Interview de M. François Léotard, ministre de la défense, à RTL le 25 juillet 1994, sur l'aide humanitaire française au Rwanda, la date du retrait des forces de l'opération Turquoise et leur relève, et l'état des négociations du plan de paix en Bosnie.

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Q. : S'agissant de la situation au Rwanda, sur le plan international il y a une certaine accélération, mobilisation de l'aide humanitaire, et puis une demande faite à la France de maintenir ses troupes au-delà du 22 août. Quel est votre avis ?

R. : Je voudrais souligner le travail exceptionnel que font les militaires français. S'il n'y avait pas de drame épouvantable devant nous, il y aurait une certaine ironie à rappeler les propos qui ont accueilli l’arrivée de "Turquoise" au Rwanda. "Il fallait partir, nous avions tort d'y aller, c'était du néo-colonialisme, de quoi nous mêlions-nous", bref, que n'avons-nous entendu ! Je voudrais maintenant que les choses se retournent et qu'on nous demande de rester. Les mêmes, du reste, qui nous demandent de rester, alors qu'ils nous avaient demandé de partir. Je rends donc un hommage tout particulier aux forces françaises, car ce qu'elles sont en train de faire, les cadavres qui sont inhumés, l'eau que l'on apporte, les gens que l'on protège, les évacuations, plus de 2 700 actuellement, de personnes directement menacées de mort, qui ont été sauvées par les soldats français, c'est un motif de grande fierté pour nos compatriotes.

Q. : Est-ce vraiment le rôle qui leur était assigné au début, et est-ce vraiment les troupes qu'il fallait envoyer pour ce rôle humanitaire ?

R. : Il fallait protéger, donc il fallait des soldats et des soldats entraînés. On a oublié, car hélas, on oublie très vite ces choses-là, que c'était une situation de guerre, avec des armes lourdes. Donc, la zone que nous avons protégée, nous l'avons protégée contre la mort et contre les exécutions. Tous les soirs, dans les camps, on venait chercher son tribu de suppliciés, de personnes qu'on allait exécuter discrètement dans les bois. Il faut se souvenir de cela. La France a, dans celle affaire, joué un rôle considérable et je crois que c'est à son honneur. Nous sommes très loin du compte pour ce qui concerne le passage à l'humanitaire. Nous sommes à 20 % des besoins alimentaires et à 5 % des besoins en eau. Il faut gagner la bataille de l'eau. C'est aujourd'hui l'absence d'eau potable et de qualité qui tue.

Q. : Il semble qu'indépendamment de cela, il y ait les officiers des forces armées rwandaises, qui ont donc été vaincus, qui reconstituent en ce moment des forces au Zaïre et pourraient repartir à l'attaque. L'armée française peut-elle empêcher cela ?

R. : Ce qui nous est dit est en dehors de la zone humanitaire sûre, en fait, au Zaïre, où effectivement, probablement, les forces de l'armée rwandaise de l'ancien pouvoir, avec des armements, sont probablement stationnées et regroupées. Dans la zone qui est tenue par la France au nom de l'ONU, nous continuons à désarmer, et les milices, et les militaires de l'ancienne armée. Donc, je ne pense pas que ce risque existe là où nous sommes. C'est vrai que, si le gouvernement actuel de Kigali ne montre pas son impartialité, sa volonté de résoudre par la concorde civile les questions du Rwanda, nous serons, hélas, au début d'une nouvelle épreuve militaire. Car ces forces-là, qui représentent ou qui ont le sentiment de représenter une majorité ethnique, celle des Hutus – soit 85 à 90 % de la population – reprendront alors, comme l'a fait jadis le FPR à partir de l'Ouganda, ses techniques de harcèlement militaire contre le nouveau pouvoir. Donc, la clé de la situation, c'est une réconciliation nationale à Kigali, avec une présence hutue importante au sein du gouvernement et dans les institutions rwandaises.

Q. : La France, là, a son mot à dire ?

R. : Je crois qu'elle a son mot à dire. Le Premier ministre avait indiqué que nous devions partir avant la fin de notre mandat, avant le 21 août. Je vous rappelle que le retrait des forces françaises commencera le 28 juillet pour ce qui concerne la zone humanitaire sûre. Nous retirerons de l'ordre de 300 hommes. Ces 300 hommes sont actuellement compensés par un peu plus de 300 Africains qui sont d'ores et déjà arrivés et qui seront renforcés dans les jours qui viennent.

Q. : La relève sera donc une force inter-africaine, ou il peut y avoir d'autres pays ?

R. : Ce sera d'abord une force inter-africaine mais notre choix est qu'elle soit sous l'autorité de l'ONU. Le secrétaire général de l'ONU avait évalué les besoins à 5 500 hommes. Fin août, nous serons autour de 2 000 hommes. C'est déjà quelque chose qui nous permettra de nous retirer du Rwanda.

Q. : La France continuera quand même à assurer une certaine assistance ?

R. : Nous pourrions poursuivre selon les décisions qui seront prises par le gouvernement. On avisera dans le courant du mois d'août. Nous pourrions poursuivre un soutien logistique, mais à partir du Zaïre. Nous n'avons aucune raison de rester au Rwanda, on l'a toujours dit, surtout depuis qu'un nouveau gouvernement est en place et que des contingents africains sous Casques bleus peuvent assurer la relève. Les chiffres qui avaient été donnés, et par le Premier ministre, et par moi-même seront respectés. Environ 300 hommes seront retirés de la partie rwandaise de notre dispositif. Cela commencera le 28 juillet.

Q. : En Bosnie, le projet de paix de la dernière chance n'a pas l'air d'être accepté par les parties en présence, et en tout cas, pas par les Serbes de Bosnie. Les Casques bleus sont pris pour cible. Un retrait des troupes françaises appartenant aux Casques bleus pourrait-il être envisagé ?

R. : Je suis très préoccupé par la situation en Bosnie. Le désastre rwandais l'éclipse aujourd'hui, et à juste titre. Hélas, nous sommes, si les Serbes de Bosnie n'acceptent pas le plan de paix, à nouveau dans la reprise de la guerre. Nous avons pris la décision, je l'avais annoncée, de nous retirer de la poche de Bihac. Tout cela sera fait avant la fin de l'année. Nous avons concentré nos éléments militaires sur Sarajevo. Je suis préoccupé, car, hélas, on voit que chacun des camps en présence se prépare à nouveau à la guerre et le rejet éventuel du plan de paix – pour l'instant, c'est un rejet de la partie serbe bosniaque –, le rejet définitif de ce plan de paix relancerait incontestablement les hostilités sur l'ensemble du territoire yougoslave.

Q. : Que feraient alors les Français ?

R. : Nous avons toujours dit que nous n'étions pas là, comme l'ont dit les Anglais, les Espagnols, pour rester indéfiniment. Et donc, le gouvernement français, en fonction de l'application du plan de paix qui a été proposé, prendra sa décision. Si le plan de paix devait être accepté, nous avons toujours dit que nous nous maintiendrions avec d'autres, les Américains notamment, pour le faire respecter. Si jamais cela n'était pas retenu, ce qui semble être le cas pour la partie serbe, alors la question de la présence française se posera et le gouvernement prendra les décisions qui conviennent.