Interview de M. Laurent Fabius, député PS et ancien Premier ministre, à France 2 le 30 août 1994, sur les chiffres du chômage, la privatisation de Renault, la popularité d’Édouard Balladur, et l'affaire du sang contaminé par le virus du SIDA.

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B. Masure : Croyez-vous à une véritable reprise d'ici au printemps prochain ?

L. Fabius : D'après les chiffres qu'on peut connaître au moment où E. Balladur s'est exprimé, il connaissait déjà les chiffres même s'ils ne sont pas encore publics – il semble que statistiquement il y ait un arrêt de la progression du chômage. De cela, il faut évidemment se réjouir. Mais le problème n'est pas que statistique : si l'on regarde les choses au fond, il y a une certaine reprise économique, limitée, dans le monde, elle touche donc aussi la France. Mais le fond ne va pas changer et c'est cela qui m'inquiète. Ce n'est pas parce qu'on va avoir 0,5 % de croissance en plus ou 1 % de taux d'intérêt en moins que cela changera. Il faut bien voir qu'on est dans un bouleversement du monde total. Pour la première fois il y a des pays qui sont en concurrence avec nous qui ont à la fois des technologies très avancées et des salaires très bas. Par rapport à cela ce n'est pas la recette Balladur qui permet d'avancer. Donc, sur le fond, quand on fera les comptes à la fin du mandat d'E. Balladur, la France aura perdu deux ans. Dans l'intervalle, il va y avoir une certaine stabilisation statistique.

B. Masure : Avec le PCF vous aviez l'intention de faire du dossier Renault un grand cheval de bataille social. Le Premier ministre ne vous a-t-il pas coupé l'herbe sous le pied ?

L. Fabius : Comment se pose la question de Renault ? C'est une question que je connais bien, parce que j'ai eu à la traiter quand je dirigeai le gouvernement, parce que je la connais bien en tant qu'élu de Normandie, puisque Renault est implanté très fortement. Le problème n° 1 est la question de la stratégie industrielle. Dans le XXIème siècle qui arrive, ce n'est pas vrai qu'il y aura autant de groupes automobiles qu'aujourd'hui. Il va donc y avoir des regroupements. Avec qui Renault va-t-il se regrouper ? Qui va contrôler qui ? Quelles seront les conséquences pour les salariés ? Au lieu de traiter cette question, qui est la question essentielle, le gouvernement – la déclaration d'E. Balladur, même si elle est en recul, ne change pas grand-chose a besoin de cash sur le plan budgétaire et affirme donc qu'il va privatiser une partie de Renault. Évidemment les salariés sont inquiets et ils ont raison de l'être. En plus, cela ne résout pas la question centrale : quelle doit être la stratégie industrielle de Renault pour en faire un très grand groupe international à base française ?

B. Masure : Au premier tour des élections présidentielles en avril, les socialistes préfèrent affronter E. Balladur, J. Chirac, voire les deux ?

L. Fabius : Je pense qu'il y aura les deux. Mais ce n'est pas nous essentiellement qui choisiront, comme vous l'avez deviné. Nous ne nous occupons pas de cela. Nous nous occuperons le moment venu de notre candidat. J'ai déjà fait savoir il y a pas mal de semaines qu'à mon avis le candidat le mieux placé était J. Delors. Il n'y a pas de mystère là-dedans.

B. Masure : Vous êtes prêt à rouler à fond pour lui ?

L. Fabius : Bien sûr ! Mais je crois que ce serait une grave erreur que de se reposer la question toutes les semaines ou tous les jours d'ici là. Ce que nous avons à faire c'est d'avoir une critique argumentée de ce que fait le gouvernement, et surtout développer nos propres propositions. Quant à notre candidat, nous verrons cela au mois de janvier.

B. Masure : Comment expliquez-vous l'exceptionnelle popularité d'E. Balladur ? 

L. Fabius : Elle est très élevée. Je le reconnais. Je l'explique par trois séries de raisons M. Balladur est un habile homme, c'est un politique habile. Il fait un pas en avant, et dès qu'il y a un problème, il recule. Du coup, on est dans une espèce de consensus mou qui plaît. Deuxième raison : on est dans une cohabitation qui se passe bien. Je m'en réjouis. D'un autre côté, les gens perdent leurs marques. Ce qui fait la popularité de Balladur, ce n'est pas tellement le soutien qu'il a à droite, qui est normal, c'est le fait que des gens de gauche aussi le soutiennent, ce qui est dû également à la cohabitation et au style de cohabitation qui s'est installé. Troisième raison : M. Balladur a été assez uniformément présent sur beaucoup de médias. J'ai regardé la télévision pendant l'été, j'avais le plaisir de déjeuner avec M. Pasqua, de dîner avec M. Balladur. Parfois, ça changeait, parce que c'était l'un à déjeuner, l'autre à dîner. J'espère que ça va être mieux équilibré maintenant. Revenons sur la première raison, la principale : Balladur est un politique habile. Mais la question qui se pose, c'est celle-ci : par rapport aux grands problèmes qu'on va avoir à affronter dans les cinq-sept ans qui viennent problème de l'identité européenne, problème d'un changement complet de la politique de l'emploi et la politique sociale – ce n'est pas en refusant de faire des réformes ou d'affronter les problèmes qu'on va s'en sortir. C'est une des raisons pour lesquelles je soutiendrai le candidat de la gauche, parce que je crois qu'on s'apercevra que ce n'est pas une espèce de style néo-libéral consensuel mou qui va nous permettre de nous en sortir.

B. Masure : Dans l'affaire du sang contaminé, souhaitez-vous être jugé ? Comment comptez-vous sortir politiquement et psychologiquement de ce problème ?

L. Fabius : C'est un drame terrible. On a toujours du mal à s'exprimer par rapport au drame, à la douleur des familles. J'ai été l'un des rares hommes politiques dans le monde qui ait agi positivement et rapidement sur cette question. Personne ne conteste. À l'époque, j'ai décidé de systématiser le test de dépistage. Aucune voix ne s'est élevée contre. Certains ont même dit que c'était trop rapide. Je ne pouvais donc imaginer que cela aurait une suite judiciaire en ce qui me concerne. Maintenant, elle est enclenchée. Il est évident que ce que je souhaite, c'est la clarté. S'il doit y avoir des mises en examen, il y aura des mises en examen. J'ai agi comme je le devais. Je souhaite vraiment qu'on aille au fond et à fond, parce que je n'ai strictement rien à cacher.