Interview de M. Édouard Balladur, Premier ministre, à "La Montagne" du 13 avril 1994, sur les priorités du gouvernement, les élections européennes et l'hommage à Georges Pompidou.

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Circonstance : Déplacement à Aurillac le 14 avril 1994 à l'occasion du colloque sur Georges Pompidou

Média : La Montagne - Presse régionale

Texte intégral

La Montagne : Quelle appréciation portez-vous sur les résultats du référendum d'Air France ?

Édouard Balladur : La compagnie Air France, comme d'autres sociétés appartenant au secteur public, était dans une situation très grave lorsque nous sommes arrivés au gouvernement. Cette situation était, dans cas d'Air France, si préoccupante qu'il était indispensable de mettre en place un plan de redressement vigoureux. Ceci impliquait une réforme profonde des habitudes de l'ensemble des personnels. Je ne reviendrai par sur la crise de l'automne 1993. Mais je voudrais simplement dire que mon sentiment a toujours été qu'une réforme, quelle qu'elle soit, et aussi urgente soit-elle, n'a de chance d'être appliquée que si elle est comprise et acceptée par ceux auxquels elle s'adresse.

Aujourd'hui, le gouvernement se réjouit du succès remporté auprès du personnel du succès remporté auprès du personnel d'Air France par le référendum réalisé sur le plan de restructuration de la compagnie. Ce succès permettra à l'État de soutenir Air France grâce à un effort réellement exceptionnel rendu possible par l'exécution du programme de privatisation qui a été décidé par le gouvernement.

La Montagne : Quelles conclusions tirez-vous de l'affaire du CIP quant à la conduite des réformes ?

Édouard Balladur : Je le répète : il n'est de réforme réussie et durable qu'acceptée par le plus grand nombre.

Pour lutter contre le chômage des jeunes qui atteint dans notre pays des proportions sans précédent, le gouvernement et le législateur avaient créé le contrat d'insertion professionnelle. Les circonstances ont fait que les intentions des pouvoirs publics dans cette affaire ont été mal comprises. Dès lors que les efforts d'explication du gouvernement restaient vains, il fallait couper court à tout malentendu.

Parce que nous ne pouvions accepter le statu quo, nous avons donc mis en place un autre dispositif, dont j'ai de bonnes raisons de pense qu'il permettra d'embaucher un grand nombre de jeunes aujourd'hui privés d'emploi.

Il n'y a rien de surprenant à ce que la réforme politique de réforme mise en œuvre depuis un an se heurte à des difficultés. Pour ma part, je ne me laisserai pas arrêter sur la voie de la réforme. Simplement, j'entends pratiquer la tolérance, le dialogue et l'ouverture, sachant d'expérience que dans l'état de fragilité de notre société, il ne faut ménager aucun effort pour dissiper les inquiétudes, qu'elles soient légitimes ou non.

La Montagne : Et sur la lutte contre le chômage ?

Édouard Balladur : L'emploi, la lutte contre le chômage sont les priorités absolues du gouvernement. Allègement du coût du travail pour l'entreprise, développement de l'apprentissage, amélioration de la formation, aménagement de l'organisation du travail ont ce seul objectif.

Alors que le gouvernement précédent avait laissé le pays dans une situation dramatique sur le plan de l'emploi, un an après, le paysage commence à changer.

Rappelons-nous ! En mai 1993, le chômage augmentait en moyenne de 30 000 personnes par mois, les contrats emploi-solidarité n'étaient pas financés, plus de 400 000 personnes risquaient de se trouver sans ressources, l'UNEDIC était en quasi faillite.

Aujourd'hui, l'UNEDIC et en équilibre et les chômeurs peuvent être indemnisés, plus de 350 000 contrats emploi-solidarité sont financés, le rythme d'augmentation du chômage a été ramené à 5 000 personnes par mois. C'est encore trop et nul ne peut s'en satisfaire. Mais l'action du gouvernement commence à produire ses effets. Deux exemples l'illustrent :

  • le nombre de contrats d'apprentissage en mars 1994 est supérieur de 76 % à mars 1993 ;
  • le nombre des offres d'emplois a augmenté de plus de 50 % en six mois.

La Montagne : Compte tenu des dernières données, plus favorables, relatives aux perspectives de l'activité économique, quel pronostic êtes-vous en mesure d'établir sur le niveau du chômage à la fin de l'année ?

Édouard Balladur : Aujourd'hui, plus personne ne conteste qu'après la récession subie à la fin de 1992 et au premier trimestre de 1993, la France a repris le chemin de la croissance. La production intérieure brute augmentera de 1,4 % en 1994 et de plus de 2 % en 1995. Un climat plus optimiste est revenu dans nos entreprises, les offres d'emploi en témoignent.

Le secteur du logement est reparti. Les mises en chantier sont supérieures de 25 % à ce qu'elles étaient il y a un an. Le marché de l'automobile a retrouvé le chemin de la croissance grâce à la prime " à la casse " et les facilités de déblocage anticipée de la participation.

Notre action en faveur de l'emploi, renforcée par l'aide à l'embauche des jeunes et l'accélération du remboursement de la créance de décalage d'un mois pour les entreprises qui créent des emplois ou passent des contrats de formation pour des jeunes devraient permettre, avec le retour de la croissance, d'inverser la courbe du chômage.

Je ne me lancerai dans aucun pronostic mais j'ai la conviction que nos efforts pour l'emploi et ceux des entreprises seront bientôt récompensés.

La Montagne : Une politique audacieuse d'aménagement du territoire est l'une de vos grandes ambitions. En quoi peut-elle, à court terme, modifier les données de l'emploi en France ?

Édouard Balladur : Le gouvernement fait de l'emploi la priorité de son action. L'aménagement du territoire doit servir cette priorité.

Il s'agit d'abord de libérer les énergies locales, de mettre en valeur les richesses naturelles et culturelles de chaque territoire. Il y a là un gisement insuffisamment exploité d'activités et de services nouveaux générateurs d'emploi.

Il faut donc plus de mobilité, encourager prioritairement les entreprises à s'installer dans les zones les plus menacées, y transférer de nouvelles administrations, créer les grandes infrastructures de communication indispensables au développement. Ce sont là autant d'actions qui ont et auront des effets sur l'emploi, à court, moyen ou long terme.

Au fond, cette politique de l'aménagement du territoire est une bonne illustration de la démarche du gouvernement face aux extraordinaires difficultés auxquelles le pays est confronté. Il s'attache à traiter les problèmes de l'heure (en maintenant les services publics en milieu rural, en adoptant un moratoire sur les créations de grandes surfaces par exemple) et en même temps à préparer l'avenir en veillant à préserver la cohésion sociale. C'est tout le sens du grand débat sur l'aménagement du territoire dont je me félicite qu'il ait trouvé un tel écho dans le pays et qui se traduira par un projet de loi dont le Parlement sera saisi au mois de juin.

La Montagne : Vous avez annoncé des états généraux de la jeunesse. Qu'en attendez-vous ?

Édouard Balladur : L'annonce d'une grande consultation nationale des jeunes filles et des jeunes gens de France avant tout, a répondu au souhait exprimé par ceux qui ont manifesté contre le CIP. Au-delà de leur rejet d'une mesure qui ne méritait probablement par cet excès de réprobation, ils ont fait connaître avec force leur volonté d'être entendu, de pouvoir prendre la parole (et la garder un moment) pour évoquer leurs aspirations et leurs difficultés.

« États généraux », « rencontres nationales », « assises » ou « journées de la jeunesse », quel que soit le nom finalement retenu, de quoi s'agit-il au fond ? J'aimerais que des lieux de dialogue soient inventés, que puissent être recueillies opinions et demandes. Les administrations seront mobilisées, elles se prépareront à, progressivement, mettre en œuvre des mesures pour répondre à ce qui ressortira de la consultation.

Si la consultation qui s'organise pouvait leur permettre de se faire écouter et leur redonne quelques motifs d'espoir – et il y en a – elle aurait rempli une bonne partie de sa mission.

La Montagne : La prochaine échéance électorale en France, ce sont les élections au Parlement de Strasbourg. Quelle part comptez-vous prendre dans la campagne électorale ?

Édouard Balladur : La politique européenne est l'un des éléments importants de la politique française depuis un an. Dès sa formation, le gouvernement a dû traiter un certain nombre de questions. Ce fut d'abord la négociation du GATT et la mise en œuvre dans notre pays de la réforme de la politique agricole commune. Nous avons obtenu que cette réforme soit revue pour mieux prendre en compte les intérêts de notre agriculture.

Au mois de juillet 1993, la crise monétaire a mis en cause l'existence même de la politique monétaire européenne ; là encore, c'est à une initiative française que l'on doit le sauvetage du système monétaire européen.

La dimension européenne est une préoccupation quotidienne de l'action du gouvernement. Dans les mois qui viennent, les ministres qui sont en charge de cette politique européenne, comme moi-même, continueront à nous exprimer sur la vision que nous avons de l'Europe et du rôle que la France doit y jouer.

La Montagne : En dépit de vos mises en garde, le climat politique est envahi par la préparation de l'élection présidentielle. Comment espérez-vous, d'ici à la fin de cette année, éviter qu'elle n'affecte l'action du gouvernement ?

Édouard Balladur : J'ai dit à plusieurs reprises que l'année 1994 devait être consacrée au redressement de la France. C'est là la tâche prioritaire du gouvernement, la seule qu'il s'assigne. Que d'autres, à l'extérieur du gouvernement, aient d'autres préoccupations, d'autres objectifs, d'autres calendriers, ce n'est pas contestable, mais vous me permettrez pour ma part, de m'en tenir à la règle que j'ai moi-même fixée.

La Montagne : Vingt ans après sa disparition, en quoi, dans votre action de premier ministre, Georges Pompidou demeure-t-il un exemple ?

Édouard Balladur : À cette époque, la France franchissait « le seuil de puissance économique », pour reprendre les termes mêmes du président Pompidou, et le souvenir que les Français gardent des années pendant lesquelles il fut Premier ministre, puis président de la République sont des années d'une très forte croissance économique, marquées par de grandes réalisations en matière industrielle, technologique et d'infrastructures.

Le contexte intérieur, économique et social, et aussi l'environnement international, sont donc très différents, pour le gouvernement que je dirige, de ceux d'il y a vingt ans.

Il n'en demeure pas moins que son action reste à plus d'un titre exemplaire.

L'intransigeance quand l'essentiel est en jeu, notamment les intérêts supérieurs du pays, jointe à la recherche, constante, d'une adaptation aux réalités du moment et aux mutations du monde, telle était sa ligne de conduite. Tout en étant le continuateur du gaullisme, Georges Pompidou ne se décidait pas par référence. Son pragmatisme au service de l'intérêt général et de la dignité de la France demeure, aujourd'hui encore, un modèle.

L'ambition de Georges Pompidou, faire de la France une grande puissance industrielle, n'était pas recherchée pour elle-même, mais pour un meilleur partage, pour créer les conditions du progrès social. La cohérence des ambitions et des priorités est, aussi, pour tout gouvernement, un sujet de méditation autant qu'une exigence.