Point de presse de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, au Sénat le 5 mai 1994 et interview à France-Inter le 6, sur la situation en Bosnie, la prise d'otages français, la guerre civile au Rwanda et la décision du Président de la République de ne plus recourir aux essais nucléaires.

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Circonstance : Audition de M. Juppé par la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat le 5 mai 1994

Média : France Inter

Texte intégral

Point de presse du ministère des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à l'issue de son audition par la Commission des Affaires étrangères et de la Défense du Sénat (Paris, 5 mai 1994)

Q. : M. le ministre, quel était le sens de votre intervention devant la commission des Affaires étrangères et de la Défense du Sénat ?

R. : Comme je le fais régulièrement, j'ai répondu aux questions nombreuses, qui portaient sur tous les grands dossiers chauds de la politique internationale.

D'abord, les bonnes nouvelles, c'est-à-dire le succès du processus électoral en Afrique de Sud, qui nous a tous réjouis. Deuxième bonne nouvelle, la conclusion au Caire, hier, de l'accord Gaza-Jéricho, après l'accord économique de Paris signé vendredi dernier dans la capitale française. Il y a encore beaucoup de difficulté à résoudre, bien sûr, mais le processus me semble désormais irréversible.

Et puis, nous avons abordé les crises, hélas dramatiques, que connaît aussi la planète. D'abord la Bosnie où la situation reste extrêmement fragile sur le terrain. La France souhaite maintenant que l'on tranche d'une manière ou d'une autre. On ne peut pas laisser s'enliser indéfiniment le processus diplomatique. Et il faut répondre à une question simple : voulons-nous oui ou non arriver à un accord de paix ? Et si nous le voulons, sommes-nous prêts à proposer un compromis juste et équilibré aux parties ? Ce sera la question que nous poserons lors de la réunion ministérielle qui est en train de se préparer, pour la fin de la semaine prochaine sans doute à Genève.

J'ai également tenu la Commission informée des démarches que nous faisons pour obtenir la libération complète, sans conditions et sans délai, de nos onze compatriotes de "Première Urgence". Je reçois dans quelques instants le chargé d'affaires yougoslave, que j'ai convoqué au ministère des Affaires étrangères. Le Secrétaire Général du Quai d'Orsay se rendra dans les prochaines heures à Belgrade et je saisirai à nouveau cet après-midi la Présidence grecque de l'Union européenne.

Nous avons enfin évoqué le drame du Rwanda. Des combats qui ont repris, des violences épouvantables, près d'un million de réfugiés dans les pays voisins, notamment le Burundi, la Tanzanie, et l'Ouganda, selon les chiffres qui nous sont donné par le Haut-Commissariat aux Réfugiés. La France fait tous les efforts possibles pour obtenir avec les pays de la région un cessez-le-feu. Nous sommes également actifs aux Nations unies pour mettre en place une force d'interposition après cessez-le-feu. Et enfin, nous développons notre action humanitaire : un crédit de l'ordre de 10 millions de Francs a été dégagé à la fois par le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Coopération. Nous avons déjà plusieurs cargaisons de vivres et de médicaments notamment au Burundi, qui lui aussi est très fragile.

Q. : M. le ministre, la situation à Brcko est très tendue. Est-ce que l'Union européenne prend des mesures préventives ?

R. : La Communauté internationale tente de prendre des mesures préventives. Et la France, une fois encore, a pris l'initiative d'un projet de résolution au Conseil de sécurité des Nations unies. Cela commence aujourd'hui par une déclaration de la Présidence, mettant en garde les parties. J'espère que le projet de résolution sera voté. Il prévoit quoi ? Il prévoit l'interdiction de toute activité militaire – déploiement de troupes ou de matériels lourds – dans une zone de dix kilomètres autour du centre de Brcko avec, dans l'hypothèse où cette injonction ne serait pas respectée, la possibilité d'utiliser, là aussi, la force aérienne comme on a menacé de le faire à Sarajevo et comme on a enfin menacé de le faire à Gorazde.

J'espère que ce projet de résolution français sera voté parce qu'il est essentiel de prévenir un dérapage à Brcko, qui pourrait être d'une très grande gravité.

Q. : Au sujet de "Première Urgence", le Secrétaire général du Quai part à Belgrade. Pourquoi Belgrade ? Êtes-vous sûr que ce soit Belgrade la bonne destination ? Êtes-vous sûr que la clé soit à Belgrade ?

R. : Quand on veut négocier avec les Serbes de Bosnie, où cela se passe-t-il ? Où est-ce que M. Akashi récemment, a discuté avec le Gouvernement de "Pale" ? À Belgrade, en présence de M. Milosevic. Alors, il faut arrêter le double jeu et le double langage. On ne peut pas nous dire que ce sont des décisions prises sur le terrain par des irresponsables, alors même qu'en d'autres circonstances, les négociations se passent sous la responsabilité du Gouvernement de la Serbie-Monténégro. Et voilà pourquoi, sans ménager nos interventions à Pale, ou ailleurs, nous pensons que l'une des clés de la solution se trouve effectivement à Belgrade.

Q. : Pour le moment, les discussions sont plutôt fermées avec les Serbes ?

R. : Oui bien sûr, la confrontation est forte parce que la France ne peut pas entrer dans un processus de marchandage qui consisterait à accepter la libération de 8 d'entre eux pour que 3 soient jugés. Tout ceci est une manipulation, un montage, ce ne serait qu'une parodie de justice, et donc nous continuons à exiger leur libération. Il ne faut pas s'attendre qu'à aucun moment, aujourd'hui ou demain, la France entre dans un processus de discussion de la levée des sanctions sur la Serbie si cette affaire n'évoluait pas rapidement dans le bon sens.

Q. : M. le ministre, est-ce que je peux parler encore de l'Algérie ; où nos compatriotes ont du mal à rentrer, d'une part parce que les Consulats manquent de personnel et qu'il y a des listes d'attente qui sont très longues, et d'autre part, parce qu'à l'arrivée, bien au contraire, il n'y a pas toujours l'accueil nécessaire.

R. : Je ne crois pas qu'on puisse dire cela. Et d'ailleurs, j'ai constaté qu'à l'unanimité, la Commission des Affaires étrangères et de la Défense du Sénat avait rendu hommage au dévouement des services et des fonctionnaires compétents du Quai d'Orsay, qui font beaucoup de travail, dans les Centres d'hébergement, pour inscrire les enfants dans les écoles, pour trouver des logements, pour faire en sorte que les procédures d'attribution du RMI, quand c'est nécessaire, soient assouplies. Nous avons mis en place un processus qui est, je crois, relativement efficace. On peut toujours évidemment se proposer de faire mieux.

En ce qui concerne la situation en Algérie, je ne me sens pas le droit d'exposer la vie de nos personnels diplomatiques et consulaires. C'est donc la raison pour laquelle, nous avons réduit, je l'ai annoncé, je l'ai dit, ce n'est pas un secret, notre dispositif à l'Ambassade et dans les consulats. Nous avons mis en place en substitution des procédures postales qui permettent aux Algériens souhaitant obtenir des documents d'état-civil de procéder ainsi.

Q. : Oui, mais pour les Français ?

R. : Mais pour les Français, Madame, il n'y a aucun problème ! Les Français titulaires de papiers français sont accueillis en France sans aucun problème. C'est notre devoir, ce sont nos compatriotes. Ils le sont avec beaucoup de dévouement et je crois pouvoir dire beaucoup d'efficacité par les services.

 

6 mai 1994
France Inter

Q. : Le président de la République a créé un peu la surprise hier, peut-être davantage sur la forme que sur le fond, en rappelant d'abord sa primauté en matière de défense mais aussi en disant à propos du moratoire sur le nucléaire, "après-moi, on ne reviendra pas dessus" ; quelle est votre réaction ?

R. : Je voudrais d'abord dire que ces questions sont trop graves pour faire l'objet de polémique politique et je voudrais donc les traiter gravement.

Il y a d'abord, dans ce qu'a dit le Président de la République, toute une série de points sur lesquels nous sommes d'accord, tout simplement parce qu'il se situent dans la droite ligne de la doctrine stratégique de la France qui a été fixée depuis 30 ans et ce n'est pas fait pour gêner le gaulliste que je suis : par exemple, le fait que la force nucléaire est là pour assurer la défense des intérêts vitaux de la France, dans une conception strictement dissuasive. Cela n'est pas une artillerie ou une super artillerie pouvant tirer tous azimuts, sur ce point, il faut être très clair.

Deuxième point d'accord : Il n'est pas question aujourd'hui, personne ne l'a d'ailleurs proposé, de faire réintégrer à la France l'Organisation de l'Alliance atlantique ; je veux parler de l'organisation militaire.

Troisième point d'accord : Il faut aller vers plus de désarmement nucléaire et le gouvernement français ne cesse de répéter, depuis le mois d'avril dernier, que nous sommes là en tout cas, qu'il faut renouveler le traité de non-prolifération en 1995, de manière indéfinie et sans condition et qu'il faut aussi signer un jour un traité d'interdiction globale des essais nucléaires.

Enfin, dernier point d'accord, et ceci figure dans la loi de programmation militaire que le gouvernement a préparée et va soumettre à l'Assemblée nationale : il faut davantage de crédits pour développer des techniques de simulation qui permettront un jour de se passer des essais nucléaires.

Q. : Oui, mais il y a des désaccords, notamment sur le moratoire ?

R. : Il y a un point de désaccord majeur, qui est la question de savoir si on peut considérer que la France peut se passer ad vitam æternam d'essais nucléaires. Il faut remonter là encore aux principes. Nous avons besoin d'une force de dissuasion crédible et suffisante, elle existe aujourd'hui. Existera-t-elle dans 10 ans, nous n'en sommes pas sûrs, car il faut la moderniser et pour se faire, beaucoup d'experts, la plupart des experts en vérité, considèrent qu'il faudra encore des essais nucléaires avant que la simulation informatique nous permette de nous en passer. Le Président de la République a pris une position, c'est son droit. Personne ne lui conteste sa qualité de chef des armées jusqu'à la fin de son mandat, mais il ne peut pas anticiper sur ce que fera son successeur. C'est au futur président de la République, au mois de mai 1995, qu'il appartiendra d'expliquer aux Français quelle est sa conception.

Q. : Mais, il vous a fait le coup quand même, si j'ose dire, de la statue du Commandeur, comme la statue d'un autre commandeur, le Général de Gaulle, s'est imposé à lui en matière nucléaire ?

R. : Oui, mais M. Mitterrand a évolué avec le temps, il est aujourd'hui le gardien d'une doctrine, qui pour ma part, dans ses grands principes ne me gêne pas. Je voudrais, si vous me le permettez, rebondir un peu sur ce que disait M. Guette il y a un instant, en expliquant qu'il n'y avait pas dans les propos du Président de la République, de perspectives sur l'avenir. C'est vrai que le monde a changé, c'est vrai que le rideau de fer n'existe plus, c'est vrai que l'hypothèse d'une attaque massive de ce qui n'est plus l'Union soviétique a été écartée. Mais je voudrais simplement indiquer, sans entrer dans le détail, on en reparlera dans les semaines qui viennent, que le gouvernement français a fait cet effort de définition d'une doctrine ; cela s'appelle le "Livre blanc" sur la défense, qui a été présenté par le Premier ministre et par François Léotard, et qui, tout en réaffirmant certains principes essentiels en matière de dissuasion, développe considérablement le rôle de nos forces conventionnelles, leur mobilité, leur capacité à disposer d'un renseignement efficace, bref, qui prépare l'avenir.

Q. : Vous avez dit tout à l'heure, le futur Président fera ce qu'il veut, que souhaitez-vous qu'il fasse ?

R. : Je vous ai dit mon sentiment personnel, tant que la démonstration inverse ne nous aura pas été apportée par les experts, je garderai ce sentiment, c'est que la France peut avoir besoin, avant que la simulation informatique ne lui permette de s'en passer, de quelques campagnes d'essais pour maintenir la suffisance, comme l'on dit, de sa force de dissuasion. Et cette décision devra être prise le moment venu si elle est nécessaire.

Q. : Passons à un autre chapitre sérieux : la Bosnie. Il y a déjà les inquiétudes de la France et des États-Unis sur la région de Brcko et puis, il y a aussi cette histoire de chars que les forces de l'ONU ont laissé passer dans la zone d'exclusion de Sarajevo. Sur le plan du symbole c'est assez fort, à quoi sert que la France fournisse autant de Casques bleus à l'ONU si sa voix n'est pas écoutée ?

R. : La question se pose, vous avez raison de la poser ; vous savez que depuis un an, nous avons déployé des efforts considérables pour essayer de nous acheminer vers une solution. Aujourd'hui, je suis doublement inquiet : d'abord inquiet à cause de la situation sur le terrain. Nos troupes, nos Casques bleus sont extraordinairement vulnérables, et je ne suis pas sûr que le dispositif que nous avons mis en place avec les résolutions du conseil de sécurité, les ultimatums de l'Alliance atlantique fonctionnent comme ils le devraient. Nous avons besoin en vérité de fermeté sur le terrain et cette fermeté n'existe pas. Je le regrette, nous risquons d'avoir demain à Brcko. Vous l'avez signalé, de nouveaux déboires, si nous sommes trop faibles et trop lents comme nous l'avons été à Gorazde.

Deuxième sujet d'inquiétude, c'est que le processus diplomatique risque de nouveau de s'enliser. Vous savez que j'avais souhaité pour ma part, la constitution d'un groupe de négociation associant les Américains, les Russes, et les Européens. Cela a été fait mais qu'est-ce que je constate ? C'est que ce groupe se déplace entre les parties, pour les interroger, cela fait des mois que cela dure, et qu'on n'avance pas. J'en arrive à me dire qu'il faut maintenant aborder la question fondamentale, et cette question est la suivante : est-ce que l'on veut, oui ou non, faire la paix en Bosnie ou veut-on faire croire aux parties que l'on va continuer la guerre ? Si on veut faire la paix, il faut s'en donner les moyens, c'est-à-dire voilà le règlement que nous vous proposons et il faut l'accepter. Si on n'arrive pas à faire accepter cette logique, et les échéances sont proches, il y aura la semaine prochaine et en début de semaine suivante une réunion au niveau ministériel, il faudra bien en tirer des conséquences, nous ne pouvons pas exposer indéfiniment nos Casques bleus si cela ne sert à rien.

Q. : Quelles conséquences soyez plus précis s'il vous plait ?

R. : Je crois que j'ai été suffisamment précis et que tout le monde a compris.

Q. : Il y aussi l'affaire de Première Urgence, de ces onze Français qui sont retenus en otage ; vous avez dit "fermeté", quel est l'instrument de pression que nous pouvons avoir sur les Serbes, sans donner de contrepartie pour récupérer ces ressortissants français ?

R. : Cette affaire est une manipulation, je ne reviens pas sur les événements on sait très bien qu'il y a eu un montage pour faire croire que cette association faisait du trafic d'armes. Nous ne pouvons pas accepter une parodie de justice, nous ne pouvons pas accepter un marchandage qui consisterait à en libérer certains et à en juger d'autres. Nous avons multiplié nous-mêmes, par le canal des organisations internationales, par la présidence de l'Union européenne, en faisant appel également à certaines diplomaties russes, les démarches pour obtenir la libération de nos compatriotes. Il faut que les autorités serbes sachent que nous les tenons pour responsables de ce qui pourrait se passer, et je parle bien des autorités de Belgrade, parce qu'on ne peut pas jouer le double jeu en permanence et nous expliquer que ce n'est pas eux et que ce sont les autres. Lorsque le représentant spécial du Secrétaire général négocie un cessez-le-feu avec les bosno-Serbes, il le fait à Belgrade ; c'est donc là que les choses se passent. Si l'exigence que nous formulons de libération totale et rapide de nos ressortissants, de nos compatriotes, n'était pas satisfaite, il faut savoir que la France n'accepterait en aucune manière que l'on amorce un processus permettant la levée des sanctions sur la Serbie. Que les choses soient claires !

Q. : C'est seulement cela l'instrument de pression ?

R. : C'est un instrument majeur et nous utiliserons évidemment tous les autres.

Q. : Il n'y a pas que des choses sombres dans l'actualité en matière de politique étrangère, il y a l'inauguration du Tunnel sous la Manche. Je ne sais pas si vous avez vu le sondage, il y a 70 % des Anglais qui sont très inquiets de ne plus être des insulaires tout à fait ?

R. : Je crois qu'avec l'habitude ils s'y feront ; c'est un grand projet, on en parlait depuis des années, et c'est, outre le symbole politique qui suscite ici ou là quelques clins d'œil, c'est aussi une affaire économique. Je suis sûre que cela va irriguer toute cette région, du côté français et du côté britannique.

Q. : Vous croyez que cela peut arranger vos affaires dans les négociations ? Que ce symbole peut avoir une portée politique autre que celle justement d'un symbole ?

R. : C'est plus qu'un symbole je l'ai dit, c'est une réalité économique. Quant à nos relations avec la Grande-Bretagne, nous avons déjà des moyens de communication rapides pour échanger nos vues, M. Hurd et moi.

Q. : Certes, mais peut-être pas tout à fait les mêmes conceptions en matière européennes ?

R. : Ah ! Est-ce que cela ira mieux dans le tunnel ? Je n'en sais rien. Pour ma part, je suis un peu claustrophobe, je préfère en général la voie aérienne.