Texte intégral
P. Lapousterle : Quel argument l'a emporté, lorsque le bureau politique de l'UDF a nommé M. Baudis comme tête de liste aux élections européennes ?
R. Monory : Je dirais que c'est un choix difficile, parce que les deux candidats étaient valables et je les aime bien tous les deux. L'argument qui a dû l'emporter, c'est d'une part des sondages qui étaient plus favorables à Baudis, et d'autre part, dans ce moment un peu difficile que la France traverse avec la jeunesse, c'est pas mal de présenter un candidat qui va savoir parler à la jeunesse. Parce qu'elle est en général très européenne. D'autre part, il ne faut pas mettre notre drapeau dans notre poche : l'Europe c'est important, et Baudis a toujours témoigné à l'égard de l'Europe une franche adhésion.
P. Lapousterle : Au RPR, vous pensez qu'on acceptera le choix de l'UDF ?
R. Monory : Il y a eu un processus important engagé avec le RPR. Il ne s'agit pas de faire la bagarre avec le RPR. La première chose, c'est qu'il a été décidé de faire une liste unique. La deuxième chose, c'est qu'il y a un programme commun qui a été fait le façon honnête et transparente. Troisièmement le RPR a dit qu'il ne voyait pas d'inconvénient à ce que la tête de listes soit UDF. C'est l'intérêt de l'UDF et du RPR que la liste fasse le plus de voix possible. Les sondages montraient aussi que la liste ferait plus avec Baudis qu'avec Deniau.
P. Lapousterle : À votre avis, il n'y aura pas de pépins ?
R. Monory : Je ne vois pourquoi il y aurait des doutes, puisque le processus a été bien respecté et tout le monde s'est mis d'accord à toutes les phases.
P. Lapousterle : Quand l'UDF montre ainsi son indépendance, ça veut dire qu'il y aura un candidat UDF aux présidentielles ?
R. Monory : C'est deux choses complètement distinctes. J. Chirac lui-même avait dit à certains d'entre nous qu'il était complétement d'accord pour Baudis. Ce n'est pas du tout au casus belli. Les présidentielles, on en parlera plus tard.
P. Lapousterle : Le choix de M. Baudis ne favorisera pas un bon score à la liste de M. de Villiers ?
R. Monory : Pourquoi voulez-vous ? S'il faut vraiment qu'on ne parle pas de l'Europe pour avoir des voix, c'est un désastre. Il faut qu'on parle de l'Europe. Bien sûr, elle n'est pas toujours bien vue par l'opinion parce que l'opinion souffre, mais ce n'est pas pour ça. Elle souffre pour d'autres raisons : c'est que la répartition des richesses dans le monde est en train de se faire différemment, et l'Europe tout entière est touchée par cette baisse de croissance. Europe ou pas, il n'y aura pas beaucoup de croissance pendant quelques années, mais sans l'Europe, il y en aura encore moins.
P. Lapousterle : Lorsque vous avez entendu M. Balladur hier, avez-vous eu le sentiment qu'il avait tiré les conséquences des cinq semaines de révolte jeune ?
R. Monory : On ne pourra pas vivre dans une société qui marginalise ses jeunes. C'est la raison pour laquelle j'ai parlé récemment d'un grand pacte social. Le vrai problème, c'est que nous ne ferons pas beaucoup de croissance et, même si on en fait un peu, elle ne fera pas d'emplois.
Nous continuons à distribuer des salaires plus importants que la croissance que nous faisons. En 1993-1994, on va faire 1 % de croissance, et on va faire 2 à 4 % d'inflation : ça veut dire qu'on aura fait sur deux ans 5 % de croissance en valeur, inflation plus richesse. On aura sans doute fait évoluer les salaires de 6 à 9 %, et le social et la santé auront évolué de 12 à 13 %. Donc, si l'on dépense plus qu'on ne gagne, au bout d'un certain temps, ça s'arrête. On emprunte et on marginalise de plus en plus de gens. C'est pour ça que je parle d'un grand pacte social car il faut mettre tout ça sur la table, l'expliquer à tous les partenaires : ils sont assez intelligents et généreux. On donne à certains plus qu'on ne gagne, et on n'a plus rien pour donner aux autres. C'est peut-être un peu simpliste, mais c'est la vraie raison de la marginalisation des jeunes. Il faut finalement que les hommes politiques expliquent tout cela, il faut que les syndicats comprennent aussi que l'intérêt, ce n'est pas d'avoir 3,5 millions de chômeurs, mais d'avoir le maximum de gens au travail. Même si l'ensemble voit ses revenus diminuer.
P. Lapousterle : C'est urgent à votre avis, le pacte social ?
R. Monory : C'est urgent. Je vois dans nos campagnes. On ne peut pas continuer à voir des gens qui viennent vous voir et auxquels vous ne savez pas quoi répondre. On a beau dire aux gens que dans quelques temps cela va repartir etc. Ils sont au chômage. Ils veulent des réponses. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas de réponse miracle, je n'en ai pas. Il faut vraiment expliquer, toujours expliquer. Il faut avoir le courage de dire un certain nombre de choses.
P. Lapousterle : Ce qu'a dit M. Balladur hier va dans ce sens-là ?
R. Monory : Cela va toujours un peu dans ce sens-là. Il faut peut-être aller encore un peu plus vite. Il faut surtout faire beaucoup d'explication.
P. Lapousterle : Quand E. Balladur demande à sa majorité de la soutenir plus fermement, M. Millon répond "oui au soutien" mais a qualifié son soutien de vigilant et d'impatient. C'est le terme approprié ?
R. Monory : Je dirais au gouvernement que le Parlement existe. Une mauvaise habitude a été prise depuis maintenant quinze ans, c'est de faire passer un texte en disant à la majorité, "vous me trahissez si vous ne votez pas". Je crois que sur les problèmes qu'il y a eu sur les jeunes, l'Assemblée nationale comme le Sénat avaient mis en garde sur un certain nombre de cas précis et que le gouvernement n'a peut-être pas écouté. Si on veut avoir une majorité qui soutient bien, c'est le cas du Sénat comme de l'Assemblée, il faut aussi que les ministres l'écoutent de temps en temps. C'est tout à fait important.
P. Lapousterle : Le gouvernement a annoncé qu'il comptait mettre en œuvre sa loi quinquennale. Faites-vous partie de ceux qui sont d'accord avec l'application ?
R. Monory : Je ne crois pas qu'on va annuler ce qui a été fait. On ne peut pas être des girouettes. On ne peut pas voter une loi et dire "on ne l'applique plus, on en fait une autre". Cela dit, il y a des améliorations à lui apporter. C'est autour de cela qu'il faut réfléchir. Il faut parler d'amendements à cette loi si c'est nécessaire mais il faut se réunir pour en parler. Les gens nous regardent. On vote une loi, on la retire, on en fait une autre, cela risque de ne pas être pris au sérieux par ceux qui souffrent et c'est pour cela que je crie qu'il faut l'appliquer mais peut-être avec modération dans certains cas et ne pas hésiter si besoin est, à faire des modifications là où c'est nécessaire. C'est pour cela que si le gouvernement travaille avec sa majorité, il trouvera des solutions.
P. Lapousterle : Vous parliez d'aller plus vite. Est-ce que dans le domaine du chômage des jeunes, vous avez des idées qui pourraient faire progresser le problème ?
R. J'ai des idées, je les ai données au gouvernement à plusieurs reprises. Cela dit, les fonctionnaires qui gravitent ici ou là ont prétendu que finalement mes propositions ne tenaient pas debout. Je ne suis pas de cet avis. C'est le premier emploi qui est difficile même pour des gens qui sont très formés. Le fond du problème, c'est de mettre le pied à l'étrier à tous ces jeunes. J'avais préconisé que l'on fasse massivement des embauches de jeunes dans les entreprises, 5 000 francs par mois, plus que le SMIC. Les entreprises, cela leur coûte 60 000 francs par an. On demande à chaque entreprise d'embaucher 5 % de jeunes et on lui déduit ses charges sociales. Cela ne coûte rien à personne sauf peut-être un point de TVA pour ne pas aggraver le déficit budgétaire. Cela me paraissait évident. Il y aurait eu au moins 300 à 500 000 jeunes qui seraient venus au travail, qui auraient appris une première culture de l'activité qu'ils n'ont pas. Si vous avez plusieurs mois de suite le nombre de chômeurs qui baisse, l'état d'esprit change également et devient consommateur.
P. Lapousterle : La nouvelle mesure, la prime à l'emploi, vous parait intéressante ?
R. Monory : C'est bien mais ce ne va pas très loin. Il faut un choc psychologique dans notre pays. Je ne dis pas que ce n'est pas bien. Je dis que c'est une addition de petites mesures qui ne fait pas une grande mesure. Il fallait prendre des risques. Les fonctionnaires des Finances n'aiment pas trop cela.
P. Lapousterle : Est-ce que vous partagez le sentiment du Premier ministre quand il a dit que la crise était derrière nous ?
R. Monory : Non. Ce n'est pas une crise, c'est une redistribution des richesses dans le monde. On ne fera pas tous les ans moins quelque chose. Si l'on fait un point et demi de croissance, ce n'est pas pour autant qu'on aura fait beaucoup d'emplois. C'est une nouvelle façon de vivre, une nouvelle société qu'il nous faut inventer. Les États-Unis pendant 10 ans ont fait 2,5 de croissance par an. Cela va aller un peu mieux mais il faudra trouver autre chose.
P. Lapousterle : Il faudra aller très vite.
R. Monory : Très vite. Tout le monde a de la bonne volonté. Il faut avoir de l'imagination et du courage.