Éditoriaux de Mme Arlette Laguiller, porte-parole de Lutte ouvrière, dans "Lutte ouvrière" les 5, 12, 19, 26 août 1994, sur "l'Opération Turquoise" au Rwanda, les arrestations en France de militants islamistes et le "brusque revirement du président des États-Unis" face aux émigrants cubains.

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Média : Lutte Ouvrière

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Rwanda : L'HYPOCRISIE DES ASSASSINS

Profitant d'une tournée en Afrique, Balladur s'est arrêté dans un camp militaire français au Rwanda, puis à Goma, ville-frontière zaïroise où agonisent un million de réfugiés rwandais. Visite éclair : juste le temps de se faire filmer pour que le faisceau satellite réservé à cet effet puisse la retransmettre pour le journal télévisé du soir. Et Balladur de vanter le rôle "exemplaire" de la France et "le travail extraordinaire" de son armée. La France joue, en effet, et depuis longtemps, un rôle au Rwanda. Mais c'est un rôle de brigandage.

La France a soutenu, armé, conseillé le dictateur en place à Kigali jusqu'au mois d'avril dernier. Comme elle soutient aujourd'hui le dictateur gabonais Omar Bongo avec qui Balladur a discuté affaires juste avant de s'envoler pour faire de l'humanitaire ai Rwanda. Comme elle a soutenu et soutient contre leurs peuples tant de tyranneaux en Afrique, du moment que, dans leurs pays, ils sont favorables aux intérêts de la France, c'est-à-dire au droit d'Elf-Aquitaine, de Bouygues, Bolloré, d'y faire des affaires juteuses.

Les troupes françaises, présentes au Rwanda sous la dictature précédente, sont intervenues pour sauver la mise au dictateur contre le mouvement d'opposition armé, le Front patriotique Rwandais. Elles n'ont en revanche pas bronché lorsque le régime aux abois a lancé ses hommes de main dans des tueries de plus en plus massives contre l'opposition, toutes ethnies confondues. Lorsque ces tueries se sont transformées en un massacre systématique de l'ethnie tutsie minoritaire, les troupes françaises se sont prudemment retirées pour quelque temps, se lavant les mains des assassinats. Pas pour longtemps. Les dirigeants de Paris se sont servis de l'émotion légitime soulevée par l'ampleur des massacres pour renvoyer des troupes, mais cette fois, en prétendant qu'il s'agit d'une action humanitaire ! L'incendiaire qui revient comme pompier et qui veut aujourd'hui que les victimes l'applaudissement !

Qu'y a-t-il d'humanitaire, même dans la deuxième intervention de la France ? La création d'une "zone de sécurité" a surtout servi à retarder l'effondrement de l'ancienne dictature et à offrir un sanctuaire pour ses dignitaires, organisateurs des tueries.

Les dirigeants français prétendent que leur seul but a été de sauver des vies. Mais on voit aujourd'hui que c'est un mensonge cynique car sur ce plan, rien n'a été prévu : pas de médicaments, pas de nourriture, pas d'eau potable. Les réfugiés arrivent par milliers chaque jour, poussés par les menaces des responsables de l'ancien pouvoir ou par crainte du nouveau, attirés par les promesses d'une "zone de sécurité" garantie par la France. Mais la seule chose qui est garantie, c'est la présence de militaires et la noria des ministres en mal de publicité.

Des milliers de Rwandais qui ont échappé aux massacres meurent chaque jour de choléra, de dysenterie, ou simplement de soif et de faim. Il serait possible d'arrêter l'hécatombe. Les épidémies elles-mêmes pourraient être enrayées en assurant de l'eau potable, de la nourriture correcte, des conditions d'hygiène minimales et les médicaments qui existent. Les grandes puissances en ont les moyens. Mais le summum du geste humanitaire consiste à envoyer quelques détachements militaires, comme se sont résolus à le faire les États-Unis et la Grande-Bretagne après la France, mais sans se donner la peine d'envoyer le millième de la débauche de matériel mise en œuvre dans la guerre contre l'Irak.

Dans cette société folle, où l'on détruit, dénature ou stocke des quantités colossales de nourriture pour empêcher les prix de baisser ; dans cette société où l'on prétend qu'il n'y a pas de travail pour ceux qui produisent les véhicules dont on nous dit qu'ils manquent cruellement là-bas, les dirigeants des grandes puissances se contentent de se faire photographier près des mourants et les laissent mourir.

Les images de ces mouroirs appelés camps de réfugiés sont insoutenables. Ce sont les images d'un ordre social, injuste et irrationnel toujours, mais qui, là-bas, montre à quel point il est meurtrier.

Arlette Laguiller

12 août 1994

DERRIÈRE LES FLUFFS EN FRANCE, UNE GUERRE VÉRITABLE EN ALGÉRIE

Les opérations policières menées au milieu d'un branle-bas de caméras n'ont évidemment abouti à l'arrestation d'aucun islamiste en train de préparer un attentat. À défaut de terroristes, l'armada policière a tout de même épinglé quelques immigrés sans papiers en règle.

Après les menaces d'une organisation islamiste de porter la guerre en France, Pasqua a voulu un coup spectaculaire pour maintenir son image de ministre l'intérieur à poigne. Dans la foulée, il vient d'interdire cinq revues proches du FIS et d'envoyer une circulaire aux préfets pour les sensibiliser à la "menace du terrorisme islamiste".

Un coup de bluff ? Sans doute. N'empêche que ces milliers de policiers mobilisés, les contrôles, les fouilles de véhicules, tout cela rappelait quelque chose pour une certaine génération : l'époque où la guerre coloniale menée par la France en Algérie se prolongeait en métropole.

Mais l'Algérie est indépendante aujourd'hui. Les dirigeants français ont la démagogie facile lorsqu'ils font mine de s'indigner de ce que la guerre civile dans laquelle s'enfonce l'Algérie puisse avoir ses contre coups en France.

En Algérie même, c'est une véritable guerre qui se déroule. Une guerre féroce. Une guerre qui oppose deux clans rivaux qui se battent avec la peau des autres, en prenant leur propre peuple en otage.

D'un côté la clique dirigeante qui prétend se battre contre la menace d'un pouvoir islamiste, mais qui est une junte militaire appuyée sur une bourgeoisie affairiste, enrichie pendant que les classes pauvres se sont enfoncées dans la misère. Une clique corrompue qui accapare les leviers d'un État devenu pourtant indépendant grâce à la lutte du peuple algérien, mais qui s'impose depuis trente ans par la dictature sur la majorité du peuple.

De l'autre côté, les bandes armées islamistes qui veulent conquérir le pouvoir en canalisant à leur profit le désespoir des déshérités de la société, mais qui ne veulent nullement libérer ces derniers de l'oppression sociale et de la misère. Elles veulent au contraire imposer à la société un encadrement rigoureux, l'emprisonnement des consciences par l'obscurantisme, l'oppression déclarée de la femme.

Les uns se maintiennent au pouvoir par le terrorisme d'État. Les autres comptent y accéder par les actions terroristes. Ils ont tous le même mépris de la population.

Quels qu'en soient les vainqueurs, ce combat se mène au détriment des exploités.

Le gouvernement et toute la caste politique française se lavent les mains de ce qui se passe en Algérie. Ils prétendent même donner des leçons de liberté et de démocratie au peuple algérien. Ceux qui donnent ces leçons-là ont mené la guerre d'Algérie – qui a fait, rappelons-le, un million de morts du côté algérien – avec des méthodes qui feraient passer les assassins du FIS pour des enfants de cœur. Les officiers responsables de tortures et de massacres coulent des jours heureux avec des retraies de généraux et de politiciens qui les ont commandés sont aux sommets, jusqu'à l'Élysée.

Mais si l'Algérie en est où elle en est, c'est notamment parce qu'elle avait été ruinée par cette guerre coloniale, après avoir été pillée cent trente ans au profit de quelques centaines de grandes familles de la bourgeoisie française. Et pillée, elle n'a jamais cessé de l'être.

Ne nous disons pas que tout cela ne nous concerne que lorsque des menaces d'attentats islamistes ou le zèle de Pasqua rappellent de mauvais souvenirs, ici même, en France. Ce qui se passe en Algérie nous concerne tous, ne serait-ce qu'en raison du nombre important de nos camarades de travail originaires de ce pays. Si les pressions du FIS, jusque dans l'immigration, ou les menaces d'expulsion de Pasqua parvenaient à réduire au silence les travailleurs algériens, nos camarades, c'est toute la classe ouvrière qui s'en trouverait affaiblie.

Les prolétaires, les ouvriers, les travailleurs en général, les hommes, les femmes d'ici et de là-bas, ont les mêmes intérêts fondamentaux car ils ont les mêmes oppresseurs : en dernière analyse les banquiers et les boursiers de Paris.

Alors contre le FLN, le FIS ou Pasqua : prolétaires de tous les pays unissons-nous.

Arlette Laguiller

19 août 1994

SHÉRIF PASQUA, CHASSEUR DE VOIX

À l'occasion de l ‘arrestation de "Carlos", livré par el Soudan islamiste aux autorités françaises, c'est à qui, dans la presse ou sur les ondes, donnera du terroriste vénézuélien l'image la plus terrifiante. Le personnage n'a certes rien qui attire la sympathie. Il a beau prétendre combattre pour la cause d'un peuple opprimé, il faut partie, comme tous ses semblables, de cette espèce d'aventuriers politiques qui se moquent bien des intérêts des travailleurs et qui sont leurs ennemis.

Mais même avec les quatre-vingts et quelques morts sur la conscience qu'on lui attribue généreusement, "Carlos" fait figure d'amateur par rapport aux dirigeants des grandes puissances impérialistes, qui ne reculent pas, pour défendre les intérêts des possédants, à recourir quand ils l'estiment nécessaire à un terrorisme bien plus meurtrier, parce qu'il dispose de bien plus de moyens : le terrorisme d'État.

Depuis le mois de juin, nous sommes entrées dans un cycle de commémorations qui nous rappellent qu'il y a cinquante ans le monde était déchiré par la plus meurtrière des guerres, qui a fauché non pas des dizaines, mais des dizaines de millions de vies humaines.

De la faute des nazis ? Sans doute. Mais pas seulement. De la faute aussi des dirigeants des puissances prétendument démocratiques, qui ne trouvèrent rien à redire quand Hitler ouvrit les premiers camps de concentration pour y entasser tout ce que la classe ouvrière allemande comptait de militants, et y assassiner des milliers d'entre eux. Qui ne bougèrent pas le petit doigt quand les juifs allemands furent soumis aux pires traitements. Et qui ne se découvrirent "anti nazis" que lorsque l'impérialisme allemand menaça les intérêts des capitalistes français, anglais, ou américains.

Et dans la guerre qu'ils livrèrent alors à l'Allemagne et à ses alliés, ils n'hésitèrent pas à recourir aux pires atrocités. Les bombardements de Hambourg et de Dresde, d'Hiroshima et de Nagasaki, qu'aucune nécessité militaire ne peut expliquer, étaient-ils en effet tellement moins barbares que les camps de concentration nazis ?

D'ailleurs, la seconde guerre mondiale à peine terminée le vrai visage de ces "démocrates" apparaissait au grand jour, dans ces guerres coloniales qui marquèrent les trente années suivantes.

Les dirigeants français, pour leur part, de droite comme de gauche (on comptait déjà parmi eux un certain Mitterrand), firent pendant huit ans la guerre au peuple vietnamien qui réclamait son indépendance, avant de mener, pendant autant d'années, une guerre sanglante contre le peuple algérien, une guerre durant laquelle l'usage de la torture fut élevé par l'armée française à la hauteur d'une institution.

Combien de centaines de milliers d'hommes, de femmes, et d'enfants, sont-ils morts sous les bombes de l'aviation française, parce que les politiciens de Paris entendaient défendre par tous les moyens les intérêts des planteurs d'Indochine ou d'Afrique du Nord et ceux des industriels français qui utilisaient les matières premières provenant de ces pays ?

Et plus près de nous, dans la guerre que les USA, la Grande-Bretagne et la France entre autres prétendaient mener contre Saddam Hussein, combien de victimes innocentes ont péri sous les bombes, alors que le dictateur irakien est toujours au pouvoir ?

Alors "Carlos" est en prison. Il passera peut-être en jugement, mais ce n'est même pas sûr, car des marchandages aussi obscurs aux yeux du grand public que ceux qui l'ont fait livrer par le Soudan le feront peut-être libérer avant. Le seul résultat de son arrestation aura peut-être été d'avoir permis à Pasqua et à Balladur de marquer quelques points, dans la course à l'Élysée qui est déjà ouverte.

Mais même s'il est un jour jugé et condamné, cela ne changera rien à rien. Et les travailleurs, s'ils veulent pour eux et leurs enfants un monde débarrassé de la violence, ne doivent pas oublier que ce monde n'existera que le jour où ils en auront fait disparaître l'exploitation.

Arlette Laguiller

26 août 1994

Cuba, Rwanda : LES PUISSANCES IMPÉRIALISTES AFFICHENT UN MÊME MÉPRIS POUR LES PEUPLES

Le brusque revirement du Président des États-Unis, Clinton, en ce qui concerne les Cubains qui fuient vers les USA, vient de montrer une fois de plus l'hypocrisie qui se dissimule sous les discours prétendument démocratiques ou humanitaires des grands de ce monde.

Voilà des années que les dirigeants américains essaient de mettre Cuba à genoux. Parce que le régime de Castro ne serait pas démocratique ? Plaisanterie ! Les USA ont non seulement toléré, mais ont même aidé et financé des régimes encore bien moins démocratiques que le régime cubain. Non, si les hommes qui se sont succédé à la Maison-Blanche se sont tous employés, depuis plus de 30 ans, à essayer de faire céder Cuba, s'ils ont imposé à cette petite île un embargo économique qui l'étrangle lentement mais sûrement, c'est parce que les dirigeants cubains – quoi qu'on puisse penser par ailleurs de leur politique – se sont toujours refusés à se transformer en simples exécutants des volontés de l'impérialisme américain.

Pendant des années, Cuba a pu vaille que vaille tenir, économiquement, grâce aux relations qu'elle entretenait avec l'URSS qui lui achetait son sucre et lui fournissait des produits manufacturés. Mais depuis l'éclatement de l'URSS, cette voie commerciale lui est fermée et la pénurie économique ne cesse de s'y aggraver. Rien d'étonnant donc à ce que des milliers de Cubains rêvent plus que jamais d'émigrer vers ce pays riche que sont les États-Unis, qui se dépeignent eux-mêmes, en outre, dans leur propagande, comme un pays de Cocagne.

Jusqu'à cet été, les dirigeants américains ont tout fait pour encourager cet exil, pensant ainsi affaiblir Castro davantage, et tous les citoyens cubains arrivant aux États-Unis avaient aussitôt droit au statut de réfugié politique (statut refusé aux émigrants haïtiens fuyant une dictature pourtant condamnée en paroles par les USA. Les tentatives de Castro d'enrayer cet exode étaient même sévèrement dénoncées dans la presse américaine comme des atteintes intolérables aux libertés. Mais depuis que le gouvernement cubain a déclaré qu'il ne s'opposerait plus aux départs, le nombre des candidats à l'émigration s'est multiplié. Et Clinton, devant cet afflux d'émigrants, vient de décider que dorénavant tout immigrant cubain, au lieu d'un statut de réfugié politique, se verrait offrir un billet de logement… dans un camp d'internement, et même pas aux États-Unis. Dans la base militaire que les USA possèdent à Guantanamo, dans l'île de Cuba !

C'est que, pour les dirigeants américains, la détresse de la population cubaine n'était qu'une carte à jouer dans le bras de fer qui les oppose au régime cubain. La seule préoccupation de Clinton et de ses semblables, c'est de défendre les intérêts de l'impérialisme américains. Ils ne font semblant d'avoir des attentions à l'égard des milliers d'hommes et de femmes que leur politique a condamnés à la misère que lorsque ça les arrange, quitte à les abandonner à leur sort au premier virage politique.

Et les dirigeants français sont exactement de la même étoffe. C'est, prétendent-ils, dans un but "humanitaire" qu'ils avaient décidé d'envoyer des troupes françaises au Rwanda. Mais si c'était vrai, pourquoi le contingent français serait-il reparti si précipitamment, alors que toutes les images qui arrivent de là-bas montrent que le sort des réfugiés y est loin d'être réglé. C'est qu'en fait l'armée française est intervenue au Rwanda du côté de l'ancienne dictature, sinon pour sauver celle-ci (ce qui s'est révélé impossible), du moins pour permettre aux principaux responsables des massacres de se mettre à l'abri, et de faire peser une menace permanente sur le nouveau gouvernement rwandais.

Quant au réfugiés, prétexte de cette intervention, ces réfugiés que le gouvernement français a par sa politique, contribué à jeter sur les routes, qu'ils se débrouillent maintenant tout seuls s'ils le peuvent ! C'est qu'en matière de mépris des peuples, les dirigeants économiques et politiques des grandes puissances impérialistes se valent tous. Et que la première tâche humanitaire, c'est-à-dire susceptible de rendre service à toute l'humanité, serait de les écarter du pouvoir !

Arlette Laguiller