Déclaration de M. François Léotard, ministre de la défense, sur le maintien de l'effort de défense par la France et la politique définie dans le Livre blanc, Bordeaux le 15 avril 1994.

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Circonstance : Présentation du Livre blanc sur la défense, à Bordeaux le 15 avril 1994

Texte intégral

Nous voulons donner un sens à notre politique de défense. Un sens, dans les deux acceptations de ce terme : une orientation et une signification. Dire où l'on va et pourquoi l'on y va. Discerner, dans les mutations souvent rapides et parfois troubles de notre environnement, ce qui est essentiel ; en distinguer les facteurs déterminants pour notre défense ; en définir les objectifs, et les moyens d'y parvenir. Une perspective à vingt ans : la moitié de ce que dure la vie professionnelle d'un homme d'aujourd'hui. La durée moyenne d'un grand programme d'équipement de nos forces.

Les forces armées ont déjà, dans les dernières années, assumé leur part d'une adaptation nécessaire – effectifs, équipement, structures. Bien des novations ont été réalisées qui correspondent aux nécessités du temps – Corps européen, Direction du Renseignement militaire, Collège Interarmées de Défense, par exemple. Aujourd'hui, c'est la loi de programmation.

Tout cela n'a été possible que parce que les personnels, civils et militaires, de la Défense l'ont compris, accepté, assumé : je tiens, ici, à leur rendre hommage car sans eux, rien n'aurait pu être fait et ce n'est qu'avec eux que nous pourrons faire le reste.

Voilà pourquoi le Premier ministre, répondant à une suggestion que je lui avais faite, a décidé que serait conçu un Livre blanc sur la Défense. Une Commission s'est constituée, avec des experts, des hauts fonctionnaires, des officiers généraux. Présidée par Monsieur Marceau Long, vice-président du Conseil d'État, ses travaux auront duré près de sept mois et impliqué tous les départements ministériels concernés par la Défense.

Le résultat est là : le Livre blanc sur la Défense. Il est comme un effort que fait notre pays pour imaginer et concevoir l'environnement, les objectifs et le cadre de notre politique de défense. Il permet d'en déduire la stratégie et les capacités nécessaires pour nos forces armées. Il fait le point sur ces enjeux majeurs que sont le service national, l'industrie de défense et les rapports entre la défense et la société. Tels ont été les temps forts de ce travail.

(1) Le Livre blanc fait, d'abord, le point sur le contexte stratégique. Chacun voit et chacun sait que la France ne connaît plus de menace militaire directe, agressive, à proximité de ses frontières. Dans le même temps se met en place, progressivement, une nouvelle donne entre les puissances : Amérique du Nord, Europe aux limites de l'Est et vers l'Orient encore mal définies, espace asiatique autour du Japon. Enfin, des risques nouveaux peuvent affecter sa sécurité et sa défense.

Dans ce contexte, une contrainte s'impose à nous : la France doit être en mesure d'assurer sa protection et ses intérêts dans le monde. Son histoire, sa présence sur tous les continents et sous toutes les latitudes, ses responsabilités mondiales aussi lui confèrent des ambitions et des devoirs.

Premier objectif de notre politique : assurer, seuls si nécessaire, la défense de nos intérêts vitaux, ainsi nommés parce qu'il en va de la vie, de la survie du pays. Même si nous sommes conscients que les cas les plus probables d'utilisation de nos forces nous verront intervenir dans un cadre multinational.

Deuxième objectif : construire l'Europe et promouvoir un cadre international de stabilité et de paix. Que la France soit forte dans une Europe unie et elle pourra tenir son rang, ailleurs.

C'est donc dans la continuité de notre politique européenne que se situe le Livre blanc, conforme en cela au traité de Maastricht et à la politique extérieure et de sécurité commune. Il constitue un projet politique fort ; il confirme le développement d'une volonté européenne dans le domaine de la défense ; il affirme le poids, la place, les responsabilités des puissances européennes « majeures ». Il s'agit là d'une des clefs du Livre blanc.

Troisième objectif : ne concevoir la défense que dans la globalité. Y associer étroitement toutes les activités du pays. L'inscrire dans la permanence de la vie nationale. C'est cela la Nation : une volonté de vivre ensemble. C'est un patrimoine, c'est un héritage, c'est un projet partagé. C'est une terre, c'est une langue, c'est une culture. C'est une société, c'est une solidarité, ce sont des valeurs immatérielles, aussi.

Le cadre dans lequel s'inscrit notre défense est tracé fermement dans le Livre blanc. Restaurer l'Europe dans ses dimensions politique, historique, culturelle nous impose un devoir : celui d'affirmer une identité européenne de défense, à travers l'Union de l'Europe occidentale – l'UEO – bras armé de l'Union européenne. Au sein d'une Alliance atlantique rénovée dans ses missions, ses structures, ses conditions de fonctionnement.

Que la France demeure libre de l'appréciation des conditions de sa sécurité, et du choix de ses moyens, ne l'empêche pas de reconnaître dans l'OTAN le lien essentiel entre Européens et Américains et le seul instrument actuel qui puisse appuyer la force sur le droit, c'est-à-dire mettre au service des missions de maintien de la paix ou de règlement des crises, les forces de l'OTAN si et quand l'ONU le lui demande.

C'est l'ONU qui dit et dira le droit. Mais l'organisation, les méthodes, le fonctionnement même de cette institution doivent évoluer : l'actualité en Bosnie et au Rwanda montre bien la pertinence des analyses du Livre blanc.

De ces perspectives nouvelles, naît un renouvellement de notre stratégie.

(2) Avec une grande constance, elle est, depuis quarante ans, défensive. Refuser la guerre – conventionnelle ou nucléaire – continuera de fonder notre doctrine de dissuasion ; protéger nos intérêts vitaux et assurer notre liberté d'action politique est la seule ligne de conduite digne d'un grand État.

Mais notre avenir stratégique ne reposera plus seulement sur la dissuasion nucléaire, car si les menaces vitales s'estompent en partie, les forces armées seront engagées plus fortement dans des missions de prévention ou de gestion des crises, sans risque direct d'escalade nucléaire.

C'est dire qu'une complémentarité nouvelle se dessine entre dissuasion et action. Ce point est véritablement essentiel, parmi les plus importants du Livre blanc.

La dissuasion demeure un des fondements de notre politique de défense. Quant au rôle de nos moyens conventionnels, c'est une conversion progressive qu'il nous faut préparer : de leur fonction d'auxiliaire de la dissuasion, première il y a peu, à leur aptitude propre à la prévention, à l'action, à la protection.

Sur le territoire et face aux risques, tels que la prolifération et le terrorisme, les moyens de la protection et de la défense civile devraient être développés. Il s'agit tout simplement d'assurer la continuité de l'action gouvernementale et la pérennité de l'État.

Il nous faut, également, faire en sorte qu'émerge une véritable prise de conscience des enjeux de sécurité sur le territoire national. À trop faire appel aux forces armées, on risquerait de porter atteinte à l'idée même de la responsabilité : celle, collective des Français ; celle, personnelle de leurs dirigeants et de chaque citoyen, et celle de l'État, au regard du droit sur lequel il se fonde.

Six scénarios ont été retenus, qui couvrent l'éventail des hypothèses, selon qu'il s'agit d'un conflit régional, de défense des DOM-TOM, de maintien de la paix ou de résurgence d'une menace majeure en Europe. Plusieurs de ces hypothèses peuvent se déclencher en même temps.

À partir de ces scénarios, prenant appui sur les transformations déjà effectuées, tenant compte de nos expériences, nous pouvons déterminer celles des capacités dont nos forces armées auront besoin dans les vingt ans à venir.

Le Gouvernement met en avant la nécessité de porter nos efforts vers des capacités prioritaires : renseignement, capacités de commandement, mobilité stratégique. Dans le cadre de ce qu'il convient de nommer une posture permanente de sûreté, concept novateur qui recouvre toutes les dispositions prises pour mettre notre pays à l'abri d'une agression, même limitée, en toutes circonstances.

L'Armée de Terre, compte tenu des effectifs nécessaires dans les unités de combat et de soutien, doit disposer de 120 000 à 130 000 hommes en termes de forces disponibles projetables.

La Marine devra maintenir les moyens de présence, de déploiement préventif, la maîtrise de la mer, de projection de puissance, qui font sa force et lui confèrent son caractère indispensable à la puissance d'un État ; soit une centaine de bâtiments, y compris la capacité aéronavale et les sous-marins.

L'Armée de l'Air devra s'appuyer sur une vingtaine d'escadrons de combat, auxquels on ajoutera le dispositif de la défense aérienne du territoire et les escadrons nucléaires, les avions ravitailleurs et les appareils de transport.

Devant son chef d'état-major, le général Lanata, j'insiste sur les efforts de l'Armée de l'Air, selon des orientations essentielles.

Je veux parler du contrôle de zones qui peuvent être très étendues et lointaines, grâce à la détection aéroportée et aux systèmes d'armes nouveaux ou modernisés des avions de combat, capables d'affronter des raids saturants à toutes les altitudes.

Je pense, aussi, à la projection de forces et de puissance, s'appuyant sur le ravitaillement en vol généralisé des vecteurs, et donc sur une flotte renforcée de ravitailleurs en vol, ainsi que sur une centaine d'avions de transport, tactiques et logistiques.

Je n'oublie pas, enfin, l'action tous temps, dans la profondeur des dispositifs, rendue possible par l'import de contre-mesures performantes et d'armements de précision tirés à distance de sécurité.

C'est bien là, vous le voyez la véritable consécration du fait aérien.

La Gendarmerie, qui accomplit des missions relevant, elles aussi, de la posture permanente de sûreté et des missions de service public, doit pouvoir faire face à ses obligations de temps de paix avec 95 000 à 100 000 hommes.

À ces ensembles de forces, il convient d'ajouter les unités et organismes destinés à la protection du territoire, au pré positionnement, à la formation et au soutien général et territorial.

(3) La défense, ce sont les hommes et les femmes, civils et militaires qui lui donnent son sens et ses moyens : adhésion, qualités, capacités à servir.

Élément indispensable de cohésion géographique, sociale, culturelle, le service national demeure le mode de recrutement le plus adapté au cadre et au contexte de la stratégie, des objectifs et de la politique de défense de la France, comme aux moyens qu'elle y consacre. Le choix d'un système mixte, avec une composante professionnelle renforcée et une conception valorisée en est la traduction.

Dans le dialogue constant entre la défense et la société, qui relaye les liens très anciens entre la Nation et son Armée, le citoyen doit concevoir que la défense est l'affaire de tous, donc la sienne. Qu'en retour, dans un contexte fait de risques nouveaux et pluriels, les forces armées exercent une fonction très noble d'intégration des Français à un destin commun et à une espérance commune.

La stratégie industrielle de la défense est au service de l'équipement des forces armées. Par là-même, la politique d'armement est un des instruments de souveraineté de la nation. Elle sert l'économie générale, et la politique industrielle, du pays tout entier. Elle contribue à l'édification d'une Europe de la défense.

Autant d'aspects que je voudrais développer, ici et devant vous, au cœur de cette région aquitaine qui concentre des capacités décisives en termes industriels et en termes de souveraineté – je pense, en premier lieu, au nucléaire.

Demain, nous devrons mettre l'accent sur les choix technologiques et industriels, sur les objectifs de maîtrise et de réduction des coûts, de productivité, de compétitivité ; engager de profondes restructurations de l'outil industriel qui sont indispensables, au plan national et européen, pour faire face à la complexité croissante des armements.

De même que nous rationaliserons les choix, des alliances industrielles indispensables y contribueront, au plan européen. Ainsi, en sera-t-il par exemple, de tous les secteurs concernés par les équipements du Corps européen.

La France ne peut plus posséder et maintenir, à elle seule, l'ensemble des compétences. Elle doit envisager des coopérations. En conservant la capacité à développer et à fabriquer, seule, si nécessaire. En continuant à maîtriser au plan national la totalité de la « chaîne » nucléaire.

C'est dire la nécessité d'une Europe de la défense, seule capable de préserver des capacités industrielles autonomes, pour les principaux systèmes d'armes nécessaires à la défense de ses intérêts communs : aéronefs de transport et de combat, véhicules de combat terrestre, navires de guerre, systèmes satellitaire – par exemple. Aucune impasse n'est acceptable à l'échelle de l'Europe.

Premier moyen de préparer l'avenir : nous devons nous donner les moyens d'une politique technologique, à l'horizon retenu par le Livre blanc. D'autant que la recherche de défense participe aussi, au maintien et au développement d'une compétence civile dans l'industrie et dans les laboratoires. On peut citer, comme exemples de retombées civiles fortes, le domaine aérospatial et l'électronique de défense.

Deuxième moyen de préparer l'avenir : conférer à l'Europe de la défense une base industrielle, ce qui suppose, à terme, l'émergence d'une « préférence européenne ».

La coopération s'effectuera à partir des règles simples : agir le plus en amont possible en harmonisant les besoins ; en intéressant les entreprises elles-mêmes ; en limitant le nombre des partenaires majeurs d'un programme ; en recherchant un véritable « maître d'œuvre industriel », pour fixer les responsabilités.

L'action prioritaire dans le domaine de la coopération visera les missiles et le secteur des armements terrestres et la standardisation des équipements du Corps européen ; demain, les satellites, les constructions navales, les capacités de simulation, de tests, d'essais.

Nous devons enfin repenser les relations entre l'État et l'industrie. Il s'agit de renforcer un véritable partenariat État-industries, dont un objectif prioritaire consistera à protéger, à préserver, à consolider le tissu exceptionnel de PME-PMI qui contribue à la vitalité de l'industrie de Défense du pays.

Je voudrais conclure.

La défense, c'est une somme d'efforts – financiers, technologiques, intellectuels. C'est la cohérence de la réflexion. Ce sont, aussi, des sacrifices. C'est pourquoi le Livre blanc affirme que la France maintiendra son effort de défense sur la période considérée. Orientation à la fois contraignante et ambitieuse, qui imposera rigueur, diminution des coûts, respect du redressement des finances publiques.

Pour les quinze prochaines années et en réponse aux ambitions de notre politique de défense, cet effort doit s'inscrire dans le cadre d'une méthode de programmation, à laquelle le Livre blanc redonne tout son sens.

Dans le cas de la France, cet effort se justifie de manière singulière, à la fois par sa position géographique, ses ambitions internationales et l'indépendance de sa politique de défense dont elle a su, de manière continue depuis plus de trente ans, payer le prix : celui d'une force de dissuasion nucléaire, celui d'une industrie nationale, celui d'une présence significative de ses forces armées sur les théâtres d'opérations où se jouent la sécurité et la paix internationales.

C'est pourquoi, tout en participant à sa mesure au mouvement général de réduction des dépenses de défense, la France entend maintenir sur les richesses nationales le prélèvement nécessaire à ses forces armées.

La programmation des dépenses de défense, qui fixera les objectifs d'équipement et de format des armées pour le moyen terme – six ans –, est reconnue comme l'instrument indispensable de la modernisation de nos forces armées. Elle est le moyen de conformer notre appareil de défense aux évolutions géostratégique et technologique prévisibles à l'horizon de la planification, ainsi qu'aux orientations de la politique de la France, formalisée au sein du conseil de défense.

J'insiste devant vous sur un point essentiel : pour la première fois, programmation des investissements et programmation des effectifs sont liées et confèrent à notre défense une cohérence qui en renforce l'efficacité.

Elle sera soumise à l'approbation de la représentation nationale, lors de la prochaine session du Parlement. Elle concrétisera l'effort de défense.

Avant d'écouter vos questions et de dialoguer avec vous, je voudrais tirer les leçons du Livre blanc pour notre pays, les leçons d'un exercice qui, loin d'être figé et définitif, vous appartient désormais : à vous de le faire vivre et de le faire évoluer.

Nous avons toutes les raisons de ne pas baisser la garde. Notre histoire et nos ambitions, nos intérêts et notre culture nous confèrent une expérience et un savoir, une mémoire aussi. Un espace, des frontières et des valeurs : une forme d'universalité, en fait, un patriotisme ouvert et fraternel qu'il faut réhabiliter et proposer aux jeunes aujourd'hui. L'exemple de la Yougoslavie montre qu'ils savent se dépasser, si on leur propose un objectif qui les élève.

Voilà l'expérience : elle est riche, et elle est belle. Je crois que nous devons avoir une ambition pour l'Europe. Un rayonnement bien au-delà de nos frontières. Une langue, un patrimoine immatériel, qui a pour nom démocratie, droits de l'homme, État de droit.

Face à tous cela : trois questions. Que défendre, qui défendre, comment défendre. Le Livre blanc y répond. Je crois que c'est une belle victoire sur nous-mêmes, sur nos incertitudes, sur nos peurs, sur nos faiblesses et sur nos doutes.

Mais quel exemple, aussi : celui d'un pays qui se défend, c'est-à-dire qui résiste. Celui d'un pays qui s'engage, c'est-à-dire qui n'hésite pas à aller à contre-courant. Celui d'un pays qui croit dans la force de ses valeurs, dans le courage de ses citoyens, dans la continuité de son Histoire.