Interview de M. René Monory, président du Sénat, dans "L'Expansion" du 5 mai 1994, sur la politique économique et monétaire du gouvernement.

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René Monory : "Trop de distribution sociale tue l'emploi"

L'Expansion : Comment jugez-vous l'action du gouvernement depuis un an ?

René Monory : Dans un premier temps, il a fallu faire le bilan de la gestion socialiste et couper dans les dépenses de fonctionnement des équipes précédentes. Après ce travail nécessaire, le gouvernement a peut-être eu un peu trop tendance à écouter les volontés des uns et des autres. Conséquence : le déficit budgétaire affiché se situe sensiblement au-dessous de la vérité. Ce n'est pas 315 milliards mais certainement près de 500 milliards, si l'on tient compte des dettes des comptes sociaux intégrés dans la dette publique et des recettes de privatisations non renouvelables. Cette dérive budgétaire a sûrement un impact sur les marchés, ce qui n'est certainement pas favorable à une baisse des taux.

L'Expansion : N'est-il pas normal de faire du soutien budgétaire quand on connaît une des plus graves crises conjoncturelles de l'après-guerre ?

René Monory : Quelle consommation soutient-on par ce moyen ? De la consommation d'investissement, indispensable à la croissance, ou de la consommation artificielle ? On m'a dit qu'une grosse partie de l'allocation de rentrée scolaire versée à l'automne dernier avait été affectée à l'épargne plutôt qu'à la consommation. Vous ne ferez pas boire un âne qui n'a pas soif. Il faut bien mesurer la nouveauté de la situation dans laquelle la France et l'Europe se trouvent dans les années à venir. Nous allons connaître une croissance lente proche de 1,5 à 2 points. Les fantastiques réservoirs de consommation ne sont plus chez nous mais sur les marchés des pays en développement. À nous de nous montrer compétitifs sur ces terrains-là. Malheureusement nous n'avons pas enrayé la dérive des dépenses sociales qui pèsent sur notre compétitivité. En France, on répond à des problèmes structurels d'emploi par de la distribution sociale qui tue l'emploi.

L'Expansion : Comment s'attaquer aux surcoûts de la protection sociale sans mettre les Français dans la rue ?

René Monory : D'abord, il faut régionaliser la protection sociale, sa gestion et la responsabilité de ceux qui la gèrent. Ensuite, il faut davantage responsabiliser l'individu. Quand on dépense avec son propre argent on y regarde de plus près. À plus court terme, l'urgence, c'est de décharger les salaires du poids des cotisations familiales. Si j'avais eu à choisir, l'été dernier, j'aurais privilégié l'allègement des charges sociales familiales par rapport à la réduction du délai de remboursement de la TVA : la première mesure est plus structurelle que la seconde.

L'Expansion : Reprochez-vous, comme beaucoup, à ce gouvernement de s'être montré trop timoré en matière de baisse des taux ?

René Monory : Dans le domaine monétaire, je suis plutôt un orthodoxe. De plus, quand on a de gros déficits on a forcément besoin de trouver de l'argent, soit français, soit étranger, ce qui n'est pas sans incidence sur les taux. Je suis contre les dévaluations compétitives à l'italienne ou à l'anglaise, mais je me demande si notre régime monétaire n'est pas trop rigide : ni inflation ni création monétaire en 1993, et des taux à 7,5 % pour les PME qui veulent investir. Il est donc légitime de se poser la question de l'opportunité d'une baisse plus rapide des taux : aujourd'hui, on est certainement un peu timoré. Attendre les Allemands n'est pas forcément la meilleure solution. Si nous nous contentons de faire du suivisme monétaire, ils vont reprendre de l'avance sur nous. Les Allemands ont accumulé depuis de nombreuses années des fonds propres pour investir sans tenir compte du niveau des taux.

L'Expansion : Croyez-vous encore à la monnaie unique.

René Monory : Il ne faut jamais perdre de vue la façon dont les États-Unis utilisent leur dollar. Exemple : les dix dernières années. Ils ont connu une croissance moyenne de 2,5 % par an, alors que le coût du travail est resté stable. Toute la différence de la croissance a été mise sur l'investissement, si bien qu'aujourd'hui les Américains sont redevenus très compétitifs. De notre côté, nous avons fait 2 % de croissance en moyenne sur dix ans mais le coût du travail a augmenté de 3 %. Pour maintenir leurs coûts, les États-Unis ont notamment joué sur la valeur du dollar : celui-ci devrait être à 7 francs plutôt qu'à 5,70. Tant que nous n'aurons pas de monnaie unique nous ne pourrons pas faire face avec les mêmes armes à ce type de politique.