Article de Mme Lucette Michaux-Chevry, ministre délégué à l'action humanitaire et aux droits de l'homme, dans "Le Figaro" du 26 juillet 1994, sur la lutte contre les épidémies parmi les réfugiés du Rwanda et la nécessité de créer une instance africaine en matière d'assistance humanitaire, intitulé "Quelle solidarité pour l'Afrique ?".

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Média : Le Figaro

Texte intégral

À propos du Rwanda

Quelle solidarité pour l'Afrique ?

La France doit faciliter la création d'une instance de consultation et de dialogue en matière d'assistance humanitaire.

Au Rwanda, la télévision, les journaux, les témoignages ont brutalement mis sous les yeux des Français en vacances ou qui s'apprêtaient à y partir, des spectacles insoutenables.

PAR LUCETTE MICHAUX-CHEVRY

Des charniers, des centaines de milliers, puis des millions de pauvres gens fuyant sur de mauvaises pistes, apeurés, terrorisés par les massacres auxquels ils avaient assisté : je suis encore hantée par le regard de ces centaines d'enfants errants que j'ai rencontrés lorsque je me suis rendue dans ce pays voici trois semaines. Où allaient ces gens ? N'importe où, pour sauver leur vie et celle de leur famille. Seule la France, à travers l'opération "Turquoise" et la constitution d'une zone humanitaire sûre, a apporté quoique soulagement et un certain répit à plusieurs centaines de milliers d'entre eux, en leur permettant de demeurer en sécurité à l'intérieur de leur pays.

Transférer les responsabilités à l'ONU

Face à l'ampleur de ce drame provoqué par le génocide voulu par les uns et les exactions perpétrées par les autres, je n'ai cessé de promouvoir, au sein du ministère dont j'ai la charge, des aides de plus en plus importantes en vue de parer au plus pressé, de concert bien entendu avec le ministère de la Défense en charge de l'opération "Turquoise", le ministère de la Coopération et un petit nombre d'organisations non gouvernementales.

Près d'un millier de tonnes de produits alimentaires ont ainsi été expédiées vers les différents points de rassemblement des réfugiés, sachant cependant qu'à ce jour notamment en ce qui concerne, au Zaïre les régions de Goma et de Bukavu, l'ampleur des besoins devient sans commune mesure avec les capacités de notre pays. C'est pourquoi j'ai écrit aux "patrons" des différentes agences des Nations unies et de l'Union européenne en charge de l'assistance humanitaire pour les sensibiliser personnellement à l'urgence d'une aide multilatérale massive. Les réponses n'ont pas trop tardé : on s'oriente délibérément et légitimement vers un transfert aux Nations unies des responsabilités que la France assurait jusqu'à présent pour la protection, la subsistance, voire la survie des réfugiés rwandais. Parallèlement, vient de se mettre en place à Kigali un nouveau gouvernement dont la composition pourrait constituer une promesse de réconciliation pour l'avenir. Il est essentiel que, dans le concert des nations qui se sont portées au secours du Rwanda et de l'organisation internationale, le message adressé à ce nouveau gouvernement soit unanime : le retour des réfugiés sur leur terre et la restitution de moyens d'existence qui leur permettaient d'y vivre paisiblement doit constituer un impératif humain prioritaire. Je sais que parmi ces réfugiés, certains se sont conduits de manière hostile, voire criminelle à l'égard de eaux qui aujourd'hui gouvernent le Rwanda et j'ai été l'une des premières à la commission des Droits de l'homme des Nations unies à Genève, à dénoncer au nom de la France l'ampleur du génocide, à un moment où certains hésitaient encore sur la qualification des horreurs rwandaises, pour demander l'ouverture d'enquêtes. Mais à qui fera-t-on croire que les millions de malheureux qui ont fui sont tous des coupables, hommes, femmes et enfants confondus ? Aujourd'hui, l'ampleur du drame des réfugiés appelle des réponses à la mesure de la catastrophe : le choléra a déjà tué dans ces rassemblements de populations déracinées des milliers de gens, l'aide humanitaire se déploie et je reviendrai dans quelques jours sur le terrain voir ce que l'on peut faire, notamment avec les nouvelles autorités rwandaises pour améliorer le sort des différentes catégories de réfugiés. Au-delà, il convient de réfléchir aux moyens d'éviter que de telles abominations puisse se reproduire. L'Afrique compte 700 millions d'habitants : la solidarité entre les différents peuples de ce continent est bien loin de se concrétiser suffisamment et l'indifférence prévaut trop souvent dans les relations d'État à État. Pourtant, j'ai confiance en l'Afrique, et je ne désespère pas que s'établisse un jour une vaste concertation avec ceux de ses représentants qui appellent de leurs vœux une solidarité qui est dans la nature des choses.

Un continent malade

Il y a aujourd'hui en Afrique quantité de médecins et d'infirmiers de qualité. J'ai entrepris d'aider des initiatives humanitaires naissantes. Les premières tentatives engagées au Rwanda avaient donné des résultats encourageants : des médecins béninois s'étaient rendus au chevet des réfugiés burundais et rwandais avant que le tragique conflit n'éclate. Ce ne sont que les éléments précurseurs de l'initiative humanitaire africaine dont je souhaite préparer la mise en œuvre le plus rapidement possible : il est urgent en effet de créer un climat d'entraide au sein de l'Afrique et d'y responsabiliser les acteurs de la vie politique. Nous devons soutenir avec force ceux qui œuvrent pour l'établissement d'une véritable démocratie et d'une politique de développement économique et social concerté dans l'intérêt de tous les Africains et non au profit d'oligarchies de privilégiés, comme ce qui est trop souvent le cas aujourd'hui. Toute l'Afrique est malade. Le diagnostic n'est pas simple, mais on peut considérer que certains des maux dont elle souffre ont une origine ancienne alors que d'autres sont des "maladies de jeunesse". La France le sait, mais elle ne doit pas réagir par à-coups, alors que cette situation implique des relations à long terme fondées sur une confiance réciproque dans le respect des principes énoncés par la Déclaration universelle des droits de l'homme. Enfin, qui peut mesurer les conséquences pour le futur de l'ampleur de la médiatisation provoquée par le drame rwandais ? Certes, ces morts et ces blessés que l'on montre ne doivent pas être oubliés, mais ils ne doivent pas faire oublier toutes les autres victimes des conflits mondiaux : Angola, Ethiopie, Liberia, Soudan, Afghanistan, Haïti, ex-Yougoslavie. 
N'allons-nous accepter de concourir qu'au coup par coup et sous le poids d'émotions passagères à la solution des problèmes de survie des peuples en détresse ? Je crois profondément qu'il incombe à la France de prendre l'initiative de faciliter la création d'une instance africaine de consultation et de dialogue en matière d'assistance humanitaire.

L. M.-C.

 

26 juillet 1994

I. – RWANDA ARTICLE DU MINISTRE DÉLÉGUÉ A L'ACTION HUMANITAIRE ET AUX DROITS DE L'HOMME, MME LUCETTE MICHAUX-CHEVRY, PUBLIE DANS LE FIGARO

(Paris, 26 juillet 1994)

Au Rwanda, la télévision, les journaux, les témoignages ont brutalement mis sous les yeux des Français en vacances ou qui s'apprêtaient à y partir, des spectacles insoutenables.

Des charniers, des centaines de milliers, puis des millions de pauvres gens fuyant sur de mauvaises pistes, apeurés, terrorisés par les massacres auxquels ils avaient assisté : je suis encore hantée par le regard de ces centaines d'enfants errants que j'ai rencontrés lorsque je me suis rendue dans ce pays voici trois semaines.

Où allaient ces gens ? N'importe où, pour sauver leur vie et celle de leur famille.

Seule la France, à travers l'opération "Turquoise" et la constitution d'une zone humanitaire sûre, a apporté quelque soulagement et un certain répit à plusieurs centaines de milliers d'entre eux, en leur permettant de demeurer en sécurité à. l'intérieur de leur pays.

Face à l'ampleur de ce drame, provoqué par le génocide voulu par les uns et les exactions perpétrées par les autres, je n'ai cessé de promouvoir, au sein du ministère dont j'ai la charge, des aides de plus en plus importantes en vue de parer au plus pressé, de concert bien entendu avec le ministère de la Défense en charge de l'opération "Turquoise", le ministère de la Coopération et un petit nombre d'organisations non gouvernementales.

Près d'un millier de tonnes de produits alimentaires ont ainsi été expédiées vers les différents points de rassemblement des réfugiés, sachant cependant qu'à ce jour, notamment en ce qui concerne au Zaïre les régions de Goma et de Bukavu, l'ampleur des besoins devient sans commune mesure avec les capacités de notre pays.

C'est pourquoi j'ai écrit aux "patrons" des différentes agences des Nations unies et de l'Union européenne en charge de l'assistance humanitaire pour les sensibiliser personnellement à l'urgence d'une aide multilatérale massive.

Les réponses n'ont pas trop tardé : on s'oriente délibérément et légitimement vers un transfert aux Nations unies des responsabilités que la France assurait jusqu'à présent pour la protection, la subsistance, voire la survie des réfugiés rwandais.

Parallèlement, vient de se mettre en place à Kigali un nouveau gouvernement dont la composition pourrait constituer une promesse de réconciliation pour l'avenir.

Il est essentiel que, dans le concert des nations qui se sont portées au secours du Rwanda, et de l'organisation internationale, le message adressé à ce nouveau gouvernement soit unanime : le retour des réfugiés sur leur terre et la restitution de moyens d'existence qui leur permettaient d'y vivre paisiblement doit constituer un impératif humain prioritaire.

Je sais que parmi ces réfugiés, certains se sont conduits de manière hostile, voire criminelle à l'égard de ceux qui aujourd'hui gouvernent le Rwanda et j'ai été l'une des premières à la commission des Droits de l'Homme des Nations unies à Genève, à dénoncer au nom de la France l'ampleur du génocide, à un moment où certains hésitaient encore sur la qualification des horreurs rwandaises, pour demander l'ouverture d'enquêtes. Mais à qui fera-t-on croire que les millions de malheureux qui ont fui sont tous des coupables, hommes, femmes et enfants confondus ?

Aujourd'hui, l'ampleur du drame des réfugiés appelle des réponses à la mesure de la catastrophe : le choléra a déjà tué dans ces rassemblements de populations déracinées des milliers de gens, l'aide humanitaire se déploie et je reviendrai dans quelques jours sur le terrain voir ce que l'on peut faire, notamment avec les nouvelles autorités rwandaises pour améliorer le sort des différentes catégories de réfugiés.

Au-delà, il convient de réfléchir aux moyens d'éviter que de telles abominations puissent se reproduire.

L'Afrique compte 700 millions d'habitants : la solidarité entre les différents peuples de ce continent est bien loin de se concrétiser suffisamment et l'indifférence prévaut trop souvent dans les relations d'État à État. Pourtant, j'ai confiance en l'Afrique, et je ne désespère pas que s'établisse un jour une vaste concertation avec ceux de ses représentants qui appellent de leurs vœux une solidarité qui est dans la nature des choses.

Il y a aujourd'hui en Afrique quantité de médecins et d'infirmiers de qualité. J'ai entrepris d'y aider des initiatives humanitaires naissantes. Les premières tentatives engagées au Rwanda avaient donné des résultats encourageants : des médecins béninois s'étaient rendus au chevet des réfugiés burundais et rwandais avant que le tragique conflit n'éclate. Ce ne sont que les éléments précurseurs de l'initiative humanitaire africaine dont je souhaite préparer la mise en œuvre le plus rapidement possible : il est urgent en effet de créer un climat d'entraide au sein de l'Afrique et d'y responsabiliser les acteurs de la vie politique. Nous devons soutenir avec force ceux qui œuvrent pour l'établissement d'une véritable démocratie et d'une politique de développement économique et social concerté dans l'intérêt de tous les Africains et non au profit d'oligarchies de privilégiés, comme ce qui est trop souvent le cas aujourd'hui.

Toute l'Afrique est malade. Le diagnostic n'est pas simple, mais on peut considérer que certains des maux dont elle souffre ont une origine ancienne alors que d'autres sont des "maladies de jeunesse". La France le sait, mais elle ne doit pas réagir par à-coups, alors que cette situation implique des relations à long terme fondées sur une confiance réciproque dans le respect des principes énoncés par la Déclaration universelle des Droits de l'Homme.

Enfin, qui peut mesurer les conséquences pour le futur de l'ampleur de la médiatisation provoquée par le drame rwandais ? Certes, ces morts et ces blessés que l'on montre ne doivent pas être oubliés, mais ils ne doivent pas faire oublier toutes les autres victimes des conflits mondiaux : Angola, Ethiopie, Liberia, Soudan, Afghanistan, Haïti, ex-Yougoslavie.

N'avons-nous accepter de concourir qu'au coup par coup et sous le poids d'émotions passagères à la solution des problèmes de survie des peuples en détresse ?

Je crois profondément qu'il incombe à la France de prendre l'initiative de faciliter la création d'une instance africaine de consultation et de dialogue en matière d'assistance humanitaire.