Interview de M. François Bayrou, ministre de l'éducation nationale, dans "Le Quotidien" du 9 avril 1994, à France 2 le 9 mai, à Europe 1 et dans "Le Monde" du 10, et dans "L'Express" du 12 mai 1994, sur les grandes lignes de son projet de réforme pour l'éducation nationale.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Présentation par François Bayrou des grandes lignes du "Nouveau contrat pour l'école" à Paris le 9 mai 1994

Média : Le Quotidien - France 2 - Europe 1 - Le Monde - L'Express

Texte intégral

Le Quotidien : 9 avril 1994

Le Quotidien : Vous semblez satisfait de ce que certains appellent avec un brin d'ironie une grand-messe ?

François Bayrou : C'est en effet une grande réflexion nationale qui passionne ceux qui y participent et qui prouve que l'école passionne les Français en général et les acteurs de l'école en particulier. C'est un débat extrêmement positif et constructif, la preuve que le grand mouvement de réforme de la société française n'est pas arrêté.

Le Quotidien : Pourquoi débattre si longuement alors que vous avez déjà des idées arrêtées ?

François Bayrou : C'est indispensable. On peut avoir des intuitions, des convictions, mais il est absolument nécessaire de vérifier qu'elles peuvent convaincre ceux qui auront à les appliquer. On ne peut pas imposer de manière brutale. Il est indispensable d'écouter, de comprendre, de convaincre. 

Le Quotidien : Vous allez annoncer en priorité la réforme du collège ? 

François Bayrou : Dans les semaines qui viennent, la question du collège sera sans doute abordée en premier pour qu'il cesse d'être uniforme, avec un menu imposé. En même temps que tous ceux qui y ont des responsabilités retrouvent confiance.

Le Quotidien : Qu'est-ce qui vous tient le plus à cœur dans ce « nouveau contrat pour l'école » ?

François Bayrou : Ce qui me tient le plus à cœur, c'est de montrer que rien n'est fatal et qu'il n'est pas vrai que l'école française soit incapable d'évolution. Et le plus important pour moi est qu'après avoir obtenu la généralisation de la scolarisation, on peut maintenant trouver une hausse de la qualité de l'école. Il faut que chacun ait le sentiment qu'on est sur une pente montante et non pas descendante. 

Le Quotidien : Avec un peu de recul, les péripéties qui ont entouré comment jugez-vous toutes le CIP ?

François Bayrou : Écoutez, il y en a marre du CIP. Ce n'est pas moi qui l'ai proposé. Il est temps de passer à autre chose.

Le Quotidien : Vous comptez participer aux états généraux de la jeunesse ?

François Bayrou : Je tiendrai toute ma place. Comment en serait-il autrement ? Mais pour l'instant, la préparation du « nouveau contrat » occupe tout mon temps.


France 2 : Lundi 9 mai 1994

B. Masure : Vous n'avez pas résisté à la tentation de la réforme ?

F. Bayrou : C'était l'exigence du moment. On ne peut pas vivre avec l'idée que l'école, l'Éducation nationale, est le seul domaine de la vie française qui ne pourrait pas s'adapter et bouger. Des adaptations nécessaires et dont tout le monde ressent qu'elles doivent être conduites. Il ne s'agit, en aucune manière, de faire une énième réforme, une grande loi. Il s'agit de faire effectivement changer les choses comme les gens le souhaitent, et dans les termes concrets qui les intéressent.

B. Masure : Pas de nouvelle grande loi, mais quelques amendements à la loi de Jospin de 89 ?

F. Bayrou : Franchement, si je vous demandais, à vous, ce qu'il y a dans la loi de 1989, qu'est-ce que vous répondriez ?

B. Masure : Je préfère que vous ne me le demandiez pas.

F. Bayrou : Tous les Français sont comme vous, personne ne sait. J'avais, l'autre jour, des journalistes Éducation à ma table et je leur demandais... Personne ne sait ce qu'il y a à l'intérieur. En matière d'école, ce qui compte, ce n'est pas les lois, ce n'est pas les règlements. Ce qui compte, c'est ce qui se passe dans la classe. Et nous, ce que nous avons voulu changer en mieux, changer pour que les jeunes et les élèves y gagnent, c'est ce qui se passe dans la classe.

B. Masure : Pendant la campagne des législatives, J. Chirac avait proposé un référendum sur l'Éducation. Apparemment, cette idée est enterrée, puisque le Premier ministre lui-même a dit qu'il ne fallait pas politiser ce débat ?

F. Bayrou : C'est à mon avis tout à fait essentiel. Si vous faites de l'école un enjeu de combat et d'affrontement entre la droite et la gauche, alors vous avez perdu de toute façon. D'abord, parce qu'on ne peut pas réformer l'école contre ceux qui en sont les principaux acteurs, et ensuite, parce que vous en faites un enjeu partisan, c'est-à-dire quelque chose qui dépend en fait des opinions. Or, l'école, ça ne dépend pas des opinions, ça doit s'intéresser uniquement à l'intérêt des enfants. Tous, vous et moi et tous ceux qui nous entourent, qu'ils soient de droite ou de gauche, ils ont tous les mêmes envies sur l'école. Ils ont envie que leurs enfants puissent écrire, puissent lire, puissent parler français. Ils ont envie d'une réussite scolaire, ils ont envie qu'ils apprennent des choses sérieuses et profondes à l'école. Ils ont envie d'une véritable culture et, plus tard, d'un véritable métier. C'est ça qu'il faut apporter et ça n'a rien à voir avec la carte d'un parti.

B. Masure : Vous êtes pour le repos du samedi matin, mais vous laissez toute latitude au rectorat ?

F. Bayrou : On ne va pas se faire une guerre de plus en France. La guerre entre les partisans du samedi et ceux du mercredi n'est pas une bonne affaire et c'est un sujet un peu secondaire. Je suis persuadé que nous allons vers la liberté du samedi et je suis persuadé que cela se verra avant longtemps partout. Pourquoi ? Parce que l'évolution de la famille, des villes, les besoins de voir des rencontres entre enfants lorsque ceux-ci travaillent ou lorsqu'ils sont séparés, cela impose que nous ayons deux journées de rencontres de famille, le samedi et le dimanche. Pour l'instant, ce sont les inspecteurs d'académie qui vont décider au plus près du terrain, parce que l'on ne doit pas avoir les mêmes rythmes selon que l'on est en ville ou à la campagne, selon que l'on a des activités organisées par les municipalités ou pas. Tout cela doit être pris en compte au plus près du terrain. Je suis persuadé que nous allons vers la liberté du samedi, j'y incite, mais pour autant on va laisser de la souplesse pour que cela s'adapte au terrain.

B. Masure : Le renforcement de l'éducation civique, qu'est-ce que vous en attendez précisément ?

F. Bayrou : C'est très important. Les enfants ont besoin de repères. On croit qu'ils les ont naturellement. Je crois que ce n'est pas vrai. Pendant très longtemps, beaucoup d'institutions transmettaient ces repères : la famille, le quartier, le village, les églises... Toutes celles-là sont en crise ou ont changé de nature. Et pourtant, nous ne pouvons pas abandonner les enfants sans repères, sans leur dire quels sont leurs droits bien sûr, mais leurs devoirs aussi, sans leur dire qu'il y a une morale de la responsabilité, sans leur dire ce qui est permis par la loi et interdit par la loi. J'étais frappé l'autre jour. On parlait avec des enseignants, dans une ZEP, qui disaient : « chez nous, les élèves sont stupéfaits lorsqu'on leur dit que le recel est un délit, que c'est puni par la loi ». Ils savaient que le vol était un délit, mais le recel, ils ignoraient complètement. Nous avons le devoir de leur donner ces repères-là.

Question d'un collégien : Je trouve que les classes sont trop chargées et les programmes aussi. Que pourriez-vous faire pour améliorer cela ?

F. Bayrou : Je suis d'accord pour alléger les programmes et je crois même que c'est indispensable. Il faut à la fois que l'on soit très exigeants, vous et nous, en matière de fondamentaux : bien rédiger, savoir bien s'exprimer, savoir un certain nombre de choses indispensables en histoire. En matière de fondamentaux, il faut même relever un peu l'exigence. En revanche, en matière de programmes, du point de vue encyclopédique, du nombre de choses à apprendre, là il me semble qu'on n'est pas réaliste. Je souhaite qu'on allège les programmes et je souhaite qu'on le fasse en en parlant avec les enseignants, parce que eux savent très bien quelle est la partie du programme qui est respectée et celle qui ne l'est jamais. Allégeons les programmes, mais avec les enseignants.

Un collégien : Aujourd'hui les bacs professionnels ne permettent pas d'aller vers les BTS. Est-ce que plus tard, les BTS seront plus accessibles ?

F. Bayrou : Un baccalauréat professionnel, comme son nom l'indique, c'est fait pour avoir un métier. Je crois qu'on devrait réfléchir à la suite éventuelle d'un bac professionnel, et j'avais autrefois soutenu l'idée de ce que j'appelais les Instituts Universitaires Professionnels. Mais on n'y est pas encore. Il faudra qu'on y travaille. On a le temps.

Question d'un parent d'élève : Ne serait-il pas souhaitable que les enfants reçoivent une information plus large sur les différents métiers et sur les études à poursuivre ? 

F. Bayrou : J'ai annoncé aujourd'hui même que dans le collège nouveau que nous allons construire, à partir de la cinquième, il y aura un horaire consacré à l'éducation au choix, c'est-à-dire l'information sur les métiers, sur les études ultérieures, et leur apprendre quel est le cheminement qu'ils doivent suivre pour atteindre leur but. À partir de, non pas la rentrée prochaine, mais la rentrée suivante, si la proposition que j'ai faite est acceptée, vous aurez entière satisfaction et c'est le bon sens.

Un professeur d'histoire-géographie et éducation civique : Parmi vos propositions, certains nous semblent intéressantes, par exemple le travail en petits groupes, mais combien de postes comptez-vous créer et y aura-t-il un allégement des programmes ?

F. Bayrou : Allégement des programmes, la réponse est oui, création de postes, on ne pourra jamais en faire autant que la situation demanderait pour être idéale. Il faudrait dépenser des milliards qui, comme vous le savez, la France n'a pas. Mais moi je me suis fait une réflexion depuis très longtemps : l'école manque d'adultes présents, et pendant ce temps-là, il y a des centaines de milliers d'hommes et de femmes au chômage qui sont des gens capables, qui se sentent inutiles, qui ont parfois des diplômes, une expérience de la vie qu'ils pourraient apporter. Et bien une des propositions que j'ai faites, c'est qu'on puisse offrir une association à l'école sous forme de monitorat pour suivre les enfants, les conseiller, à des hommes et des femmes qui sont aujourd'hui en situation d'inactivité forcée. Est-ce que je peux faire une réflexion générale ? À propos du chômage, depuis 20 ans, en France, depuis très longtemps, on pose la question uniquement en termes d'indemnisation, et il me semble que le moment est venu de la poser en termes d'utilité sociale. On ne cesse pas d'être quelqu'un de bien, de chaleureux, de riche, de généreux simplement parce qu'on est au chômage. Simplement, pourquoi tout cela ne sert-il à rien ? C'est une des raisons pour lesquelles je propose d'augmenter le nombre des adultes à l'école, on ouvre l'école à ceux qui, pour le moment, n'ont pas le droit d'y entrer.

Professeur d'Espagnol et coordonnateur de la ZEP de Blois nord : Nous sommes dans un collège en ZEP, un certain nombre de mesures que vous proposez ont déjà été expérimentées ou sont en vigueur dans notre établissement. Mais nous voudrions savoir quel est l'avenir des ZEP sur lesquelles vous n'avez pas dit grand-chose ?

F. Bayrou : Vous n'étiez pas là pour m'entendre, parce que j'en ai parlé beaucoup au contraire, mais c'est normal. Au contraire, je pense que si nous voulons être sérieux en matière de gestion de l'école, chaque fois que nous aurons créé des postes ou trouvé des moyens supplémentaires, il faut refuser le saupoudrage et il faut les concentrer sur les lieux qui en ont le plus grand besoin. Et les lieux qui en ont les plus grands besoins, à l'évidence, ce sont les lieux d'éducation prioritaire, et à l'intérieur des ZEP, les établissements sensibles. Ce sont ceux qui ont le plus besoin d'aide. Et il y a certains élèves, les élèves en difficulté, qui ont aussi besoin d'aides. Il faudra concentrer l'aide sur cela et ne pas la saupoudrer.

B. Masure : Est-ce qu'il y aura un plan de carrière amélioré pour les enseignants qui iront dans les zones difficiles ?

F. Bayrou : Bien sûr, ça peut être un plan en rapidité de carrière, en avantage de mutation pour plus tard. Il y a un engagement que j'ai pris aujourd'hui, qui est celui de ne plus jamais nommer un débutant sur un poste difficile, s'il n'est pas volontaire. Nombreux sont ceux qui arrivent dans la carrière d'enseignant, qui se retrouvent sur des postes sur lesquels ils ne peuvent pas répondre et qui en sont profondément découragés, sans doute pour la suite de leur carrière. Ça veut dire aussi qu'il faut que nous identifions les postes difficiles et que nous ayons une politique particulière à leur égard.


Europe 1 : mardi 10 mai 1994

F.-O. Giesbert : Après le retrait de la loi Falloux, on avait l'impression que vous vous cachiez, et bien non. Ces 155 propositions de réforme, c'est un peu comme un inventaire à la Prévert.

F. Bayrou : Les gens ont besoin depuis longtemps de voir appliquer à l'école, un certain nombre de changements simples. Que veulent-ils ? Ils veulent qu'à l'école, les enfants apprennent la langue française, qu'ils apprennent à lire, qu'ils maîtrisent un certain nombre de savoir-faire, de fondamentaux, comme on dit, que pour l'instant, ils ne maîtrisent pas assez. Donc de ce point de vue-là, il faut remonter les exigences de l'école.

F.-O. Giesbert : Vos propositions sont concrètes, tout est formidable, mais ça va coûter très cher ?

F. Bayrou : C'est vous qui le dites. Je n'aurais pas proposé un certain nombre de choses si j'avais eu le sentiment que nous ne pouvions pas en assumer la charge. Je ne suis pas irresponsable.

F.-O. Giesbert : Mais ça passe par le gonflement des effectifs du corps enseignant ? 

F. Bayrou : Non, ça passe d'abord par une organisation différente de l'école, des programmes, un allégement des programmes. Vous savez bien ce qui se passe en France. Nous avons des programmes encyclopédiques qui d'ailleurs ne sont pas respectés, et nous avons une connaissance insuffisante de ce qui est fondamental.

F. Bayrou : Tout le monde dit ça, mais on rajoute des choses ?

F. Bayrou : Il va falloir retirer des choses et nous allons le faire avec des enseignants. Mais tout ce qui concerne des empilements de connaissance, qui en réalité ne sont qu'abordés par les élèves, revus par les élèves, alors que ce qui est essentiel, c'est que les élèves puissent maîtriser le fondamental, la connaissance des nombres, la connaissance des opérations mentales, l'écrit et l'expression écrite, l'orthographe, qu'on revienne à la mémoire, qui est une partie très importante de l'apprentissage, bref, que le bon sens l'emporte de manière concrète et visible.

F.-O. Giesbert : L'augmentation des horaires de français et d'éducation physique ? 

F. Bayrou : Ce sont deux approches fondamentales de la vie en 6ème. Beaucoup de gens croyaient que la langue française était une matière comme les autres et même plutôt secondaire par rapport aux maths, or lorsque vous faites l'étude de l'échec, vous vous rendez compte que ceux qui échouent sont ceux qui ne maîtrisent pas la langue française. Donc, il ne faut pas faire de la langue française une discipline comme les autres, il faut en faire la discipline centrale et dont, d'ailleurs, on ait une approche dans toutes les matières parce qu'on peut parfaitement essayer d'améliorer le niveau en langue en histoire, par exemple.

F.-O. Giesbert : C'est aussi un facteur d'intégration pour les immigrés.

F. Bayrou : C'est le monde dans lequel ils vivront. Si on n'a pas des exigences importantes pour leur donner la capacité de maîtriser cette langue, c'est d'ailleurs pourquoi aussi j'ai fait remonter les langues anciennes qui sont un moyen d'approche de notre langue, si on ne donne pas à tous ceux qui vont vivre dans la société française, la maîtrise de la langue française, on les prive de l'essentiel.

F.-O. Giesbert : L'école du soir pour les adultes ?

F. Bayrou : C'est une idée que je trouve très intéressante et dont je m'étonne qu'elle n'ait pas attiré plus de commentaires. Je suis heureux que vous m'interrogiez sur ce point. Je suis persuadé qu'il y a, chez les Français, une extraordinaire attente de formation, non pas professionnelle, comme on fait aujourd'hui, mais de formation pour leur épanouissement personnel. Je suis certain qu'il y a des centaines de milliers et des millions de gens qui ont envie d'apprendre quelque chose, quel que soit leur âge, pour le plaisir, leur épanouissement personnel. Et j'ai dit que l'école relève ce défi. Nous avons des établissements partout, un réseau de locaux, des compétences et nous avons les moyens de répondre à cette extraordinaire demande de formation, quelle qu'elle soit. C'est la première fois qu'on fera de la formation pilotée par la demande, par ce dont les gens ont envie.

F.-O. Giesbert : Le retour des études dirigées, comme dans le temps.

F. Bayrou : Je ne suis même pas certain qu'on l'ait fait dans le temps. J'ai observé que la très grande inégalité entre les enfants, c'est celle qui existe entre ceux que leurs parents peuvent aider pour faire leurs devoirs à la maison et ceux qui ne peuvent pas et qui sont donc abandonnés à eux-mêmes. C'est pourquoi il m'a semblé intéressé de recréer des études dirigées dans toutes les écoles, tous les jours, qui seront intégrées dans l'horaire, de manière que les devoirs écrits soient faits en classe sous la surveillance des enseignants et qu'il n'y ait plus à la maison que des leçons à apprendre. Ce qui signifiera que d'ailleurs, on remettra à l'honneur la mémoire qui est à mon avis tout à fait centrale dans la capacité d'un enfant à apprendre.

F.-O. Giesbert : Vous voulez faire travailler les chômeurs à l'école ?

F. Bayrou : Vous êtes frappés sans doute, comme moi, par une contradiction insupportable. On passe son temps à dire l'école manque d'adultes pour conseiller les enfants.

F.-O. Giesbert : Vous avez des problèmes de recrutement ?

F. Bayrou : Nous n'en avons plus, cette année on a augmenté de presque 50 % le nombre des inscrits. Mais l'école manque d'adultes et à côté, il y a des centaines de milliers d'adultes qui ont une expérience de la vie, une capacité, qui sont formés, des diplômés, et que l'on pourrait parfaitement faire entrer dans l'école.

F.-O. Giesbert : La question des rythmes scolaires, chez nous ça fait 27 heures.

F. Bayrou : Ça fait partie des idées reçues. Il n'est pas vrai que nous ayons la charge annuelle la plus faible. Au contraire, elle est la plus forte. C'est très simple, je suis favorable à la libération du samedi. Je crois qu'on va vers ces deux journées libres où parents et enfants se rencontreront. Je demande qu'on aille vers cela, mais je ne veux pas, pour le reste, fixer moi-même la semaine : quatre jours, quatre jours et demi, cinq jours avec intégration des activités sportives, du catéchisme, des activités de santé, que sais-je, comme on fait à Épinal, par exemple. C'est aux inspecteurs d'Académie à voir.

F.-O. Giesbert : On va un peu vers la semaine de quatre jours quand même ?

F. Bayrou : Je crois que oui.


Le Monde : 10 mai 1994

Le Monde : Le débat qui arrive aujourd'hui à son terme a été lancé par le gouvernement, le 27 janvier, comme réponse, formulée dans l'urgence, à la pression de la rue après l'échec de la révision de la loi Falloux. Trois mois plus tard, avez-vous le sentiment d'avoir réussi à retourner la situation? 

F. Bayrou : Je vais vous surprendre : sans cette tension, je n'aurais pas pu conduire un mouvement aussi vaste de réflexion et de change- ment. Parce que, curieusement, l'année dernière, l'école n'était pas dans l'actualité. Les enseignants étaient désenchantés, ils avaient mis de grands espoirs dans la majorité de gauche, espoirs souvent déçus. Il y avait une lassitude profonde et, d'une certaine manière, les événements de janvier ont joué un rôle de catharsis. Ce sont ces événements, cet état de tension qui ont été le facteur déclenchant du débat que nous avons instauré. 

Le Monde : Les organisations syndicales ont, d'entrée de jeu, fait monter les enchères, Vous avez répondu en annonçant un plan d'urgence. Que répondez-vous aujourd'hui aux syndicats qui réclament, unanimement, une loi de programmation pour l'école ?

F. Bayrou : J'ai dit, depuis le début, que le gouvernement ne s'interdisait rien, en matière d'accords et de propositions comme d'un point de vue législatif.

L'éventualité d'une loi de programmation n'est pas, a priori, écartée. On l'a fait dans le domaine de la défense, il n'est pas inimaginable qu'on le fasse, un jour, pour l'Éducation nationale. Mais ce n'est pas tranché. Un mot sur les syndicats de l'Éducation nationale. On les présente comme très corporatiste et j'ai moi-même participé à leur forger, jadis, une part de cette réputation. Il est vrai qu'ils reviennent souvent, très souvent aux questions de postes et de statuts, mais je veux reconnaître aujourd'hui que, lorsqu'on discute avec eux de problèmes pédagogiques, ils ne se dérobent pas. Le débat public sur l'école est resté confiné dans des problèmes d'organisation et de budget pendant des années. Si on leur pro- pose une réflexion centrée sur l'élève et la classe, les syndicats ont un capital d'expérience qu'ils sont prêts à communiquer.

Le Monde : Le débat est donc encore ouvert ?

F. Bayrou : Oui. Parce que nous avons lancé un débat de fond, sur le terrain, uniquement sur l'école et la classe.

Le Monde : Dans le débat public sans doute, mais vous avez conduit parallèlement une série de négociations avec les organisations syndicales.

F. Bayrou : Il y a eu effectivement de nombreuses rencontres, mais nous n'avons pas eu de discussion de « marchands de tapis » avec les syndicats. Jamais. Nous sommes passés d'une situation de conflit et d'incompréhension à un travail en commun et à des propositions ouvertes, complètement novatrices, et qui, je l'espère, seront bien accueillies. 

Le Monde : À un an de l'élection présidentielle, avez-vous le temps d'ouvrir tous ces chantiers – 150 propositions – et a fortiori d'engager une bataille législative sur l'école ?

F. Bayrou : La vie ne s'arrête pas un an avant une échéance présidentielle. La plupart des mesures que j'annonce trouveront un commencement d'exécution avant cette échéance. Nous ne disons pas : « Demain on rasera gratis ». Tout ce qui est du domaine de l'expérimentation, par exemple, va se mettre en place dès la prochaine rentrée. Ce qu'on a le temps de faire dans la classe, on peut sans doute le faire aussi, parallèlement, au Parlement. Cela dit, mon ambition n'est pas de construire une cathédrale législative car je suis persuadé que la plupart des problèmes de l'école ne relèvent pas de la loi. Ils sont pédagogiques et du domaine des habitudes de vie en commun.

Le Monde : Le cadre législatif actuel est celui de la loi d'orientation Jospin de juillet 1989. Un certain nombre de mesures que vous proposez, sur les collèges en particulier, ne suppose-t-il pas qu'on change cette loi ?

F. Bayrou : On peut amender la loi Jospin, sans refaire une nouvelle loi. Mais encore une fois mon intention n'est pas de lancer un grand chantier législatif. Parce que cela ne sert à rien. Qui sait aujourd'hui ce qu'il y a dans la loi d'orientation, y compris parmi les acteurs et les observateurs du système éducatif ? Tout le monde est d'accord par exemple, moi y compris, sur la réforme des cycles pédagogiques à l'école primaire qui est contenue dans la loi. Et personne, ou presque, ne l'applique. Je propose pour ma part qu'on passe, en trois ans, à la mise en place effective des cycles.

Le Monde : À propos de l'école primaire, vous avez lancé en termes très vifs un débat sur la lecture dès votre arrivée au ministère et vous proposez aujourd'hui la création d'un observatoire national. Est-ce une réponse à la hauteur de l'enjeu que vous avez vous-même décrit ?

F. Bayrou : À l'école primaire, la priorité des priorités, c'est la langue, sous ses deux formes, orale et écrite. Il faut recentrer les missions de l'école primaire sur la langue française. Le débat sur la lecture est souvent piégé. Il fallait sortir de ce piège et faire en sorte que la discussion ait lieu dans un espace neutre, insoupçonnable. Cet observatoire national associera des praticiens, des chercheurs et, pourquoi pas, des parents, il suivra l'ensemble du travail et pratiquera des évaluations objectives. Il propagera enfin, par la formation continue, les démarches les plus efficaces. Je respecte la liberté pédagogique des enseignants, il n'est pas question d'imposer autoritairement et arbitrairement quelque démarche que ce soit. Ce métier est, au sens le plus noble du terme, une profession libérale.

Le Monde : Vous annoncez une refonte des programmes de l'école primaire ?

F. Bayrou : Et de ceux du collège. Les programmes actuels sont à la fois d'une très grande exigence encyclopédique et d'un assez grand laxisme concernant les apprentissages fondamentaux. Chaque révision des programmes se fera avec les enseignants, consultés individuellement. Chacun pourra s'exprimer. Et je souhaite qu'il y ait un débat au Parlement sur les programmes de l'école et du collège. En outre, ils seront communiqués, sous une forme simplifiée, à tous les parents.

Tous les enfants du primaire seront en outre initiés à une langue étrangère dès le cours élémentaire. Comme nous ne pouvons pas transformer tous les instituteurs en professeurs de langue, nous allons le faire par des programmes audiovisuels. Et dès le cours préparatoire, une initiation quotidienne à la musique sera offerte. Car il faut rompre avec les facteurs de discrimination culturelle à l'école. C'est dans ce sens aussi que je propose qu'il y ait, à l'école primaire, une demi-heure d'études dirigées par jour. Les devoirs écrits désormais seront faits à l'école, dans le temps scolaire, sous la surveillance de l'instituteur. À la maison, il n'y aura qu'une seule chose à faire : apprendre des leçons, ce qui permettra de remettre la mémoire à une place qu'elle n'aurait jamais dû perdre.

Le Monde : Vous n'avez pas tranché la question des rythmes scolaire à l'école. Pour quelles raisons ?

F. Bayrou : Ce n'est pas au ministre, depuis Paris, de le faire. Je pense seulement qu'il est souhaitable et sans doute inéluctable d'aller vers la libération du samedi matin, pour des raisons qui tiennent à la structure familiale. Mais cela doit être décidé au plus près du terrain, en fonction des réalités locales qui sont très diverses.

Le Monde : Vous aviez critiqué en termes très durs l'inefficacité du « collège unique ». Or vous en conservez le principe…

F. Bayrou : C'est le collège uniforme qu'il faut combattre. Nous sommes face à deux difficultés majeures au collège : le traitement des élèves en difficulté et l'impossibilité d'offrir plus à ceux qui peuvent plus. Pour les premiers, il faut intervenir dès l'entrée en sixième. Nous allons donc expérimenter, dans cette classe, un dispositif de consolidation, sous plusieurs formes. Soit des regroupements d'élèves à temps plein, libérés des programmes. Soit des regroupements à temps partiel en petits groupes. L'objectif est de les remettre à niveau pour qu'ils réintègrent la voie générale. Pour ceux qui resteront en échec à l'issue de ces classes, il faudra trouver une réponse adaptée, sans doute à dominante technologique, mais nous avons encore un an de plus pour y réfléchir.

Pour les autres, ceux qui veulent plus, il faut des options, qui permettent chaque année d'apprendre quelque chose de nouveau. En sixième, une langue vivante ; en cinquième – et non plus en quatrième –, le latin ; en quatrième, pour tout le monde, une deuxième langue vivante. En troisième, trois options seront possibles qui dessineront l'orientation ultérieure : sciences. expérimentales, technologie ou grec. C'est un véritable enrichissement du collège que nous proposons. 

Le Monde : Une question reste pour le moment sans réponse : comment faire en sorte que le collège assume sa fonction d'orientation des élèves ? Quel lien doit-il avoir avec le lycée professionnel ? À ce propos, que deviennent les classes de quatrième et troisième technologiques qui conduisent au BEP dans le nouveau dispositif ?

F. Bayrou : Il n'est pas question de rompre avec les filières technologiques, mais, pour moi, école et collège sont en continuité. La plus grande partie des élèves suivent dans la voie générale. Pour les autres, il faudra bâtir un parcours différent. Est-ce que cela prendra la forme d'une cinquième technologique ? Nous verrons. Mais je suis opposé à l'orientation précoce. Pour toutes les voies que nous construirons, il faudra des passerelles, des possibilités de retour. Je ne veux pas reconstituer de filières de relégation.

Le Monde : En avançant d'une année l'étude du latin pour ceux qui le souhaitent ne craignez-vous pas un effet pervers de discrimination entre les élèves ? 
 
F. Bayrou : Non, puisque tous ceux qui le voudront pourront choisir le latin, offert à tous. Mais il faudra repenser la manière d'enseigner les langues anciennes. C'est une clé d'intégration extrêmement forte, pour les élèves non francophones d'origine en particulier. Ce sont ces enfants-là qui devraient bénéficier en priorité de cette rencontre avec l'origine des mots. Les enseignants expriment une volonté forte de ne pas reconstituer de ghettos scolaires et je suis d'accord avec eux.

Le Monde : Vous réintroduisez l'idée de postes à profil, en particulier dans les établissements difficiles.

F. Bayrou : Il y a un énorme problème de gestion des ressources humaines dans l'éducation nationale. Je veux qu'il soit clair que les postes les plus difficiles ne seront pas imposés, comme aujourd'hui, aux enseignant débutants, sauf s'il sont volontaires. Cela suppose de créer un certain nombre de postes définis qui donneront des avantages de carrière. J'ai commencé à le faire pour les chefs d'établissement, il faut continuer pour les enseignants.

Le Monde : Vous recherchez l'adhésion, vous ouvrez des débats, des chantiers, et vous n'imposez pas grand-chose. Indépendamment d'une éventuelle issue législative, quel sera le statut de ce nouveau contrat pour l'école ?

F. Bayrou : Certaines de ces propositions réclameront des adaptations législatives, d'autres se traduiront simplement par des instructions internes ou en termes de programmes. Nous généraliserons après avoir expérimenté. La brutalité n'est pas un bon mode de gestion de l'éducation nationale. Il faut au contraire rassurer, et rassurer d'autant plus que l'on propose une démarche résolument novatrice.


L'Express : 12 mai 1994

L'Express : Êtes-vous favorable à la semaine de quatre jours ?

F. Bayrou : L'évolution vers la libération du samedi est un fait de société. Elle correspond à un besoin pour l'équilibre de la vie familiale, en particulier dans les villes. Nous devons tenir compte, également, de la multiplication des familles monoparentales et de celles où les deux parents travaillent. Cependant, je ne vois pas la nécessité de réglementer, à partir de Paris, ce qui doit se passer dans toute la France. Les décisions sur l'organisation de la semaine en quatre, quatre et demi ou en cinq jours seront prises sur le terrain, de manière déconcentrée. 

L'Express : Voulez-vous vraiment réformer l'école ?

F. Bayrou : En France, le mot « réforme » est piégé. Qui se souvient de ce qu'il y a dans la loi d'orientation de 1989 ? Ma démarche est tout autre : l'essentiel, c'est ce qui se passe dans la classe. C'est cela qui doit bouger. Et je suis persuadé que les enseignants ont un véritable désir d'évoluer.

L'Express : Que proposez-vous pour l'école primaire ?

F. Bayrou : La première des priorités est que l'enfant maîtrise correctement la langue française, orale et écrite. Qu'à la sortie du primaire il puisse, par exemple, lire silencieusement 10 pages sans fatigue. Qu'il soit à l'aise dans la pratique élémentaire des maths nombres, opérations, calcul mental. De nouveaux programmes, en cours d'élaboration, sont allégés et recentrés sur les savoirs essentiels.

L'Express : Un certain nombre d'enfants ne savent pas lire au cours moyen…

F. Bayrou : Nous allons créer un observatoire national de la lecture, composé de scientifiques, de praticiens et de parents, qui permettra de comparer les méthodes d'apprentissage et de choisir celles qui sont vraiment efficaces. L'enseignement du français sera spécialement renforcé dans les zones d'éducation prioritaires.

L'Express : Concrètement, quelles innovations prônez-vous dans le primaire ? 

F. Bayrou : Trois grandes mesures. D'abord, des études surveillées d'une demi- heure seront assurées à la fin de chaque journée par les enseignants. Ainsi, les élèves n'auront plus de devoirs à faire chez eux, mais seule- ment des leçons à apprendre. Il est bon, d'ailleurs, de remettre la mémoire à l'honneur. Ensuite, dès le cours élémentaire, tous les écoliers seront initiés, chaque jour, pendant. quinze minutes, à une langue vivante – grâce à des cassettes audio- visuelles que nous leur fournirons. Les chercheurs ont. en effet, établi que c'est avant 11 ans que l'oreille se forme le mieux aux langues étrangères. Enfin, les élèves profiteront, chaque jour également, d'une initiation d'un quart d'heure à la musique.

L'Express : Ce bain linguistique s'appliquera-t-il uniquement à l'anglais ?

F. Bayrou : Pas du tout. On peut imaginer, par exemple, une initiation à une langue saxonne (anglais ou allemand), puis latine (italien, espagnol). Il y aura des expériences en ce sens. Il faut laisser beaucoup d'initiative aux écoles et aux enseignants, sur le terrain.

L'Express : Les collèges sont, actuellement, le maillon faible du système éducatif. Que comptez-vous faire ?

F. Bayrou : Le collège doit désormais répondre à un double impératif : proposer à tous des parcours de réussite et apporter des solutions adaptées aux élèves en difficulté, en particulier, pour la classe de 6ème. Il sera organisé en trois cycles : 6ème, 5-4ème, et 3ème. On ne redoublera, si c'est nécessaire, qu'à la fin de chaque cycle.

L'Express : Que prévoyez-vous pour les collégiens en difficulté ?

F. Bayrou : Nos efforts vont porter sur la classe de 6ème. Ces enfants bénéficieront d'une remise à niveau grâce à des cours en très petits effectifs, avec des horaires renforcés en français, en maths et en éducation physique. En outre, tous « apprendront à apprendre », ce qui leur fait tellement défaut aujourd'hui. Dès la rentrée, 300 collèges expérimenteront cette réforme. 

L'Express : Vous parlez de parcours de réussite. Que voulez-vous dire ?

F. Bayrou : Des options nouvelles seront proposées partout et pour tous. Après une première langue vivante en 6ème, une seconde sera obligatoire en 4ème. Tous les élèves de 5ème qui le voudront pourront étudier le latin, ceux de 3ème le grec, les sciences expérimentales ou des matières techniques.

L'Express : Vous reconstituez les humanités classiques. N'est-ce pas irréaliste pour des jeunes, par exemple, issus de l'immigration ? 

F. Bayrou : Pas du tout. J'estime que le latin est, au contraire, un excellent outil pour enrichir la compréhension du français. Le latin et le grec nous permettent de restaurer notre identité, de retrouver des éléments fondamentaux de notre civilisation. Répandre ces langues, c'est faire œuvre de démocratisation.

L'Express : Quoi de neuf dans les lycées ?

F. Bayrou : La rénovation pédagogique des lycées se poursuit. Les élèves pourront bénéficier de toutes les options qu'ils souhaitent, grâce à l'installation, dans chaque établissement, d'une salle multimédia. Ainsi, le jeune qui a commencé à apprendre le russe à Dunkerque pourra en continuer l'étude à Avignon. par vidéodisque, même s'il n'y a pas d'enseignant sur place.

L'Express : En quoi consistera exactement l'école du soir ?

F. Bayrou : Je souhaite que tous les adultes qui le désirent, pour des besoins professionnels ou personnels, puissent recevoir une formation dans les établissements scolaires. L'école du soir fonctionnera, sous la responsabilité du principal ou du proviseur, en dehors des heures de classe.

L'Express : Comment parviendrez-vous à financer ces multiples projets ?

F. Bayrou : Ils ont été chiffrés. La plupart sont d'un coût raisonnable, car ils consistent souvent à mieux utiliser les ressources dont l'Éducation nationale dispose déjà. Des mesures financières ainsi que des décisions pour la rentrée seront annoncées le 27 mai, en présence du Premier ministre, Édouard Balladur. Je voudrais ajouter que rien ne se fera sans l'accord des enseignants.