Texte intégral
- “C’était sans doute la plus cruelle épreuve de notre histoire que nous avons vécue en 1940 et quatre ans après nous avons été libérés. Pourquoi ? Bien entendu, l’évolution de la guerre nous y a aidé, mais ce qui nous y a aidé également c'est l'unité de notre nation. Et l’unité dont tous les Français ont su faire preuve dans la difficulté. La première leçon à en tirer, c'est que quand la France traverse des épreuves, elle doit être unie. La seconde c'est que si nous avons été libérés c'est également, il est juste de le dire, il est équitable de le dire, grâce à l'aide de nos alliés. La seconde leçon qu'il faut tirer de ces événements, c'est que l'on a toujours avantage à faire jouer la solidarité entre les nations qui sont éprises du même idéal, c'était l’idéal de liberté. Alors je crois qu'aujourd'hui la jeunesse, pour laquelle ce sont des événements un peu lointains évidemment – 50 ans pour quelqu’un qui a 15 ou 20 ans cela fait très loin – cela paraît presque irréel. La jeunesse doit en tirer la leçon que lorsque notre pays rencontre des difficultés ou lorsque même une catégorie sociale ou une personne rencontre des difficultés, il ne faut pas se décourager. Il faut au contraire serrer les rangs, serrer les coudes. Grâce à ce sentiment de cohésion on peut surmonter les preuves. Ce qui a été fait en 1944, la France l’a fait dans d'autres périodes de son histoire, avant le 1944 ou après 1944. C'est une leçon permanente.”
Q : Aujourd'hui pensez-vous que la place de la France est confortée au moment où partout les mises à l'épreuve sont rudes pour le pays ? À l'étranger, loin de nos bases ?
- “Il est vrai que la France a eu à faire face depuis quelques années à un certain nombre d'événements devant lesquels elle a dû réagir et souvent de manière exemplaire. Elle a été la première et parfois la seule à le faire. Les événements de Yougoslavie, ceux du Rwanda par exemple. Je trouve que dans ces circonstances la France a montré qu'elle avait le sens de son devoir international, qui est d’aider partout à la paix et la liberté. C'est plus ou moins facile selon les circonstances et selon les lieux. C'est plus ou moins à notre portée, car nous sommes une puissance importante mais nous ne sommes pas la première puissance du monde et nous n'avons pas les moyens illimités ni en finance, ni en matériel. Mais nous avons réagi, et souvent réagi les premiers. Je pense au Rwanda, par exemple nous avons accompli tout notre devoir. Notre intervention a permis de mettre fin, je l'espère définitivement, à ce qui était un génocide. La leçon là aussi est que les nations du monde ont besoin d'avoir plus de solidarité les unes avec les autres, que les bonnes paroles ne suffisent pas. On nous a beaucoup parlé d'Europe depuis un certain nombre d'années, et moi-même je suis attaché à l'Europe et à la construction de l'Europe. Force est cependant de dire qu’au cours de tous ces événements, l’Europe n'a pas suffisamment fait la preuve de son existence et de son efficacité. Je souhaite qu’elle le fasse davantage.”
Q : Une de ses mises à l'épreuve est l'attitude de la France à l'égard de ce qui se passe en Algérie, deux nouveaux ministres se sont exprimés à ce sujet mais beaucoup attendent aujourd'hui de votre part une clarification ?
- “Clarification ? Je vais vous dire ce que je pense, mais je ne vois pas la nécessité d'une clarification les choses sont parfaitement claires déjà et je veux les développer devant vous de la façon la plus simple et la plus nette. Premier élément, nous ne pouvons pas accepter et nous n’accepterons pas que la sécurité de nos concitoyens en Algérie soit menacée. Il y a eu 15 Français assassinés depuis un peu plus d'un an, il y en a eu cinq qui l’ont été il y a une quinzaine de jours. Nous avons pris la décision de regrouper toutes nos installations en Algérie, et de recommander aux Français qui n'était pas retenus par des obligations essentielles, de rentrer en France. Il y avait il y a un an, 7 000 Français en Algérie, il y en a 1 500 aujourd’hui. Toutes nos installations publiques seront regroupées et seront protégées. Premier point, nous ne pouvons pas accepter que l'on assassine nos concitoyens en Algérie. Ce n'est pas se mêler des affaires intérieures algériennes que de le dire, nous avons le devoir de protéger nos concitoyens. Deuxième principe, nous n'accepterons pas qu’il y ait quelques menaces terroristes que ce soit en France. Nous n'accepterons pas que se répande dans notre pays une propagande en faveur de la violence, en faveur du terrorisme et contre les lois de la république. Nous n'accepterons pas non plus que l'on vise à la constitution de stocks d'armes, voire de groupes armés. Toutes les tentatives en ce sens seront combattues. C'est ce qu’a dit Charles Pasqua, ministre de l'intérieur, avec mon plein accord et avec mon plein soutien. Troisième point, nous souhaitons que les Algériens résolvent leurs problèmes, c'est eux qui en sont les premiers responsables. La France n'a pas à dire aux Algériens comment ils doivent faire pour cela. Nous avons dit depuis longtemps que nous souhaitions qu'un dialogue politique s'institue entre toutes les parties et notamment c'est ce qu’a dit le ministre des affaires étrangères Alain Juppé à plusieurs reprises. Il appartient donc aux Algériens de prendre les mesures nécessaires pour rétablir le dialogue entre eux et pour qu’il y ait une solution politique aux difficultés actuelles, dans le respect bien entendu de la tolérance et des Droits de l’homme. La France n'a pas à interférer dans cette affaire, mais elle a le droit de dire qu'elle est attachée aux Droits de l’homme et aux principes de la tolérance.”
Q : Pensez-vous qu'il y ait la possibilité d'une troisième voie en Algérie ou d'un dialogue avec les islamistes dits modérés ?
- “Je m'en tiendrai à ce que je viens de vous dire. Je le répète l'action et la politique de la France sont fondées sur trois principes, le refus d'admettre des violences faites à nos compatriotes à l'extérieur, le refus de voir se développer le désordre et l'action terroriste sur le territoire national, le souhait de voir les divers partis en Algérie se mettre d'accord pour une solution définitive et une solution politique. Quelle doit être cette solution ? Ce n'est pas à moi à le dire ? Je dis simplement qu'elle ne sera viable que si elle est fondée sur les principes de la tolérance et du respect des Droits de l’homme.”
Q : Les mesures prises par Charles Pasqua vous semblent-elles appropriées et comment faire la part entre sécurité et diplomatie ?
- “Les mesures qu'a prises Charles Pasqua, je le répète avec mon plein accord et après m'en avoir parlé, ces mesures me paraissent efficaces. 15 000 personnes ont été contrôlées, 24 ont été assignées à résidence parce qu'elles sont sous le coup d'arrêté d’expulsion. Je crois qu'en le faisant, le gouvernement a pris la juste mesure des problèmes qui se posent à lui et a pris les bonnes décisions. Je sais bien que l'on nous a parfois reproché de parler un peu trop de la sécurité des Français. Et bien je n'ai pas l'intention, nous n'avons pas l'intention d'en parler moins. Les Français sont attachés à leur sécurité, ils ont raison. C'est un élément de leur liberté, ils ont raison de le penser. La responsabilité première du gouvernement est d'assurer la sécurité et la liberté pour tous. C'est tout ce que j'ai à dire sur ce sujet.”
Q : Ne craignez-vous pas un amalgame entre terroristes et musulmans ?
- “C'est un des risques en effet de la situation, mais le gouvernement fera ce qui est de son devoir pour l'empêcher. Il y a en effet dans notre pays, une communauté musulmane qui comporte des centaines de milliers de personnes et même davantage et dont l'immense majorité vivent dans le respect de nos voix et des principes de la République. Ils ont droit aussi à la protection et la sécurité comme tous ceux qui habitent sur notre sol. Mais ceux qui en revanche, habitent sur notre sol et veulent mettre en cause nos lois et nos principes républicains seront combattus.”
Q : N’y a-t-il pas un risque à se désengager d'Algérie à un moment où certains voisins ne pratiquent pas nécessairement la politique de la chaise vide ?
- “Je ne vois pas très bien ce que veut dire la question qui a été posée. Vous savez dans les sondages, bien souvent, il faut faire attention à la question que l'on pose car elle conditionne la réponse. Qu'est-ce que veut dire le fait que la France doive se désengager en Algérie. La France n'interfère pas dans les problèmes intérieurs algériens, elle ne se mêle pas de dire aux Algériens comment ils doivent résoudre leurs problèmes et comment ils doivent rétablir la paix civile, elle leur dit simplement “parlez entre vous”. D'autre part je vous ai indiqué qu'il y avait 7 000 Français en Algérie il y a un an et qu'il n'y en a plus que 1 500 aujourd'hui. Je vous ai dit ou peut-être vous l'ai-je dit trop rapidement, qu'un certain nombre d'établissements ne seraient pas rouverts à la rentrée scolaire. Je peux même dire que les établissements d'enseignement français ne seront pas rouverts à la rentrée pour des raisons de sécurité. J'espère que cela ne sera que provisoire. Pour le reste, nous maintenons bien entendu une représentation diplomatique comme le font tous les pays du monde. Il ne s'agit pas pour nous de nous mêler des affaires intérieures algériennes et de prétendre les résoudre à la place des Algériens mais nous avons le droit de leur dire, puisqu'une communauté algérienne importante vit sur notre territoire, nous avons le droit de leur dire que nous sommes attachés au retour de la paix civile sur le sol de l’Algérie.”
Q : N’êtes-vous pas surpris lorsque l'Allemagne, la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis hébergent des représentants du F.I.S. ou dialoguent avec eux ?
- “Ils nous disent que leurs lois les empêchent de faire autrement, et certains se sont étonnés que le gouvernement français ait manifesté un peu de surprise. Cette surprise m'a surpris moi-même car après tout il arrive que ces gouvernements nous fassent parfois des reproches, à nous Français, sur tel ou tel point. Je ne vois pas pourquoi nous n’aurions pas à leur en faire. Cela étant, je crois qu'il ne faut pas non plus considérer que l'essentiel du problème est là, l’essentiel n’est pas là.”
Q : Nous sommes à une semaine de l'échéance pour les troupes françaises basées au Rwanda, quelle décision avez-vous prise ? Retrait des troupes françaises ou maintien des troupes françaises ?
- “Je voudrais d'abord rappeler comment les choses se sont présentées. À la suite d’événements qui ont eu lieu au mois d'avril dernier, on a assisté au Rwanda à des massacres qui ont pris la forme de véritables génocides. Plusieurs centaines de milliers de personnes ont été tuées. Devant ce qu'il faut bien appeler l'indifférence de la communauté internationale, la France a réagi et au début elle a réagi seule, avec l'aide d'un pays ami depuis longtemps, le Sénégal. Nous avons envoyé avec l'autorisation des Nations unies des troupes au Rwanda dans un but purement et simplement humanitaire. Nous avions aux environs du 15 juin bien fixé les choses. Nous allions au Rwanda, dès lors que les Nations unies nous y autorisaient et enfin nous y allions avec le désir que d'autres nous relaient rapidement. C'était les principes que j'avais moi-même exposés. Aujourd'hui où en sommes-nous ? J'ai dit effectivement, quand je me suis rendu au Rwanda à la fin du mois de juillet, que nous respecterions le calendrier. Nous avions dit fin juillet, nous avons accepté que cela soit reporté au 22 août puisque le conseil de sécurité des Nations unies nous avait autorisé à mettre en œuvre cette opération humanitaire jusqu'au 22 août. Nous n'avons pas l'intention de prolonger le délai au-delà. D'ores et déjà, il y a aujourd'hui dans la zone humanitaire sûre, que nous avons protégée et dans laquelle il y a plus d'un million de réfugiés, d'ores et déjà sur les 2/3 à peu près du territoire nos troupes ont été relevées. Nous avons un peu plus de 1 000 soldats sur le territoire du Zaïre au-delà de la frontière en appui logistique, nous avions un peu plus de 1 000 soldats sur le territoire du Rwanda et nous en avons maintenant à peu près la moitié c'est-à-dire de l'ordre de 600 à 700. Ces soldats doivent être relayés dans la semaine qui vient par un bataillon éthiopien. Il faudra que cette relève ait lieu. J'ai dit aussi, puisque vous me citez, que je ne pouvais pas envisager que la communauté internationale soit incapable de relever les 2 000 soldats français qui sont allés seuls au Rwanda. Je voudrais rappeler que nous sommes également les plus nombreux en Bosnie, les choses sont liées. Donc il est parfaitement normal que la France, lorsqu'elle accomplit ce qu’elle estime être son devoir moral vis-à-vis notamment des pays africains francophones, ne peut pas prolonger indéfiniment son action. Donc la date du 22 août sera respectée.”
Q : Vous êtes formel, nos soldats rentrent tous ?
- “Ils seront de l'autre côté de la frontière en appui logistique sur le territoire du Zaïre et cela nous l’avons toujours dit en tout cas pour un certain temps.”
Q : Même si certaines organisations humanitaires vous supplient de rester sous peine de nouvelles catastrophes humanitaires ?
- “Je pense que dans ces circonstances il faut que les Nations unies prennent leurs responsabilités et que le gouvernement rwandais prenne également les siennes. Il faut qu'il dise d'abord, ce gouvernement rwandais, s'il souhaite ou pas le maintien de la France et il faut qu'il fasse les gestes qu'il doit faire pour rassurer la population.”
Q : Il ne les fait pas, selon vous ?
- “Dans l'état actuel des choses, il semble en effet, vous le disiez vous-même à l’instant, que la population est encore inquiète. Il appartient au gouvernement de la rassurer.”
Q : Avez-vous le sentiment que les Nations unies ne prennent pas leurs responsabilités ?
- “Je ne dirais pas qu'elles ne prennent pas leurs responsabilités, je dirais que lorsqu'elles les prennent ce n'est pas toujours suivi d'effet. Les Nations unies ont une tâche extrêmement lourde et importante depuis un certain nombre d'années et elles sont présentes dans bien des pays du monde et doivent coordonner beaucoup d'opérations militaires ou humanitaires. Il ne faut les accabler leur tâche est beaucoup plus lourde qu’elle ne l’était il y a quelques années. Je dirais simplement que ce sont les Etats membres des Nations unies qui ne suivent pas toujours les décisions des Nations unies avec suffisamment de rapidité.”
Q : En Bosnie, la France est aux avant-postes avec le plus grand nombre de soldats, mais il ne semble pas y avoir de solution politique. Alors faut-il lever l'embargo sur les armes comme le souhaite Bill Clinton, pour permettre aux Bosniaques de se défendre ?
- “Il faut d'abord remarquer que depuis un an, le problème a quelque peu progressé en Bosnie et que, grâce aux efforts de la diplomatie française avec l'aide, tantôt des Allemands, tantôt des Anglais, tantôt des Américains, on est parvenu à élaborer un plan de paix et on est parvenu à convaincre les Serbes de Serbie qu'il fallait approuver ce plan. C'est déjà un progrès considérable, reste à convaincre les Serbes de Bosnie, ce qui n'est pas encore fait. La diplomatie française, sous l'impulsion d’Alain Juppé notamment, a obtenu de bons résultats déjà. Cela étant, si ce plan de paix n‘est pas retenu, certains disent qu'il faudrait lever l'embargo sur les armes, l'interdiction qui est faite de vendre des armes aux musulmans de Bosnie, interdiction qui est d'ailleurs bien souvent tournée, tout le monde le sait. Notre position nous, Français, est la suivante : si on lève l'embargo sur les armes, ça veut dire la reprise de la guerre entre Serbes de Bosnie et musulmans de Bosnie. Dans ce cas-là, nous considérons que nos troupes, les troupes françaises et celles des Nations unies, courraient des risques considérables prises qu'elles seraient dans une sorte d’étau et si on lève l'embargo sur les armes, en ce qui nous concerne, nous retirerons notre contingent et d'ailleurs c'est une position qui est de mieux en mieux et de plus en plus comprise. Il serait en effet difficilement concevable que l'embargo soit levé sur les armes, ce qui permettrait aux Serbes et aux musulmans de Bosnie de se battre avec encore plus d'efficacité et que l'on laisse en force d'interposition entre les deux qui se battraient davantage, les soldats des Nations unies, dont les Français fournissent le contingent le plus important.”
Q : Lever l'embargo, c'est peut-être prolonger la guerre ?
- “Mais, nous ne sommes pas partisans de lever l'embargo en ce qui nous concerne, nous Français. Mais, si tout le monde veut le faire, ça se fera, mais nous en tirerons les conséquences, il faut que tout le monde en soit bien prévenu.”
Q : A travers tous ces exemples, on voit que la France donne beaucoup, mais que parfois elle est bien seule. Le Chancelier Kohl prône la formation d'une troupe de la paix, n’est-ce pas un vœu pieux quand on voit la faible implication de l'Europe sur les théâtres extérieurs ?
- “Vous dites “la France donne beaucoup”, c'est vrai elle a donné beaucoup au Rwanda, en Bosnie, au Cambodge, au Liban antérieurement, c'est notre conception traditionnelle de notre rôle international. La France, contrairement à ce que j'entends parfois, n'est pas une puissance moyenne, en tout cas dans la conception qu'elle se fait de son rôle. Elle entend jouer un rôle éminent dans la défense de la paix et dans le respect des Droits de l’homme.”
Q : Un rôle de grande puissance ?
- A la mesure de ses moyens et lorsqu'il le faut, elle le fait seule, c'est ce qu'elle a fait au Rwanda, mais elle ne peut pas le faire éternellement, c'est pourquoi je vous ai expliqué que nous respecterons la date du 22 août. Mais il est vrai que l'action de la France serait plus efficace encore si elle était relayée par l'action des 12 pays européens qui forment avec nous l'Union européenne et il est vrai que ça n'a pas toujours été le cas. Je pense que cette période de transition étant franchie et c'est à l’Union européenne que je faisais allusion, il faut, et la proposition du Chancelier Kohl mérite d'être étudiée, étudier la possibilité pour l’Europe d'agir elle-même, surtout lorsqu'il s'agit comme pour la Bosnie, d'événements qui se passent à la frontière de l’Union européenne et qui mettent en cause directement sa sécurité. Il faut y parvenir et la France y est tout à fait prête. Si tous les pays européens en faisaient autant que fait la France, proportionnellement à leurs moyens, une bonne partie du problème serait résolu.”
Q : Vous êtes déçus que les pays européens ne suivent pas l'attitude de la France ?
- “Non, parce que l'évolution prend toujours un peu de temps il est normal que ce temps ait été pris, mais maintenant je crois que le moment est venu où il faut donner un contenu à la notion d'Union européenne et à la notion de politique étrangère et de sécurité commune.”
Q : La France va assurer la présidence du conseil européen au 1er janvier, mais en cette année électorale importante, aura-t-on le temps de s'occuper de l'Europe et de parler de l'Europe ?
- “Mais à quoi ça sert les élections selon vous, ça sert à parler de quoi, des problèmes importants ou des problèmes secondaires ? Moi je considère que l'Europe c'est un problème important.”
Q : Les préoccupations européennes devront tenir une grande place ?
- “Mais bien entendu, il faudra que les problèmes européens jouent une place importante dans les événements politiques de l'année prochaine, car il s'agit de choisir à l'avenir pour la France et pour l'Europe notamment et il s'agira de choisir la politique que la France devra mener dans le cadre de l'Union européenne ou dans un cadre élargi et donc je souhaite que les questions européennes soient au premier plan du débat.”
Q : Et vous-même, vous en parlerez beaucoup ?
- “Voilà un piège un peu voyant.”
Q : dans lequel vous ne tomberez pas ?
- “J'essaie de ne jamais le faire.”
Q : A partir de quand pourra-t-on parler normalement des échéances capitales pour le pays ?
- “Mais il me semble que vous ne vous privez pas d'en parler, chaque fois que vous le pouvez, vous le faites. Je vais répéter ce que je dis tout le temps, mais la répétition est une des vertus du débat : j'ai pris ma responsabilité de Premier ministre il y a maintenant pas tout à fait un an et demi, j'ai dit dès le départ que je me consacrerai au redressement du pays, afin de faire en sorte que cette période de cohabitation qui est une période un peu délicate sur le plan institutionnel, ne soit pas du temps perdu pour notre pays et que son redressement et son renouveau s’engagent et j'ai dit qu'en ce qui me concernait, je souhaitais que l’on ne parle pas de l’élection présidentielle avant le début de l’année prochaine. Tout le monde a le droit d'en parler et a le droit de ne pas tenir compte de mon souhait, mais moi j'en tiens compte, donc je n'en parle pas et tout mon objectif, c'est que l'on puisse dire qu'au terme de cette période de deux ans, la France va mieux, grâce à la politique que nous avons menée. Si on le dit, je serais tout à fait satisfait et ça justifiera les efforts que nous aurons fait pendant deux ans, voilà tout mon objectif.”
Q : Le débat politique n'est-il pas pollué par la perspective des élections présidentielles ?
- “Je ne dirais pas pollué, c'est un terme trop désobligeant, je dirais influencé.”
Q : Vous avez dit vous-même que ce débat pèse trop vite dans les esprits, il pèse singulièrement dans les rangs de votre majorité en ce moment ?
- “C'est assez normal, il n'y a pas lieu, ni de s'en formaliser, ni de s'en étonner, mais l'essentiel c'est que moi-même je demeure en dehors de ce débat.”
Q : Quel est votre sentiment sur toutes les affaires actuelles ?
- “Une des réformes importantes que le gouvernement que je dirige a faite c'est l'effort qui a été fait pour rendre confiance dans la justice. Cela a été la réforme de la Haute cour de justice, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature pour mieux assurer l'indépendance des magistrats et ça a été la loi sur la justice que Pierre Méhaignerie a préparé et qu’il a déjà défendue devant le Parlement. Donc, ce qui est fort important c'est que les Français aient confiance dans la justice, dans la sérénité, dans l'impartialité et dans l'indépendance de la justice, pour le reste, lorsqu'il y a des affaires, il faut que la justice se prononce, c'est tout ce que j'ai à dire, je n'ai pas à substituer mon jugement aux siens.”
Q : Des chiffres encourageants ont été publiés par l'INSEE, est-ce le début d'une reprise réelle et si oui, pourquoi ?
- “L'économie va mieux et je rappelle que l'année dernière, nous avons connu la récession la plus grave depuis la guerre. Récession, ça veut dire que la valeur de la production a baissé et que la France s’était appauvrie l’an dernier. Aujourd'hui le mouvement en avant a repris et, semble-t-il, à un bon rythme. Vous me demandez pourquoi ? Il y a un peu de tout, sans doute l'influence internationale, mais peut-être aussi la politique que nous avons menée et les réformes importantes que nous avons faites dans le domaine économique, comme dans le domaine social, comme dans le domaine de l’emploi. Le résultat, c'est que la croissance est plus affirmée et l'emploi commence à s'améliorer puisqu'on a créé au deuxième trimestre plus de 60 000 emplois supplémentaires, ce qui prouve que nous sommes dans la bonne direction. Je voudrais simplement dire deux choses : la première, c'est qu'il se peut que nous ayons des déceptions dans les mois qui viennent, que tel chiffre de production que tel chiffre des exportations, que tel chiffre sur l’emploi ne marque pas un progrès continu, c'est possible, ça peut se réaliser. Mais je pense que les Français doivent se convaincre, parce que c'est la vérité, que nous sommes sur la bonne voie, que la bonne direction est prise et qu'il y aura peut-être une déception tel ou tel mois, mais que le mouvement va dans la bonne direction. La deuxième chose qui est un peu la conséquence de la première, c'est qu'ils doivent avoir confiance dans l'avenir, car un des points de la situation actuelle c’est effectivement que la consommation n’est pas suffisante et si les Français ne consomment pas assez et épargnent, c’est parce qu’ils se disent, j’ai peur de l’avenir, si je suis au chômage un jour, si mon fils l’est, si mon frère l’est, je veux pouvoir l’aider. Si les Français se convainquent que le mieux est devant nous et que le pire est derrière nous, ils doivent consommer davantage et c'est pour cela que nous avons pris une série de mesures qui, je l'espère, auront leur effet à la rentrée : la prime automobile sera prolongée de plusieurs mois, l’allocation de rentrée scolaire sera triplée, l’effet des baisses d’impôts se fera sentir et les Français qui voudront acheter une voiture ou un appartement pourront débloquer leurs fonds de participation. Toutes ces mesures vont permettre de mobiliser davantage d'argent pour la consommation et je pense que si les Français ont confiance dans leur avenir et dans l'avenir de leur pays et je crois qu'ils le peuvent, dans ces conditions-là, la consommation doit pouvoir se développer.”
Q : C’est le début d'une reprise réelle ou une embellie passagère ?
- “Non, je pense que c'est le début d'une reprise réelle, mais je répète qu'il peut y avoir encore des passages décevants, mais que le mouvement de fond est un mouvement qui va dans la bonne direction.”
Q : Il ne faut pas se réjouir trop rapidement ?
- “Je dis qu'il faut se réjouir, il faut avoir confiance et il faut garder confiance, même s’il y a une déception ici ou là, dans tel ou tel mois. La direction est la bonne et j'espère que d'ici la fin de l'année 1994, la croissance du chômage s'arrêtera et que l'on commencera à inverser et que le chômage va décroître. Est-ce que ça commence ou est-ce qu'il faudra attendre encore quelques mois, je ne peux pas le dire, mais je crois que nous avons pris les mesures qu'il fallait pour inverser le cours des choses et je crois que l’emploi va s’améliorer dans notre pays.”
Q : Après dépouillement du questionnaire adressé aux jeunes, qu’avez-vous à leur dire ?
- “Je ne peux pas vous répondre aujourd'hui parce que j'ai désigné une commission indépendante qui a élaboré le questionnaire, à laquelle on envoie les réponses, qui les dépouille et qui me fera un rapport en me faisant des propositions, ce qui n'est pas encore fait. Tout ce que je peux vous dire, c’est deux choses : on a dépassé 1,4 million de réponses, c'est un succès extraordinaire. Personne ne s'y attendait, et cela prouve que les jeunes ont été sensibles au fait qu'on s'adresse à eux en leur demandant leur avis sur les problèmes qui les concernent. J'ai lu ici ou là que c'était un gadget, je ne vois pas pourquoi le fait de demander son avis à un jeune est une sorte de truc, c'était une affaire à laquelle je tenais. On ne peut pas dire à la fois que nous sommes dans une société d'un type nouveau où il faut consulter davantage et se concerter davantage et quand on le fait, dire qu'il ne fallait pas le faire. Donc, premier point, un nombre de réponses inattendu par son ampleur. Deuxième point : quelles sont les réponses ? Je ne sais pas encore, on a procédé à quelques sondages et il semble en résulter toute une série de conclusions. La première, c'est que nous avons une jeunesse qui dans son immense majorité est optimiste, bien dans sa famille et désireuse de prendre ses affaires en main. Deuxième constatation : c'est une jeunesse qui considère tout de même que son avenir n'est pas assuré et que sa place dans l’entreprise n'est pas suffisamment assurée et que le système de formation dont elle bénéficie ne lui donne pas toutes les satisfactions qu'elle serait en droit d’attendre, il y a donc un sentiment d’inquiétude et d’insatisfaction. Enfin, c'est une jeunesse qui est toute prête à s'investir dans l'action, à participer, à prendre des responsabilités, pour peu qu'on le lui demande. Il y a des dizaines et des dizaines de propositions et de demandes, j'attendrai que ce comité de personnalités indépendantes fasse la synthèse et me fasse des propositions.”
Q : Avez-vous le sentiment d'avoir noué un dialogue avec les jeunes ?
- “C'est difficile parce que ça demeure nécessairement un peu abstrait, mais en tout cas, j'ai voulu savoir ce qu'ils pensaient en m'adressant directement à eux et j'ai voulu qu'ils le disent directement, sans filtre, sans intermédiaire, sans écran.”
Q : Certains ont été très directs parfois ?
- “Il paraît et je m'en réjouis, mais j'ai souvent dit que pour attaché que je sois au changement et aux réformes dans notre pays, je crois l'avoir montré par le passé par mes écrits comme par mon action, je pensais qu'il fallait faire attention quand on met en œuvre des changements, bien expliquer, bien se faire comprendre, bien savoir ce que veulent nos concitoyens, pour pouvoir prendre les mesures qui leur paraîtront les plus adaptées. Autrement dit, il n'y a pas de réforme autoritaire, je crois davantage à la réforme qui résulte du dialogue et si nous arrivons à réformer l'école, comme c'est dans le nouveau contrat pour l'école de François Bayrou, si nous arrivons à réformer l'université en tenant compte des aspirations des jeunes, ce sera beaucoup plus solide et beaucoup plus durable que si on le fait sans les avoir écoutés, sans leur avoir donné l'occasion de prendre la parole.”
Q : Renault est-il sur le point d'être privatisée, dans quels délais et avec quels actionnaires ?
- “J'ai vu que ça devenait à nouveau l'objet de querelles et de contestations. Il y a plusieurs dizaines d'entreprises dont la privatisation est prévue, Renault est une de celles-là. Dans l'état actuel des choses, une entreprise a fait l'objet d'un décret pour la privatiser, c'est une entreprise d'assurance qui s'appelle les AGF, qui est cotée en bourse, dont on sait ce qu'elle vaut. S’agissant de Renault qui n'est pas cotée en bourse, on ne sait pas ce qu'il vaut et donc le gouvernement a décidé de demander à un certain nombre de banques des évaluations de la valeur de Renault et c'est tout ce qu'il a fait pour l’instant. La question de savoir si Renault va être privatisée avant ou après les AGF n'est pas tranchée et la question de savoir si Renault doit être privatisée partiellement, l'Etat demeurant majoritaire, ou doit être privatisée totalement, l'Etat demeurant minoritaire, n'est pas une question tranchée non plus. Donc il est parfaitement inutile d'inventer sur ce sujet des contestations et des polémiques, nous sommes en train d'y réfléchir et la solution sera décidée dans le courant du mois de septembre.”
Q : Vous avez reçu l'évaluation ?
- “Non, il a été décidé de confier à des organismes le soin d'évaluer la valeur de Renault. Renault est une très grande entreprise française à laquelle tous les Français sont attachés, c'est une sorte de symbole, pas seulement politique et social, c'est aussi un symbole national et personne n'est plus attaché que moi au maintien de Renault comme entreprise française et j’observe qu’une des difficultés que nous avons à connaître, c’est l’accord avec Volvo, entreprise suédoise étrangère et qui rend très difficile la gestion de Renault, accord qui n’a pas été décidé par mon gouvernement, mais par ceux qui nous ont précédé. Rien ne sera fait, ni qui remette en cause les acquis sociaux du personnel de Renault, et le fait que Renault soit nationalisée n’a nullement empêché des licenciements à la régie Renault depuis de nombreuses années et bien avant mon gouvernement, je le note en passant. Aucun acquis ne sera remis en cause, le caractère national de Renault ne sera pas remis en cause, des précautions seront prises pour que Renault demeure une entreprise française, quant à savoir si Renault va être privatisée, la décision n'est pas prise.”
Q : A ceux qui disent qu'on va défaire ce qu’a fait le général de Gaulle, vous répondez qu’il n'en est pas question ?
- “Le général de Gaulle avait nationalisé Renault en 1945 et en 1947 ou 1948, il y a plus de 45 ans, il a fallu un discours dans lequel il a dit “on a nationalisé Renault pour sanctionner L. Renault pour des faits de guerre et de l'Occupation, ce n'est pas une raison pour que Renault demeure éternellement nationalisée. Le général de Gaulle avait nationalisé Renault il y a 45 ans dans un discours public, les preuves sont là.”
Q : Est-ce que votre moral est toujours bon ou est-ce que vous mesurez aujourd'hui la charge de solitude qui est celle du pouvoir ?
- “Mon moral est bon, j'ai un moral plutôt optimiste, je crois que ça vaut mieux dans la responsabilité qui est la mienne. Je pense que notre pays va mieux, sur le plan économique comme sur le plan social, je pense que les mesures qui ont été prises sur le plan de la sécurité ou de la justice ou de l'immigration, de la police, vont dans la bonne direction. Je pense que notre effort pour développer l'aménagement du territoire va également dans la bonne direction. Il y a toute une série de décisions qui ont été prises et qui permettent d'améliorer la situation. La situation commence à s'améliorer, il y faudra plusieurs années. Nous sortons d'une époque qui a duré un demi-siècle et nous entrons dans une autre époque il faudra nous y adapter et nous aurons le choix : ne rien faire du tout, ce qui se terminera mal, ou vouloir tout faire de façon autoritaire, sans consulter les Français, ça se terminera encore plus mal ; ou alors faire les choses progressivement en écoutant, en consultant et en dialoguant, c'est le choix que j'ai fait et je crois que cela commence à donner certains résultats dans certains domaines, donc mon moral est bon.”
Q : Ressentez-vous la solitude du pouvoir ?
- “Non, j'ai un gouvernement qui est très solidaire et dans lequel règne une très bonne entente, et nous déciderons ensemble, et je ne suis pas le seul.”