avec les moyens qu'il a, tout mettre en oeuvre pour justement répondre à cette question. Et puis le deuxième temps, c'est pas uniquement pour le chou-fleur d'ailleurs, pour tous les légumes, les fruits et légumes, et peut-être d'autres productions, il faut faire la vérité des prix entre les producteurs et les consommateurs. Nous avons demandé un observatoire des prix… »
Q - Cela fait vingt ans qu'on le demande !
- « Cela fait vingt ans qu'on le demande, mais aujourd'hui, qu'on ne nous raconte pas d'histoires, le ministère de l'Agriculture a les moyens de publier cette situation-là. Alors, le ministère doit aussi prendre ses responsabilités, et afficher clairement les données qu'il a aujourd'hui. Parce que dans le même temps, nous avons une succession de difficultés - bien sûr, il y a le climat, mais il y a aussi toutes les distorsions de concurrence qui sont mises en place, qu'elles soient sociales, monétaires… »
Q - Vous parlez de l'Europe, là ?
- « Je parle d'Europe, je parle clairement d'Europe en matière de distorsion monétaire et de coûts de production, ce qui fait que ces difficultés mettent les agriculteurs dans une position tellement fragile qu'ils ne peuvent pas supporter une crise momentanée, ou une crise climatique. Ce n'est pas normal pour des exploitants de ne pas pouvoir supporter une crise momentanée, à condition, bien sûr, que lorsqu'il y a un marché serein, les agriculteurs puissent en bénéficier normalement, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Et comme je le disais hier, le hold-up sur les marges aujourd'hui remet en cause beaucoup d'exploitations. Et le consommateur, comment voulez-vous qu'il comprenne ? Un franc cinquante chez le producteur, six francs sur le marché, ce n'est pas tenable. »
Q - Dans ce contexte, et de manière plus générale, est-ce que vous diriez, ce soir, que les producteurs de choux-fleurs, devraient s'orienter vers d'autres productions ?
- « Mais ils l'ont déjà fait ! Je rappelle simplement deux chiffres. Il y avait, je crois, il y a quatre ans ou cinq ans, 30 000 hectares de choux-fleurs dans cette région. Il n'y en a plus que 23 000. Et ils se sont adaptés. Mais l'adaptation ne peut pas, non plus, être automatique, d'un seul coup. Mais si, dans le même temps, on leur kidnappe toutes les marges dont ils peuvent bénéficier, il n'arriveront pas à s'adapter. Un plan d'adaptation est aussi un plan de responsabilités sur plusieurs années, et ceux qu'ont déjà commencé à faire les producteurs de choux-fleurs comptent beaucoup de d'autres productions d'ailleurs. »
Q - Qu'est-ce que vous répondez à L. Le Pensec, lorsqu'il s'étonne de la façon stupéfiante dont le mouvement a été conduit ?
- « Eh bien, moi aussi, je pense que le mouvement a été très rapide, et il est vrai qu'il y avait déjà plusieurs semaines où les cours se dégradaient et les agriculteurs n'ont pas pu tenir à un moment donné, où les cours étaient trop bas. Et donc il y a eu réaction violente, trop violente à mon sens au sens de la dégradation. Mais il est aussi tout à fait du rôle du ministre d'écouter les agriculteurs, de répondre le plus rapidement possible. Je crois, et j'espère, que le dialogue va être vite rétabli. Je crois que c'est l'essentiel. Il faut que chacun s'explique et se comprenne. Mais il faut prendre des décisions rapides. »