Extraits de l'interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, à France 2 le 29 juillet 1994, sur la dégradation de la situation en Bosnie, la menace de sanctions contre les Serbes et de retrait des troupes françaises de la FORPRONU et sur l'aide française au Rwanda.

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Média : France 2

Texte intégral

Q - A propos de la réunion de Genève des cinq grandes puissances sur les sanctions à prendre contre les Serbes, Alain Juppé, on pensait tous il y a quelques mois, quelques semaines, grâce à la fermeté de la communauté internationale, que ces images-là, c'est-à-dire ces événements, ces fusillades, c'était fini. On a le sentiment que cela recommence malgré votre fermeté.

R - La situation se dégrade de nouveau, et il est vrai que la réunion de demain à Genève sera une fois encore un moment cruciale. Je voudrais quand même rappeler les acquis des six derniers mois. Depuis six mois, depuis l'ultimatum de Sarajevo, on était passé de l'état de guerre à l'état de paix armée, très fragile, mais enfin qui avait permis à la ville de Sarajevo de commercer à revivre. Nous avions également commencé la reconstruction, reconstruction de Sarajevo, reconstruction de la ville de Mostar, où nous avons mis en place il y a quelques jours une administration européenne, et puis c'était un acquis également très important, nous étions arrivés sur la base d'une idée française, de groupe de contact, à mettre d'accord les Américains, les Russes et les Européens, ce qui n'était pas le cas, hélas, dans le passé. Et c'est tout cela qui est aujourd'hui menacé par l'attitude inacceptable des Serbes.

Q - Qu'est-ce qu'ils veulent, la guerre totale ?

R - Nous avons fait tous les efforts pour leur expliquer que leur intérêt était d'accepter le plan du 5 juillet. Les Croato-musulmans l'ont accepté, ils l'ont accepté sans condition. Je suis allé, il y a quelques jours avec mon collègue britannique, M. Hurd, à Pale, puis ensuite à Belgrade expliquer aux Serbes qu'il fallait qu'ils acceptent. Ce plan ne règle pas tout. Il y aura encore des discussions à l'avenir, mais il faut dire « oui » pour que la carte puisse être appliquée. Je me suis heurté, en tout cas à Pale, à une espèce d'entêtement dont on voit aujourd'hui hélas les résultats…

Q - Et qui a un sens ? Parce que vous allez vous réunir, demain, à Genève, et juste avant cette réunion on voit, on vient de voir… Donc si cette provocation continue qu'est-ce que vous décidez ? Vous avez parlé de sanctions de nouveau ?

R - Demain, je crois qu'il y a deux objectifs à avoir en tête, et c'est ce que la France essaiera de faire pour sa part, d'abord garder la cohésion du groupe de contact.

Q - Qui a menacé… On va être clair, il y a des divergences ?

R - Ecoutez, elle a fonctionné jusqu'à présent, j'ai eu au téléphone des collègues pendant la journée d'hier, l'Américain, le Russe, le Britannique. Je pense qu'on peut garder cette cohésion, sinon s'il y a éclatement du groupe de contact, alors le pronostic sera très défavorable. Et puis il faut faire preuve de fermeté. Lorsque le 5 juillet, nous avons proposé ce plan de paix, nous avions prévenu que s'il était refusé par l'une des parties nous mettrions en oeuvres des sanctions. Eh bien, il faut le faire. Eh bien, je vais vous le dire, nous avons un plan tout à fait précis et l'objet de la réunion de demain c'est de le mettre en oeuvre. Première étape, il faut faire en sorte que les sanctions contre la Serbie soient mieux respectées qu'elles ne le sont aujourd'hui ; c'est un secret de Polichinelle, on sait qu'il y a des centaines de camions ou de wagons de chemins de fer qui traversent les frontières. Eh bien, la première chose à faire, c'est de rendre ces frontières étanches et nous proposerons demain de réunir les pays de la région pour vérifier qu'ils sont d'accord pour faire cela. C'est la première étape. La deuxième étape, c'est de faire respecter les zones dites d'exclusion, de façon qu'on ne voit plus ce qu'on vient de voir, c'est-à-dire les tirs de snipers ou les attaques contre la FORPRONU, là la base juridique existe, l'OTAN est prêt à intervenir. Ce que nous souhaitons simplement, et j'insiste beaucoup sur ce point parce qu'il tient à coeur à la France, c'est qu'avant de déclencher ces mesures de représailles, dont on va retenir le principe demain, on programme de manière très précise, au sens militaire du terme, les mesures de protection, voire de retrait de la FORPRONU. On ne peut pas exposer nos soldats naturellement.

Q - Vous avez dit "militaire". Si les Serbes continuent à attaquer les convois de l'ONU, s'ils bloquent toujours Sarajevo, s'ils ne s'entendent pas, au fond les avertissements de cinq grandes puissances, de la communauté internationale, est-ce que vous envisager de nouvelles frappes aériennes ou de l'OTAN ?

R - Dans le cadre de ce que je viens de vous dire, c'est-à-dire les zones d'exclusion, Sarajevo est une zone d'exclusion, les concentrations d'armes lourdes et de troupes y sont interdites, Gorazde, aussi, et donc ce que nous allons décider demain, je l'espère, c'est de mettre en place la planification nécessaire pour frapper, comme cela a déjà été fait dans le passé, d'ailleurs avec efficacité.

Q - Les Russes vous suivraient dans ce cas ?

R - Je pense que dans le cadre de cet exercice, si les conditions sont bien fixées et si les Serbes persévèrent dans un refus que rien n'explique, je pense que les Russes devraient nous suivre. Et puis, on l'a déjà envisagé à plusieurs reprises, si ces deux premiers étages ne fonctionnement pas ou ne suffisent pas, il faut savoir qu'une menace pèse en permanence sur le conflit de la Bosnie, c'est la levée de l'embargo sur la fourniture des armes, qui signifierait en vérité la reprise des hostilités par les Croato-musulmans.

Q - Quand vous dites menaces, cela veut dire que cela peut être envisagé un jour ?

R - Je ne le souhaite pas, parce que…

Q - C'est ce que souhaitent les Américains ?

R - Les conséquences seraient incalculables. Ce serait inévitablement et préalablement le retrait de la FORPRONU et alors là les images de Sarajevo risqueraient d'être beaucoup plus dramatiques encore que celles qu'on vient de voir. Mais je reconnais que si aucune autre solution ne fonctionne, il faudra bien peut-être au bout du chemin, et comme nous l'avons d'ailleurs envisagé nous-mêmes le 5 juillet, en venir à cette solution extrême.

Q - Si cette impasse continue, parce qu'on a l'impression que c'est sans fin, il n'y a pas la tentation du retrait définitif ?

R - Je crois qu'il faut résister à cette tentation parque que, qu'est-ce que cela veut dire le retrait ? Cela veut dire la reprise de la guerre et il faut bien voir que c'est à nos portes, que le risque d'engrenage est considérable et que c'est l'ensemble des Balkans qui pourrait être embrasé. Voilà ce dont il faudrait arriver à persuader les Serbes. Nous avons cru percevoir à Belgrade une meilleure prise de conscience. Alors, j'espère que sur la base de la position très ferme qui sera prise demain à Genève, on va encore réfléchir dans les jours qui viennent, pour éviter le pire.

Q - À propos du Rwanda, monsieur le ministre, Jean-Marc Illouz rapportait tout à l'heure les propos des dirigeants américains, les soldats américains arriveraient incessamment au Rwanda. J'ai le sentiment que cet "incessamment" se fait attendre, non ?

R - Quand on vient de voir ces images, on a plutôt envie de rester sans voix et pas envie de polémiquer. Je dirais simplement que la France, il faut le rappeler, puisque maintenant on ne parle plus que de l'arrivée des Américains, la France a montré l'exemple. Souvenez-vous, l'opération "Turquoise" au début a été critiquée, y compris chez nous. Aujourd'hui, tout le monde reconnaît qu'elle a été bénéfique et puis nous avons aussi montré l'exemple en allant dire, il y a déjà plusieurs semaines, au Conseil de sécurité des Nations unies qu'un désastre humanitaire sans précédent se préparait. Si nous avions été entendus un peu plus tôt, peut-être qu'on ne verrait pas ces images-là. Alors, aujourd'hui, il faut continuer la mobilisation, je souhaite que les Américains arrivent, les Israéliens sont présents, ils ont un hôpital qui fonctionne très bien, les Britanniques annoncent leur venue. Je voudrais rappeler que la France y est toujours. Parce qu'on attend toujours l'aide des autres, mais nous continuons et dans les heures qui viennent, deux avions chargés de 50 tonnes pour le premier, de 100 tonnes pour le second, avec notamment des matériels permettant d'épurer l'eau, vont arriver sur place.

Q - Est-ce qu'il n'y a pas une contradiction ? La France était seule au début, c'est vrai. Elle a été critiquée, c'est vrai. Aujourd'hui, tout le monde loue à la fois sa présence et ses efforts. Pourquoi dans ces conditions partir alors qu'il y a tant de choses à faire là-bas ? Il y a quelque chose qu'on n'arrive pas à comprendre.

R - Vous avez raison de poser la question, parce qu'il faut bien expliquer ce qui se passe. Nous ne partons pas. Ce que nous sommes en train de faire, c'est d'organiser la relève entre notre présence militaire au Rwanda, dans la zone de sécurité, et la présence des Nations unies. Donc nous tenons beaucoup à ce qu'il n'y ait pas de discontinuité. Les 200 hommes environ qui se retirent de la zone de sécurité au Rwanda sont remplacés par des contingents africains équipés par la France. Donc, nous ne laissons pas la place vide et ce que nous souhaitons, c'est que, conformément aux engagements qui ont été pris vis-à-vis de nous, la force des Nations unies, ce qu'on appelle la MINUAR, puisse venir d'ici le mois d'août nous relever. Est-ce à dire que nous allons cesser d'intervenir ? Sûrement pas. D'abord, nous restons à la frontière, nous continuons à faire fonctionner l'aéroport de Goma grâce à l'armée française, et comme le Premier ministre l'a annoncé, nous sommes tout à fait décidés à maintenir cette présence. Simplement, au mois d'août, cela ne sera plus "Turquoise". Ce sera une opération humanitaire placée sous la responsabilité du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies.

Permettez-moi avant de conclure de dire un tout petit mot parce que j'ai vu les images comme vous et je voudrais tirer un coup de chapeau aux bénévoles des organisations humanitaires, aux médecins et puis aussi à nos soldats parce qu'ils font un travail pour lequel ils ne sont pas finalement préparés, et ils le font avec un courage et une abnégation qui forcent l'admiration.