Texte intégral
A. SINCLAIR : Bonsoir.
Samedi dernier, en plein marché, à Sarajevo, un obus a fait 68 morts et 200 blessés. Il aura fallu ce carnage, l'écoeurement et le dégoût des opinions publiques pour qu'on sente enfin la détermination des Occidentaux.
A l'initiative de la France, ralliée par le États-Unis, l'OTAN a donc imposé aux Serbes un ultimatum pour lever le siège de Sarajevo.
Monsieur le ministre de la défense, bonsoir.
F. LÉOTARD : Bonsoir.
A. SINCLAIR : Nous ferons le point tout-à-l'heure avec le général COT qui sera avec nous, et c'est très exceptionnel, en duplex de Zagreb et avec Isabelle BAYANCOURT, notre invité spéciale, à Sarajevo. Mais tout de suite une question qui se pose et qui est dans l'esprit de chacun, avons-nous entamé un processus qui implique un risque d'extension de la guerre en Europe ?
F. LÉOTARD : C'est l'existence même de ce risque qui explique notre présence là-bas, depuis le début, depuis 1991, c'est parce que les Européens, et la France d'abord, ont pris conscience que, à partir de cette région, il pouvait y avoir un enchaînement, que l'Histoire nous a déjà démontré d'ailleurs, dangereux pour l'ensemble de l'Europe que nous sommes présentés, c'est pour cette raison, donc il y avait ce risque d'extension jusqu'à maintenant, il est encore devant nous.
En d'autres termes, si nous intervenons, c'est parce qu'il y a dans cette hypothèse vers le Nord et vers le Sud, vers le Krajina au Nord, nous y viendrons tout à l'heure, et vers le Sud, les zones musulmanes, c'est parce qu'il y a ce risque-là que nous sommes présents.
A. SINCLAIR : Le processus engagé par l'OTAN, nous allons y revenir très longuement puisque l'émission toute entière y est consacrée, cette semaine, est un risque que nous assumons ?
F. LÉOTARD : Oui, il faut bien savoir qu'il n'y a plus dans cette partie du monde de politique sans risques, il faut regarder avec beaucoup de gravité d'abord, de courage et de lucidité cette situation.
Gravité, parce qu'il y a déjà mort d'hommes, je rappelle, 200 000 morts sur l'ensemble du territoire de l'ancienne Yougoslavie, 4 millions de réfugiés, des dizaines de milliers de personnes qui ont été déplacées, qui sont encerclées aujourd'hui. Avec courage, parce qu'il faut évaluer et accepter un certain nombre de risques qui viennent de notre attitude de fermeté et puis, bien sûr, avec lucidité en sachant que la situation est extraordinairement complexe et que cela suppose une pédagogie pour ceux qui nous regardent comme pour tous les Européens d'ailleurs.
A. SINCLAIR : Avant les témoignages, François LEOTARD, les images. Revoyons tout de suite le film de la semaine :
Reportage.
A. SINCLAIR : François LEOTARD, nous allons revoir les choses un petit peu dans l'ogre et d'abord, bien sûr, cet ultimatum.
Pourquoi ce qui n'apparaissait pas possible, hier, voire même irresponsable, comme on répondait à Bernard-Henri LEVY, à l'Abbé PIERRE, à Bernard KOUCHNER, l'est devenu subitement cette semaine ?
F. LÉOTARD : Je crois qu'il y a plusieurs éléments pour répondre à votre question :
Tout d'abord, la France, elle-même, et notamment depuis le mois d'avril, a demandé sans arrêt un certain nombre de mesures internationales. Nous ne sommes pas tout seuls dans cette affaire, nous sommes dans les coalitions, l'Europe, l'OTAN et bien sûr l'ONU, et donc, à plusieurs reprises, dans ces enceintes, nous avons demandé des interventions. Une des plus importantes était en juin dernier, deux mois et demi à peine après la constitution du Gouvernement où nous avons proposé des zones réservées, des zones protégées, protégées par l'aviation notamment.
Deuxième raison, petit à petit, les attaques contre le FORPRONU se sont multipliées, il y avait donc un phénomène d'enlisement. La raison de notre présence était humanitaire et cet humanitaire-là était lui-même empêché.
La troisième raison est qu'il y a sur un différent, c'est vrai, il faut le dire ici, sur la conception même de ce qu'on a appelé les frappes aériennes. Nous avons entendu là-dessus beaucoup de choses, dans l'opinion, c'est normal, beaucoup de choses incertaines ou vagues. Nous avons toujours demandé un support aérien, c'est-à-dire une présence aérienne permettant l'accomplissement des tâches humanitaires. D'autres ont dit : « il faut aller, il faut frapper systématiquement et quelquefois en profondeur, quelquefois en Serbie même, ceux qui s'opposent à nous », or, cela n'est pas notre mandat, nous n'avons pas déclaré à l'une des trois factions.
Il faut bien comprendre que ce qui était difficile hier, parce qu'on ne comprenait pas la France, est aujourd'hui plus accepté parce que la position française, notamment lors de la dernière réunion de l'OTAN, a été actée par les Américains et a été comprise par nos alliés.
A. SINCLAIR : Le déclenchement de cette unanimité qu'on a retrouvé à l'OTAN est tout de même l'émotion des opinions publiques. Des atrocités de même nature avaient déjà été commises depuis deux ans en Bosnie, en Croatie mais cette fois c'est comme si l'opinion avait trouvé que, après l'obus sur le marché de Markele, c'était trop et que, cette fois, cela a donné le courage aux politiques de tous les pays d'agir ?
F. LÉOTARD : Mon sentiment est que nous aurions dû intervenir avant. Je ne sais pas si vous vous en souvenez dans le deuxième semestre 91, il y a déjà longtemps une ville a été rayée de la carte, elle était en Croatie, elle a été rayée de la carte par les Serbes, c'était la ville de Vukovar, il y a eu des milliers de morts…
A. SINCLAIR : … Oziek…
F. LÉOTARD : A Oziek après ensuite à Dubrovnik, à ce moment-là, hélas, nous n'avons pas réagi. En d'autres termes, c'est un film, ce n'est pas une photo. Au début, c'est-à-dire en 1991, c'était l'affaire de la Slovénie, c'était l'affaire de la Croatie, à ce moment-là, nous aurions dû réagir et il faudra un jour retracer cette histoire qui, hélas, n'est pas toujours très agréable à lire qui est celle des démocraties occidentales qui n'ont pas voulu d'abord désigner l'agresseur, comme à d'autres moments, je pense avant la dernière guerre mondiale où on hésitait à désigner l'agresseur et qui, petit à petit, se sont laissés piéger…
A. SINCLAIR : … Désignez-vous aujourd'hui l'agresseur ?
F. LÉOTARD : C'est plus compliqué qu'hier ! Bien sûr, aujourd'hui, ce sont les Serbes, à Sarajevo, qui assiègent la ville, il faut dire les choses clairement. Ailleurs, un peu plus loin, ce sont les Bosniaques musulmans qui encerclent des zones croates, donc c'est devenu plus compliqué…
A. SINCLAIR : … Mais vous ne renvoyer tout de même pas dos à dos ? Parce que la formule « les belligérants » a toujours été de renvoyer dos à dos…
F. LÉOTARD : Non, non, je ne renvoie pas dos à dos. Ce qui s'est passé initialement, c'est la volonté de la Grande-Serbie, des dirigeants serbes d'étendre leur influence, de gagner des territoires par la violence, c'est cela que nous n'aurions jamais dû accepter.
A. SINCLAIR : Je voudrais montrer le livre que vient de publier Jacques Julliard au Seuil qui s'appelle « Ce fascisme qui vient… » qui, à partir de l'analyse de ce qui se passe en Bosnie, montre que cela peut être un laboratoire pour d'autres expériences terribles dans le monde et en Europe. Il a cette formule : « La guerre que nous n'avons pas fait et que nous avons tous perdue, ce mot prononcé à propos de la guerre d'Espagne, prélude à la Seconde guerre mondiale, s'appliquera-t-il un jour, à la Bosnie ? ».
F. LÉOTARD : Ceci doit être dit à ceux qui disent en permanence qu'il faut se retirer, c'est-à-dire que, quelquefois, pour un effort, minime, mineur, modeste en tout cas au départ, on peut empêcher une catastrophe plus grande. C'est toute la thèse que nous essayons de développer, essayons d'arrêter la guerre maintenant parce que, demain, nous ne pourrons plus l'arrêter.
A. SINCLAIR : En se disant : « Et si on l'arrête maintenant mais peut-être aurait-on pu l'arrêter plus tôt ? ».
F. LÉOTARD : Peut-être aurait-on pu l'arrêter plus tôt ?
A. SINCLAIR : Le texte de l'OTAN, soyons pratiques, enjoint aux Serbes, — je voudrais qu'on voit la première carte -, de remettre à l'ONU leur artillerie lourde dans un rayon de 20 kilomètres autour de Sarajevo. Ce rayon comprend la ville de Pale qui est le quartier général des Serbes et il est prévu, dans le texte de l'OTAN, un rayon de 2 kilomètres autour de la ville de Pale pour laisser aux Serbes leur propre batterie d'artilleries.
F. LÉOTARD : C'est le lieu du Parlement des Serbes de Bosnie. Là, nous sommes en Bosnie-Herzégovine, Sarajevo est la capitale de la Bosnie-Herzégovine et Pale, le siège des Serbes en Bosnie-Herzégovine.
A. SINCLAIR : Le rayon de 20 kilomètres est le texte qui a été adopté par l'OTAN, la France avait proposé un rayon de 30 kilomètres qui, on le voit, englobait une zone croate…
F. LÉOTARD : … Qui est entourée d'ailleurs par des musulmans. Vous voyez la difficulté de gestion militaire proprement dite.
A. SINCLAIR : Pour la compréhension de ces cartes, nous aurons toujours les mêmes couleurs : rose ou rouge pour les parties serbes, vert pour les parties musulmanes et bleu pour les parties croates.
Ce rayon de 20 kilomètres a été retenu, mais 30 kilomètres, cela mettait tout de même Sarajevo hors de portée de toutes les batteries serbes ?
F. LÉOTARD : Oui, mais nous avons bien sûr accepté ce chiffre de 20 parce que si jamais il doit y avoir des frappes aériennes, des ripostes en tout cas, elles pourront être plus facilement exercées en s'éloignant de Sarajevo. Mais ce chiffre est satisfaisant, il permettra, en tout cas, de dégager, ce qui est notre objectif, je le rappelle, de lever, de faire lever, petit à petit le siège de la ville elle-même, mais levé dans un premier temps par les armes lourdes, il reste encore des problèmes d'infanterie, ce qu'on appelle les points de contrôle tout autour de la ville qui existent toujours et qui existeront, hélas, encore pendant un temps.
A. SINCLAIR : Question posée aux Français par la Sofres : l'OTAN a adressé aux milices serbes un ultimatum de 10 jours pour lever le siège de Sarajevo, estimez-vous que c'est une décision satisfaisante ?
— C'est une décision satisfaisante : 50 %
— C'est une mauvaise décision : 8 %
— Il aurait fallu sans attendre procéder à des frappes aériennes contre les pièces d'artillerie serbes : 27 %
— Sans opinion : 15 %
Si on ajoute, ce qui est un peu arbitraire, 50 % et 27 %, on arrive tout de même à 77 % d'approbation d'une action pour lever ce siège de Sarajevo. J'ajoute que les 25-34 ans, les ouvriers, les commerçants auraient en plus grand nombre souhaité une réaction immédiate.
F. LÉOTARD : C'est très réconfortant mais il faut savoir que cela peut juger rapidement, cela ne voudra pas dire qu'on change de politique. Les Français peuvent avoir d'autres avis, demain, et il faudra maintenir très fermement le cap parce que nous sommes engagés dans une partie de bras de fer avec des gens qui ne respectent aujourd'hui que la menace, il faut donc maintenir cette menace jusqu'au bout.
A. SINCLAIR : La menace précisément, ou les Serbes cèdent ou ils ne cèdent pas. S'ils cèdent, on peut se dire : « On aurait pu montrer du muscle plus tôt », c'est ce qu'on disait tout à l'heure ; s'ils ne cèdent pas, que se passe-t-il ?
Nous allons regarder cette photo, qui est une photo aérienne, nous ne dirons pas où elle a été prise parce que c'est un secret-défense…
F. LÉOTARD : … J'ai accepté qu'on vous montre cette photo mais elle n'a pas de conséquences militaires. On voit très clairement…
A. SINCLAIR : … C'est à quelques kilomètres de Sarajevo.
F. LÉOTARD : C'est à quelques kilomètres de Sarajevo, nous faisons cela tous les jours, bien entendu. Il faut que les Serbes sachent, bien sûr ils nous écoutent, que nous savons tout cela.
Voilà des canons de 230, voilà des canons de 155, nous avons tout cela en permanence…
A. SINCLAIR : … Tout cela est très proche, à quelques mètres ?
F. LÉOTARD : Oui, une centaine de mètres, cinquante mètres et, ici, 20 à peu près… nous voyons les hangars et les stocks de munitions qui sont là…
A. SINCLAIR : … Les stocks de munitions que nous voyons très bien là…
F. LÉOTARD : … Nous avons donc tout cela en permanence…
A. SINCLAIR : … Ce sont des photos très précises puisque nous apercevons même les rares vaches qui sont encore dans les champs.
F. LÉOTARD : C'est simplement pour monter que les forces actuelles, y compris des avions français, prennent en permanence les photos qui nous sont nécessaires, que les objectifs ont été déterminés. Il faut que chacun sache que nous avons tout cela et que, bien entendu, nous saurons en faire usage.
A. SINCLAIR : Quand il s'agit de bombardement des pièces d'artillerie, ce sont donc bien ces pièces d'artillerie qu'on voit et qui sont à peut près… Combien, 250-300 ?
F. LÉOTARD : Entre 250 et 300, si vous ajoutez à ces pièces qui sont vraiment de l'artillerie lourde des mortiers de 120 ou des mortiers de 80…
A. SINCLAIR : … Qui, là, ne sont repérables ?
F. LÉOTARD : Qui sont très difficiles à déceler parce que ce sont des petites armes et c'est un mortier probablement de 120 qui a provoqué la tragédie du marché de Markele. Là, nous avons une catégorie d'armes, il n'y a pas les chars, par exemple, mais nous avons les mêmes images sur les chars, bien entendu.
A. SINCLAIR : François LÉOTARD, vous aviez demandé aux militaires d'éviter de parler, néanmoins vous avez accepté…
F. LÉOTARD : … J'ai souhaité que le Général COT puisse s'exprimer. Il n'est pas directement sous mon autorité, il est sous l'autorité du secrétaire général de l'ONU mais j'ai souhaité qu'il puisse s'exprimer car je crois à la partie médiatique de cette guerre, non pas du tout pour séduire mais pour expliquer, pour faire en sorte que les opinions des démocraties, — on dit toujours que les démocraties sont fragiles, je ne suis pas sûr, il faut que les gouvernements soient soutenus par l'opinion publique —, sachent ce qu'il en est. Un général français qui est actuellement à la tête de FORPRONU et qui exerce cette fonction avec beaucoup de talent et de courage doit pouvoir s'exprimer.
A. SINCLAIR : C'est-à-dire qu'il est à la tête de toutes les forces des Nations-Unies dans toute l'ex-Yougoslavie.
F. LÉOTARD : C'est un Général britannique qui a une fonction sous ses ordres en Bosnie-Herzégovine.
A. SINCLAIR : Général COT, vous êtes à Zagreb, en direct de Zagreb avec nous, je vous remercie beaucoup d'être là parmi nous.
A votre avis, sur le terrain, les Serbes ont commencé mais très timidement à remettre à la FORPRONU quelques pièces d'artillerie, pour vous, est-ce un encouragement ou trouvez-vous cela trop timide ? Nous avons parlé de 13 pièces d'artillerie il y a deux jours, aujourd'hui, par exemple, rien encore, le pronostic est-il plutôt optimiste ou pessimiste ?
Général COT : Si vous me permettez, avant d'entrer dans l'arithmétique des pièces de canon, je pourrais peut-être vous dire mon sentiment sur ce que vient de dire monsieur le ministre. Je pense que cette tragédie du 5 février a été un véritable traumatisme sur place, comme j'ai pu le constater le lendemain, et dans le monde entier. On a vu ses dessiner deux démarches :
La première dont vous allez beaucoup parler si j'ai bien compris. C'est celle de l'OTAN.
L'autre aussi est ce qui se passe sur place et, dès le lendemain, au travers des négociations que nous avons conduites immédiatement nous avons donc pu, avant même la décision de l'OTAN, obtenir un cessez-le-feu qui est respecté, la mise en place d'observateurs et le début du regroupement des pièces.
A. SINCLAIR : Et la mise en place des soldats de l'ONU.
Général COT : Je souhaite vivement que ces deux démarches soient complémentaires. J'ose espérer, je veux croire que cet obus de 120 sur la place du marché pourrait être le début d'un processus du Sarajevo de 1994 à l'envers ou, pour prendre un exemple plus proche de nous, d'Ouvéa.
Il me semble, comme vous l'avez très bien dit, que quand trop, c'est trop, sur le terrain, on doit comprendre qu'il faut sortir de l'absurde. Je considère que la démarche du NETO que je soutiens bien évidemment et celle que nous menons sur le terrain qui est de continuer à négocier avec détermination sont complémentaires.
A. SINCLAIR : Précisément, les négociations sur le terrain continuent. L'adjoint de Michael ROSE, qui est le général SOUBIROUS qui est un général français, était aujourd'hui à Pale pour négocier avec les Serbes. Que ressort-il de ces négociations aujourd'hui, pouvez-vous nous le dire ? Sommes-nous dans un processus qui va dans le sens de la remise de l'artillerie serbe à vos forces, aux forces de la FORPRONU ou a-t-on le sentiment qu'il y a de gros freinages ?
Général COT : Je pense que nous avons déjà pas si mal commencé puisque, comme je vous le dis, depuis trois jours le cessez-le-feu est tout à fait respecté mais il est vrai que les pièces que nous avons regroupées jusqu'à maintenant sont dans une proportion tout à fait négligeable par rapport au total dont disposent les Serbes, puisque nous avons aujourd'hui 20 pièces de canon ou anti-aériennes du côté serbe et 10 pièces du côté bosniaque.
Je pense que nous allons continuer et que, sans aucun doute, il faut que nous maintenions une pression et même que nous l'augmentions encore. C'est pourquoi je suis allé voir, hier, dans les montagnes du nord-ouest de la Bosnie, le général MLADICH qui est le chef des Serbes et de qui j'ai obtenu qu'il vienne lui-même à Sarajevo, mardi prochain, 15 février, à l'aéroport et je vais demander au général DELITJ qui est son équivalent chez les Bosniaques de venir aussi car je considère, en effet, que le niveau des négociations que dirige, en ce moment, le général SOUBIROUS est trop faible. Je suis heureux d'avoir obtenu que ces deux chefs se rassemblent, j'y serais moi-même avec le général ROSE, et nous avons bien l'intention de maintenir une forte pression.
A. SINCLAIR : Nous allons en profiter pour montrer précisément le plan de la ville de Sarajevo. François LÉOTARD, ici, c'est l'aéroport…
F. LÉOTARD : … Qui est tenu par les Français. Les trois emplacements français sont indiqués ici et les deux plus importants sont ces deux-là. Il y a d'ailleurs des bataillons français qui sont des troupes de marines à l'heure qu'il est, c'était jadis des légionnaires, avec d'autres bien sûr, ici, des commandos de l'air, par exemple, et un peu de logistique. Quand on se pose à l'aéroport, pour entrer dans la ville, il y a une partie qu'il faut franchir qui est tenue par les Serbes, il y a donc des points de contrôle entre l'aéroport lui-même et la ville.
Bien sûr, ici, c'est une zone musulmane, ici aussi. Ce qui s'est passé, le 5 février, c'est cette affreuse tragédie du marché de Markele près de la présidence et ce que nous sommes en train de faire, c'est d'implanter, — c'est vraiment une tâche très complexe —, des unités, qui sont françaises d'ailleurs, de l'ONU ici sur le mont Zuc, le fameux pont de Miljacka, c'est ici que cela s'est passé, c'est-à-dire une progression à terre par des forces qui viennent vers le quartier serbe. Il y a donc actuellement une sorte d'attitude à la fois militaire et politique qui consiste à desserrer l'étau qui entoure la ville de Sarajevo.
C'est quelque chose de très difficile, de très délicat, il faut le dire à l'honneur des militaires qui le font, en l'occurrence des Français, mais ailleurs ce sont d'autres Nations, c'est fait avec beaucoup de courage et beaucoup de dévouement.
A. SINCLAIR : Général, on se souvient de votre coup de gueule quand vous avez dit : « Nous sommes prêts pour une intervention militaire » et regrettant de ne pas avoir les moyens de riposter quand les forces des Nations-Unies étaient attaquées et en parlant même d'humiliation de vos soldats. Aujourd'hui, la situation vous paraît-elle plus claire ? Avez-vous l'impression que chacun est mieux dans son rôle ?
Général COT : Oui, j'avais aussi dit d'autres choses, c'est celle-là surtout qui a été retenue…
SINCLAIR : … C'est vrai !
Général COT : Je vous ferai noter que je viens d'avoir ce matin la décision du secrétaire général, monsieur BOUTROS-GHALI, de déléguer à monsieur AKASHI, sur le terrain, la décision d'emploi éventuel de l'appui aérien sur l'ensemble de la Bosnie-Herzégovine, donc je ne peut qu'être satisfait de cette action que j'ai conduite et je pense, en effet, que cela correspond davantage aux besoins de cette force qui est entrée, comme le disait monsieur le ministre, dans une situation de plus en plus difficile.
A. SINCLAIR : Cela se ferait-il à votre demande, c'est-à-dire qu'à la demande de la FORPRONU monsieur Akashi serait saisi et donc lui autoriserait la frappe ? Comment cela se passe-t-il exactement ?
Général COT : C'est exactement comme cela que ça se ???? oui. Je demanderai l'emploi de l'aviation aussi bien pour l'ensemble de la Bosnie, comme je viens de vous le dire, que dans l'affaire de Sarajevo aujourd'hui et je soumettrai cette demande à Monsieur Akashi qui prenant en considération les éléments qui sont les siens déciderait lui-même, ce qui permettrait de gagner beaucoup de délais, c'est-à-dire que nous pourrions passer de l'ordre de trois heures, délai que nous avions vérifié au travers de nos exercices jusqu'à maintenant, à la moitié à peu près, peut-être moins. Donc, c'est une décision très importante, en effet.
A. SINCLAIR : Question à François LÉOTARD et aussi, à vous, général COT : que se passe-t-il si le retrait est incomplet, c'est-à-dire si on voit, que chaque jour, il y a un petit contingent ou pas de contingent du tout d'artillerie remise à la FORPRONU et si, au bout du compte, à la fin de l'ultimatum, on arrive à 80 pièces d'artillerie ou 120 sur les 250 ? Frappe-t-on ou ne frappe-t-on pas ?
F. LÉOTARD : Il faut d'abord que tout le monde sache, et, donc les Serbes en l'occurrence, que notre détermination est totale et que nous avons la volonté de réussir cette opération. Si les conditions qui ont été posées par la décision de Bruxelles n'étaient pas satisfaites, bien sûr, le terme qui est utilisé dans cette résolution est : « les batteries sont exposées à des tirs », c'est à nous qu'il appartiendra de juger le moment, la forme de ces tirs, de ces frappes.
A. SINCLAIR : C'est-à-dire éventuellement de reculer l'ultimatum ?
F. LEOTARD : Non, au contraire, dans la décision de l'OTAN, il est indiqué très clairement, ce qui est rare dans ce type de décision, qu'il n'y sera accordé aucune prolongation de délai. Le 20 au soir, il faut bien que tout le monde s'attende à ce qui peut se passer. Ce que dit le général COT est parfaitement exact, nous ne sommes pas comme ça à l'extérieur, nous sommes également à l'intérieur du site, du théâtre comme on dit, il y aura donc une concertation très étroite avec les forces qui sont sur place, ici, le général ROSE, le général SOUBIROUS, le général COT, bien sûr, qui aura la maîtrise des choses. Cette concertation permettra de voir comment les soldats au sol se dirigent vers les batteries, les ordres qui leur seront donnés, les réactions de ceux qui ne voudraient pas s'y soumettre et, à ce moment-là, les décisions qui devraient être prises, mais personne ne doit douter de notre détermination, il faut qu'elle soit tout-à-fait claire pour ceux qui nous entendent.
A. SINCLAIR : Général, il y a quelque chose qui inquiète un peu ici : les armes serbes sont entreposées dans la caserne de Lukevitja, c'est-à-dire à deux pas du contrôle serbe, il y a déjà eu des précédents où les Serbes se sont rendus maîtres des armes qui étaient très près de chez eux, entreposées à leur disposition. Ne faudrait-il pas que ces emplacements soient sous le contrôle des forces de l'OTAN et hors d'atteinte surtout des forces serbes ?
Général COT : Tout est possible, même si elles sont toutes retirées au-delà du cercle des 20 kilomètres, on pourrait dire qu'on pourrait les ramener ultérieurement, je pense que c'est déjà un pas. D'ailleurs, je précise que, dans ce qui a été décidé, il ne s'agit pas seulement du retrait au-delà du cercle des 20 kilomètres mais aussi et du regroupement, à l'intérieur de ce cercle de 20 kilomètres, du moment que ces regroupements sont placés sous le contrôle de l'ONU. Je pense que ce sont des garanties correctes.
A. SINCLAIR : Aujourd'hui, les Serbes demandent, notamment le général Milovanovic qui est le chef d'état-major des forces serbes en Bosnie, que vous assuriez le contrôle de l'infanterie musulmane à Sarajevo. Est-ce envisageable, était-ce dans l'accord, c'est-à-dire qu'il demande une autre garantie, supplémentaire ?
F. LÉOTARD : Ce n'est pas sur le même plan, il faut d'abord que les éléments d'artillerie lourde qui sont autour de Sarajevo se regroupent ou reculent, comme on vient de le dire, cela est d'abord notre objectif. Bien entendu, il n'est pas question que les forces musulmanes en profitent pour occuper des terrains qui auraient été ainsi libérés et c'est là où, voyez-vous, le jeu est extrêmement complexe de la force sur le terrain, c'est une sorte de mikado en situation de guerre, c'est-à-dire qu'il faut enlever un par un les outils de mort qui sont autour de Sarajevo, en même temps assurer la présence physique sur le terrain des soldats, rassurer la population, ce qu'a fait hier le général ROSE en allant dans les rues, ce que nous faisons tous les jours, ce que font nos soldats et, en même temps, veiller à ce que ceux qui sont à l'intérieur du siège ne profitent, parce que ce serait de nouveau perçu comme étant un élément de violence ou d'agressivité, par de la situation pour regagner un terrain qu'il faudra, alors, placer sur le plan diplomatique et sur le plan politique.
Ce qui est important dans ce que nous disons à l'instant, c'est qu'il n'y a pas, à proprement parler, de solution militaire dans cette affaire, on parlera, je l'espère, du plan de paix, des solutions politiques et diplomatiques, mais tout le monde comprend bien que nous sommes dans un état, une situation où il n'y a pas de solution, à proprement parler, militaire.
A. SINCLAIR : Dernière question, Général, on dit que les frappes aériennes ne servent pas à grand-chose s'il n'y a pas suffisamment d'hommes sur le terrain pour occuper, c'est ce dont nous parlions à l'instant, les positions anciennement tenues par les forces serbes. Y a-t-il quelque chose de changé dans ce raisonnement ou était-il faux ? Ou, aujourd'hui, dites-vous : « En effet, nous avons besoin de plus d'hommes » et vous réclamez des hommes ?
Général COT : Je pense que le schéma que vous venez de décrire, à savoir, on fait des frappes aériennes et on doit réoccuper le terrain, est trop fortement influencé par l'affaire du Golfe, cela a été en gros ce schéma. Là, en effet, nous n'avons pas les moyens de reconquérir, au sens militaire du terme, ce qui aurait été liquidé du côté serbe. Je crois d'ailleurs que ce n'est pas l'objectif, nous n'avons pas les moyens de le faire et, comme l'a dit monsieur le ministre, nous ne sommes pas dans une configuration de guerre, nous sommes pas dans une configuration de guerre, nous sommes là pour assumer le contrôle de ces armements. Je suis convaincu que la pression est assez forte pour que cela se fasse mais je ne crois pas qu'on puisse parler d'opération militaire, de reconquête d'un terrain qui aurait été en quelque sorte dégagé par des frappes aériennes. C'est un raisonnement qui ne convient pas à la nature de la force ni à son mandat, comme l'a dit monsieur le ministre, tout à l'heure, au début de cette émission.
A. SINCLAIR : François LÉOTARD, je vous pose la même question parce que cela a été souvent un argument des politiques, y compris du Gouvernement aujourd'hui, en disant : « Nous, la France, nous avons fait le maximum mais nous ne sommes pas assez nombreux sur le terrain parce que les autres pays ne nous ont pas suffisamment suivis » ?
F. LÉOTARD : Oui, bien sûr, mais permettez-moi de dire un mot sur ce que vient de dire le général COT qui a parfaitement raison : nous sommes dans une situation totalement inverse par rapport à la guerre du Golfe. Je rappelle que, pendant la guerre du Golfe, nous étions en kaki, si j'ose dire, et non pas en blanc et en bleu, nous avions un front, un vrai front, il y avait un adversaire désigné, etc. Là, nous ne sommes pas en situation de guerre, nous n'avons déclaré la guerre à personne, nous sommes peints en bleu, c'est-à-dire que nous sommes des hommes de paix et, en fait, il y a la situation de Sarajevo reproduite ailleurs, avec d'autres éléments, ethniques ou religieux, différents. Je crois qu'il faut bien mesurer cela.
A la question précise que vous posez : faudra-t-il davantage d'hommes pour contrôler la zone des 20 kilomètres ? La réponse est, hélas, « oui ». Je dis « hélas » parce que nous avons fait, nous un gros effort et que nous n'entendons pas ajouter encore à cet effort tant que d'autres ne le feraient pas. Bien sûr, les militaires eux-mêmes estiment de l'ordre de 1 500 la force qui devrait être ajoutée pour contrôler davantage le terrain, en sachant, encore une fois, que nous ne sommes pas dans une situation d'affrontement, militaire, ce qui rend les choses très complexes.
A. SINCLAIR : Toute dernière question, général COT, et je vous libère : avez-vous le sentiment qu'on a surestimé la capacité de riposte des Serbes ou est-elle très forte, même après des frappes aériennes, et craignez-vous, notamment, pour les populations civiles et pour vos soldats ?
Général COT : On connaît la capacité des Serbes, les Serbes ont hérité du matériel de la JNA, comme vous le savez. Je ne sais pas comment on pourrait estimer aujourd'hui ce qui resterait des canons après les frappes aériennes, cela nous amènerait trop loin dans le débat, mais je pense que les Serbes ont, en effet, des moyens de rétorsion non pas seulement autour de Sarajevo mais dans l'ensemble de la Bosnie, en particulier sur l'aide humanitaire, ce qui est une autre question. Il est certain que, là, il y a une certaine contradiction qu'il faudra assumer entre le mandat en Bosnie-Herzégovine qui est essentiellement, pour ne pas dire totalement humanitaire et la nouvelle attitude dans laquelle nous allons être placés aujourd'hui. C'est un véritable problème.
F. LÉOTARD : Il faut bien comprendre, Anne SINCLAIR, que le jour même où ces opérations aériennes commenceraient, si elles devaient commercer, l'aéroport serait fermé. Actuellement, 80 % de l'alimentation de Sarajevo vient de l'aéroport, donc nous serions dans une situation tout-à-fait différente et très difficile à gérer. Il y a actuellement de l'ordre de 3 000 hommes sur ce site dont plus de 2 000 sont Français, ce serait une situation complexe.
A. SINCLAIR : Général, merci beaucoup d'avoir été avec nous en direct de Zagreb. Je vous rends à vos hommes, à vos bataillons et à votre mission qui devient très compliquée dans les semaines qui viennent. Merci beaucoup d'avoir été là et bonne chance.
Général COT : Merci, Madame.
A. SINCLAIR : François LÉOTARD, dans un instant la parole sera au président bosniaque, IZETBEGOVIC, et à notre envoyé spéciale, Isabelle BAYANCOURT, que est à Sarajevo.
On vous retrouve bien sûr dans un instant, François LÉOTARD, pour parler de la suite.
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A. SINCLAIR : 7 sur 7 est consacré ce soir à un « Spécial Bosnie » en présence de François LÉOTARD et nous avions le général COT, toute-à-l'heure, en direct de Zagreb.
Avant de parler de l'ensemble du problème bosniaque, je voudrais vous faire entendre la voix du Président de ce pays, Alija IZETBEGOVIC. Ce pays qui a trop souffert, comme il a été dit hier, à l'ouverture des jeux olympiques de Lillehammer. Il ne parle pas souvent, il n'a pas parlé depuis l'ultimatum, il a accepté de le faire pour l'équipe de 7 sur 7 qui est sur place et il l'a fait en français.
M. IZETBEGOVIC : Chers amis français,
La France de la résistance vient de montrer à Sarajevo le chemin de l'honneur et du courage. J'en remercie les autorités françaises et le peuple français. Hélas, il aura fallu des dizaines, des milliers de morts pour que la conscience européenne se réveille.
Je veux croire que ce n'est pas un simple sursaut et que l'Europe, désormais, va défendre pleinement un des peuples qui la constitue et les valeurs qui la fondent. Mais si un ultimatum a été lancé aux Serbes de retirer leurs canons, sachez bien que le siège de Sarajevo, lui, n'est pas élevé. A 500 mètres d'ici, sur le mont Tribovic, des tireurs, depuis deux ans, tuent chaque jour des enfants, des femmes, des passants, tout un peuple innocent.
Malgré le retrait de leurs canons, les Serbes continuent d'encercler 300 000 hommes et femmes. Un premier pas a été fait mais ne nous rend pas la liberté. Il faut que d'autres pas soient faits à Sarajevo et ailleurs pour que nous puissions enfin revivre.
Gorazde, Mostar, Zepa, Srebrenica et les autres villes sont encerclées, affamées depuis des mois, toutes sont bombardées. Va-t-on sauver Sarajevo et pas ces villes ?
Si l'Europe et la Communauté internationale font véritablement reculer autour de Sarajevo, s'arrêteront-ils là ? Considèreront-ils avoir assez fait pour la Bosnie-Herzégovine ? Nous, en Bosnie-Herzégovine, nous résistons à un nouveau fascisme. Ce fléau ne menace pas seulement mon pays, il peut, demain, envahir l'Europe et l'ex-URSS. Les Serbes vont-ils obtenir par les négociations ce qu'ils n'ont pas pu arracher par la guerre ? La fin de la Bosnie, leur conquête reconnue et l'absolution de leurs crimes ?
Amis Français, je vous demande de continuer votre soutien pour la liberté de Sarajevo et de la Bosnie-Herzégovine toute entière.
Merci.
A. SINCLAIR : François LÉOTARD, c'était l'appel émouvant d'Alija IZETBEGOVIC qui parlait, si on regarde la carte, de la présidence, à quelques pas où était le marché, il parlait des montagnes qui sont à 500 mètres…
F. LÉOTARD : … Tout près. En fait, les armes serbes sont à quelques centaines de mètres.
A. SINCLAIR : Il dit « merci à la France » mais ce n'est pas tout, d'abord, il y a les autres villes de la Bosnie qui sont assiégées. Va-t-on en rester là et considérer que les Serbes auront fait l'effort maximum pour ne plus rien leur demander d'autres ?
F. LEOTARD : Je crois qu'il y a deux choses importantes dans ce qu'a dit le Président IZETBEGOVIC :
La première est que, actuellement, au moment où nous parlons, la poche de Bihac qui est une poche musulmane à peut près de la même population que Sarajevo mais plus importantes en territoire est bombardée par les Serbes aussi.
A. SINCLAIR : Une grosse offensive serbe.
F. LÉOTARD : Il y a Tuzla qui est également bombardé. Puis, il y a, hélas, des poches qui sont encerclées par des Bosniaques musulmans dans lesquelles sont des Croates où l'on fait subir à la population civile le même sort que celui que subit la population de Sarajevo. Ceci est la première chose et il est très important que tout le monde la comprenne.
La deuxième chose, c'est pour les Français que je voudrais dire cela : Monsieur IZETBEGOVIC a parlé de la France, cela m'a touché, parce qu'il a parlé de la France de la résistance, je crois qu'il faut que les Français comprennent que ce que nous défendons, ce n'est pas toujours uniquement notre territoire, c'est aussi des valeurs, c'est la dignité de l'homme, une certaine conception de l'être humain, de la femme, de l'enfant. En d'autres termes, je crois que c'est à l'honneur de la France que de ne pas être, aujourd'hui, uniquement à défendre son territoire qui n'est pas menacé mais sa place dans le monde, son rayonnement, un certain nombre de valeurs qui sont celles de la République.
Il n'y a pas un seul pays en Europe qui soit fondé sur une base éthique ou religieuse et ce que nous défendons là-bas, c'est un peut cela aussi : une certaines conception de la République au sens le plus général du terme.
A. SINCLAIR : À la première question que vous évoquiez là en disant : « il y a d'autres endroits, vous parliez de Bihac, les emplacements de ces différentes poches », quelle est la réponse à cette question ?
F. LÉOTARD : Cela veut dire que les autres Européens, la Communauté internationale fasse le même effort que celui qu'a fait la France. Nous sommes maintenant près de 9 000 soldats français sur l'ensemble du théâtre, si j'ose dire, dans l'Adriatique, sur le Danube, à Zagreb, à Sarajevo. Nous sommes le pays qui a fait le plus gros effort.
A. SINCLAIR : 9 000 sur…
F. LÉOTARD : … Sur maintenant presque 30 000 à peu près, il y a 30 nations qui sont présentes. Nous sommes donc le pays qui a fait le plus gros effort, il faut que les autres fassent cet effort, nous avons souhaité cela, bien sûr, des États-Unis mais aussi et surtout des Européens. C'est aux Européens à comprendre que c'est en partie leur avenir qui se joue sur ce territoire.
A. SINCLAIR : Peut-être un élément d'espoir, nous avons appris toute-à-l'heure que les forces serbes bosniaques auraient accepté, — je dis bien « auraient », il faut être prudent —, de placer leur artillerie en batterie autour de Sarajevo sous le contrôle de la FORPRONU, ce serait annoncé par le vis-ministre russe des affaires étrangères.
F. LÉOTARD : J'ai évoqué cette question avec les Russes quand j'y suis allé la semaine dernière, je crois qu'ils peuvent jouer un rôle très important en faisant la pression nécessaire sur les Serbes, je pense qu'on peut y arriver.
A. SINCLAIR : Avant de terminer l'émission, en montrant ce qu'il peut advenir de la paix demain sur l'ensemble de la Bosnie et sur quel schéma, nous allons rejoindre Sarajevo. Isabelle BAYANCOURT et Manuel JOACHIM sont allés, ce matin, rendre visite à une famille, comment vit-elle dans ces journées entre la guerre et peut-être, peut-être seulement, la paix.
Reportage.
A. SINCLAIR : Isabelle BAYANCOURT, vous avez fait de nombreux séjours à Sarajevo, vous connaissez bien la ville et c'est pourquoi je vous ai demandé pour 7 sur 7 de bien vouloir y retourner.
Pouvez-vous nous dire quel est le sentiment qui domine en ce moment, ces jours-ci, aujourd'hui même, ce dimanche, à Sarajevo, ont-ils l'impression qu'ils vont peut-être un peut sortir de l'enfer ?
I. BAYANCOURT : Aujourd'hui, ils sont dans un sentiment qui pourrait s'appeler entre ni paix - ni guerre, c'est-à-dire, effectivement, on a pu apercevoir en se promenant dans la ville de Sarajevo quelques signes, quelques frémissements d'espoir, c'est-à-dire que les gens ne courent plus, par exemple, au carrefour parce qu'ils craignent moins les francs-tireurs qui descendaient pas mal de monde tous les jours. On a le sentiment de gens qui se promènent un petit peu plus, ils sont dans les rues mais, en même temps, il y a une angoisse, on a l'impression que la population se raccroche à quelque chose. Elle sait qu'il va se passer quelque chose mais elle ne sait pas très bien définir quoi. Le mot « espoir » est un mot qui, pour nous, signifie bien quelque chose, un mot extrêmement cartésien et pour cette population qui vit depuis 23 mois entre les caves, les bombardements et le rythme des massacres, elle ne sait pas si elle peut déjà appeler cela « espoir ». En plus, elle ne voit pas très bien ce que sera l'avenir de Sarajevo.
A. SINCLAIR : Vous disiez toute-à-l'heure que les gens commençaient à ressortir un peu dans la rue, on a vu beaucoup de reportages avec ces enfants d'une pâleur de cire qui étaient enfermés dans ces caves depuis des mois, aujourd'hui ressortent-ils un peu plus sans crainte ? Le marché de Markele est fermé, vous le disiez à l'instant dans ce reportage, y a-t-il d'autres marchés ouverts ? Les snippers sont toujours là mais ils se taisent provisoirement, mais ils sont toujours là ?
I. BAYANCOURT : C'est sans doute l'impression de la population. Effectivement, il y a ce calme étrange qui règne sur la ville, c'est ce que je vous disais, on n'entend pas le bruit des snippers, sans doute ne se sont-ils pas tous retirés ? Il y a aussi des enfants dans la rue, plus d'enfants, mais on ne peut pas dire que l'on voit des enfants jouer, il y a encore une extrême prudence dans la ville, il n'y a pas de sourire sur les lèvres, pas de sourire sur les visages, on attend.
Par exemple, le quotidien qui est sorti pendant tout le temps de la guerre et qui continue à sortir donne le ton dans ses éditoriaux, il dit bien : « Rien n'est gagné, rien n'est joué, Sarajevo peut-être, mais qui du reste, effectivement, de la Bosnie ? », vous l'avez évoqué tout-à-l'heure avec le Ministre.
Pour l'instant, le siège existe toujours, les gens ne sortent pas de la ville et, cela, on ne peut pas l'oublier. Bien sûr, les Casques Bleus se déploient sur plusieurs positions pour l'instant, ils sont toujours enfermés. C'est un petit peu comme si la ville était sous cloche.
A. SINCLAIR : Croient-ils un peu plus à la détermination des Occidentaux ? On sait qu'ils en ont voulu beaucoup à l'Europe et à l'Occident en ayant le sentiment que l'Occident les laissait tomber, et même après le massacre au marché de Markele, il ne faisait pas très bon d'être Européen et de s'y promener parce qu'on était pris à parti. Ont-ils le sentiment que, cette fois, quelque chose est en marche pour les aider à sortir du drame ?
I. BAYANCOURT : On leur parle beaucoup de détermination, Michel ROSE s'est promené hier dans les rues pour prendre un petit peu le pouls de la population et peut-être même pour essayer de faire disparaître ce cynisme qui existe vraiment dans la population. Elle est un petit peu comme Saint-Thomas maintenant, elle attend de voir, de toucher pour vraiment y croire parce que, au fond, cette population a été échaudée par de nombreux cessez-le-feu, de nombreuses promesses et on peut la comprendre.
A. SINCLAIR : Isabelle, merci. Merci d'avoir été là-bas, de nous avoir envoyé ces images. Je crois qu'on vous retrouvera dans plusieurs journaux de TF1, merci beaucoup.
François LÉOTARD, même si le siège de Sarajevo s'interrompt, rien ne sera réglé en Bosnie, je voudrais qu'on regarde cette carte, cela était d'abord une carte de l'ancienne Yougoslavie, avant le déclenchement des hostilités, pour voir l'imbrication formidable des différentes populations.
F. LÉOTARD : On s'aperçoit que les zones de conflit qui ont été au début même du conflit, en 1991, par exemple, c'était, ici, Vukovar, cela a été un peu Zagreb, cela a été ensuite Bihac, cela a été ici pour la côte Dalmate, Dubrovnik. On voit bien que les conflits sont un peu partout sur cette carte et que la mosaïque de peuples que représente cette partie des Balkans, Yougoslavie veut dire « Slaves du Sud », c'est-à-dire des Slave qui sont méridionaux avec une influence islamique qui est venue des Turcs, cette partie de territoire européen, du continent européen est très morcelée en termes ethniques.
Ceux qui croyaient encore, et j'espère qu'il en reste, que ce n'était pas l'ethnie qui devait déterminer la façon de vivre ensemble, notamment à Sarajevo qui était un peu la capitale de la pluralité raciale et religieuse, ethnique et religieuse, malheureusement, ceux-là ont été combattus par ceux qui voulaient la purification ethnique, qui est un mot affreux.
A. SINCLAIR : L'idée de la Bosnie multi-ethnique est abandonnée. Aujourd'hui, tout le monde s'est résigné à l'idée, alors là, c'est une carte de la Bosnie un peu plus détaillée où l'on voit bien, ce sont les dernières positions de combat, les forces serbes…
F. LÉOTARD : … Les zones où il y a des combats actuellement.
A. SINCLAIR : Bihac dont vous parliez toute-à-l'heure qui est éloigné de la Bosnie centrale…
F. LÉOTARD : … Il y a 300 000 personnes qui sont des musulmans et qui sont encerclés par les Serbes de Krajina et les Serbes de Bosnie. La frontière de la Bosnie est ici.
A. SINCLAIR : Les villes en blanc entouré de noir, ce sont les zones protégées par la Nations-Unies.
F. LÉOTARD : En juin dernier, l'ONU a déclaré six zones protégées, c'est ce que nous sommes en train d'essayer de faire appliquer pour Sarajevo mais il faut le faire pour les autres également.
A. SINCLAIR : Dont parlait d'ailleurs le président IZETBEGOVIC, il parait de Gorazde, Zepa, Srebrenica où l'on se souvient de l'action exemplaire du Général MORILLON…
F. LÉOTARD : … et puis Tuzla où nous voudrions ouvrir un aéroport qui permettrait à l'aide humanitaire de toucher le nord de la Bosnie et, là aussi, les Serbes pour l'instant s'y opposent, je souhaite, pour ma part, qu'on puisse faire en sorte que la force de protection aérienne puisse également s'appliquer à Tuzla pour que nous puissions rouvrir l'aéroport de Tuzla et faire parvenir l'aide humanitaire dans cette partie de la Bosnie.
A. SINCLAIR : Comment partage-t-on une mosaïque de peuples en différentes républiques ?
F. LÉOTARD : Les diplomates travaillent beaucoup, notamment la diplomatie française. Il y a eu vraiment, depuis plusieurs mois, des initiatives françaises en permanence sur le plan diplomatique et sur le plan militaire, c'est extraordinairement difficile. Il faut essayer de ne pas donner aux Serbes cet avantage de la violence qui a été la leur au début…
A. SINCLAIR : … Ils ont l'avantage de la violence parce que, aujourd'hui, c'est le plan de partage reproduit à peu de choses près, la zone des combats telle qu'on aurait aimé la geler.
F. LÉOTARD : C'est cela. La thèse que défendent les Bosniaques musulmans, c'est-à-dire cette partie verte, ici, c'est d'une part de toucher la Save qui est ici, qui est un fleuve navigable, qui leur permettrait d'avoir un apport en marchandises, en marché, et d'aller vers la mer. On voit bien que c'est extraordinairement difficile…
A. SINCLAIR : … Il faut traverser la Croatie.
F. LÉOTARD : Il faut traverser la Croatie, la Croatie étant la bande bleue claire, la partie bleu sombre est une partie de la Bosnie qui est actuellement occupées par des Croates mais la frontière de la République de Bosnie est ici. Les musulmans essaient d'aller vers la mer pour avoir un port qui leur permet de s'approvisionner et vers le nord sur la Save. C'est extraordinairement difficile et c'est une de leurs demandes diplomatiques.
A. SINCLAIR : Pourrait-on justement faire cette concession aux Bosniaques de leur accorder dans un plan de paix révisé, c'est un peu ce que souhaitent les Américains, c'est-à-dire que le plan de paix soit révisé en faveur des Bosniaques et, notamment de leur permettre cet accès à la mer, cet accès à la Save.
F. LÉOTARD : Cette demande n'est pas illégitime, simplement l'Union européenne a développé un plan maintenant, c'est ce à quoi se sont à peu près accordées les trois parties en présence. Il faut partir de là maintenant en essayant de le perfectionner, de l'améliorer, ce que nous demandent les Américains, pour faire en sorte qu'il n'y ait pas une solution injuste. Toute injustice dans cette partie du monde, du continent européen en tout cas, développerait de nouvelles violences.
A. SINCLAIR : Ou trop injuste.
F. LÉOTARD : Ou trop injuste. Cette demande doit être examinée mais elle est très difficile puisque la Croatie a déjà dit que, jamais, elle n'accepterait que son territoire dalmate soit occupé. Au nord, bien sûr, les Serbes s'opposent à ce que ce corridor qui fait 8 kilomètres environ soit coupé lui aussi.
A. SINCLAIR : Il faut rappeler que le plan de paix prévoit toute cette zone de la Bosnie découpée entre trois républiques, serbe croate et bosniaque musulman…
F. LÉOTARD : … En sachant qu'il y a des enclaves, ces trois enclaves-là qui sont à l'est de la Bosnie, qui sont musulmanes et qui sont en Bosnie.
A. SINCLAIR : Sous une confédération plus ou moins large.
F. LÉOTARD : Il faut bien voir le plan de paix comme un point de départ, c'est-à-dire que l'idée simple est le respect des frontières internationales qui ont été reconnues par la Communauté internationale de la Bosnie et la coexistence, à l'intérieur de ce territoire, de ces populations. Cela est vraiment quelque chose que nous pouvons espérer et pour laquelle il faut faire pression. Car on ne peut pas imaginer des États qui seraient antagonistes, ayant cette forme-là, ce n'est pas concevable, vous aurez des multitudes de corridors et, nous, Européens, nous savons ce que c'est depuis la dernière guerre. Il faut donc, à tout prix, que ces peuples-là s'entendent pour coopérer sous la forme d'une fédération qui puisse échanger leurs marchandises, qui puisse échanger les populations, qu'il n'y ait pas une multitude de ghettos qui seraient autant de lieux de violences, comme on l'a dit quelquefois de « bande de Gaza », d'où pourraient venir des actions de terrorisme ou de désespoir.
C'est une tâche très difficile pour les diplomates. Je crois qu'il faut que les opinions publiques poussent dans ce sens et que, bien sûr, on ne fonde pas ce traité de paix sur une injustice.
A. SINCLAIR : La spécificité, François LÉOTARD, de cette guerre dans l'ex-Yougoslavie n'est pas seulement une guerre civile avec toutes ses horreurs, et le siège de Sarajevo est une épouvantable guerre civile, mais c'est aussi la première fois, depuis 50 ans, qu'on a vu une tentative de purification ethnique, c'est-à-dire des villes, des villages entièrement massacrés, pillés ou violés où en tout cas des habitants ont été déportés dans d'autres zones pour qu'il y ait des zones homogènes. Cette politique a été pratiquée par les Serbes en premier.
F. LÉOTARD : C'est cela qu'il faut refuser à tout prix.
A. SINCLAIR : Et on a accepté cette purification ethnique.
F. LÉOTARD : Nous avons revu depuis deux ans des charniers, des camps de la mort, des viols systématiques de femmes, des enfants pris pour cible, les 200 000 morts que j'évoquais, les 4 millions de réfugiés, tout cela, ce sont des images que nous avions voulu chasser du territoire européen, en tout cas, depuis 1945, il ne faut pas l'accepter. Il faut que nous disions que le plan de paix n'est qu'un point de départ parce que nous ne pouvons pas penser qu'en Europe nous construisions des États sur une base ethnique ou religieuse. Aucun autre État, en Europe, ce n'est pas le cas de l'Allemagne, ce n'est pas le cas de la France, bien sûr de la Grande-Bretagne, de l'Espagne, n'est fondé sur une base ethnique ou religieuse, aucun.
A. SINCLAIR : Quand vous dites : « On ne peut pas l'accepter, aucun autre État n'est fondé sur cette base-là », de fait, la situation en Bosnie serait fondée sur cette basse-là ?
F. LEOTARD : La vérité est qu'il faut faire toute une pédagogie. Avez-vous, aujourd'hui, des Français, des Italiens, des Espagnols qui sont prêts massivement, dans une guerre, à mourir pour que, de nouveaux, on rétablisse la situation intérieure ? C'est cela la difficulté, il ne faut pas se cacher, elle est devant nous, soyons très lucides.
Ce qu'il faut donc, c'est partir d'un point de départ, accepté par les uns et par les autres, et essayer ensuite de faire en sorte que cela ne soit pas des frontières, qu'il y ait une frontière extérieure de la Bosnie, tout le monde le conçoit, mais cela, non. Et cela va être le plus difficile, c'est-à-dire qu'il y ait un ensemble, une fédération de peuples qui soient, bien sûr, ethniquement différents, qu'on a rendu différents d'ailleurs par la haine, mais qui doivent coopérer, échanger, commercer ensemble. C'est cela le plus difficile. Cela ne dépend pas que de nous, cela dépend aussi d'eux-mêmes.
Je crois qu'il y a suffisamment de gens sur le terrain qui le veulent, le souhaitent. Vous avez vu ces intellectuels qui ont manifesté, vous avez vu beaucoup de femmes et d'hommes de bonne volonté, d'autant plus que, maintenant, ce sont les chefs de guerre qui font la loi, ceux-là, il faudra les mettre hors d'état de nuire petit-à-petit, ce n'es pas simplement les Serbes de Belgrade, ce sont aussi les petits chefs, les petits coqs de village qui, ici ou là, bloquent les convois, attaquent les uns et les autres, violent et tuent. C'est cela aussi qu'il faut bien sûr regarder.
A. SINCLAIR : Élargissons un petit peu le problème à l'ensemble de l'Europe de l'Est, on a vu le sinistre JIRINOVSKI, aujourd'hui, prêt à envoyer des bataillons de volontaires se battre en Serbie. JIRINOVSKI naturellement, n'a pas le pouvoir mais est-ce que les nationalistes qui l'excitent ne vont pas amener Boris ELTSINE, justement, à prendre en compte ce nationalisme exacerbé en Russie ?
F. LÉOTARD : Un des aspects de cette crise est que ce sont des Slaves et, notamment, les Serbes sont des Slaves orthodoxes, qu'il y a une sorte de fraternité humaine, intellectuelle avec les Russes. Le Président ELTSINE a affaire à une opposition que vous avez citée, qui est dans l'opposition ? C'est JIRINOVSKI, très nationaliste, chauvine, xénophobe et fasciste, il ne faut pas dire autre chose parce que c'est malheureusement ce qui détermine, définit le mieux ses prises de position.
Nous devons à la fois aider ELTSINE à résister à cette opposition nationaliste, ne pas donner prise à une attitude antirusse ou anti-slave qui n'a pas lieu d'être d'ailleurs, a fortiori pour la France, et nous devons en même temps veiller à ce que ces poisons, cette peste-là que l'Europe a connu il y a 50 ans, ne se développe pas comme, malheureusement, c'est le cas, actuellement, à Belgrade. Comment qualifier autrement les gens qui sont actuellement en Belgrade et un certain nombre de leurs comparses en Bosnie ?
Il faut bien que les démocraties veillent à ce que leur patrimoine de valeur, le respect de l'homme, les élections, le droit d'aller et de venir, la dignité de l'être humain, tout cela soit défendu ici. Si ce n'est pas défendu ici, comment voulez-vous que ce soit défendu ailleurs ?
A. SINCLAIR : Si cela est défendu ici, justement, cela ne crée-t-il pas un précédent européen ? Que ferons-nous le jour où telle ou telle minorité en Russie ou en Europe de l'Est, ailleurs, sera soit opprimée, soit oppresseur ?
F. LÉOTARD : Monsieur BALLADUR a pris une initiative, le premier ministre français a pris une initiative que je trouve tout-à-fait exemplaire de ce que peut être la position française et j'allais dire l'intelligence de la France dans cette partie de l'Europe, qui s'appelle un plan de stabilité, un pacte de stabilité qui consiste à examiner, avant même les crises, en termes de prévention, le problème des frontières et le problème des minorités.
Ici, vous avez le problème des frontières et le problème des minorités, le faire en amont, je pense à toutes les minorités hongroises qui sont au nord, ici, et qui entourent en Hongrie mais qui ne sont pas en Hongrie, je pense à d'autres minorités bien entendu qui peuvent être…
A. SINCLAIR : … Au Kosovo qu'on ne voit pas ici qui est 90 % Albanais…
F. LÉOTARD : … On dit « minorité », en fait, ils sont une large majorité albanaise, c'est-à-dire musulmane, et 10 % à peu près de Serbes orthodoxes. Donc faire en sorte que ces problèmes de minorités et de frontières soient examinés par la Communauté internationale, avant même qu'elles ne s'expriment par la violence. Je crois que c'est une bonne attitude.
A. SINCLAIR : On pense aussi à ce qui peut se passer en Ukraine demain, à ce qui peut se passer en Crimée ?
F. LÉOTARD : Bien entendu, nous somme là devant un renouveau des nationalismes et des revendications ethniques ou, hélas, religieuses qui sont mortelles pour l'Europe. Nous avons combattu cela pendant des décennies et elles reviennent. Vous observerez que les limites, ici, sont des anciennes limites, qui sont très, très vieilles. La bataille de Kosovo qui fait référence pour les Serbes est une bataille qui a eu lieu en 1389, il y a six siècles de cela, elle est, pour eux, encore un symbole de leur lutte contre les Turcs, c'est-à-dire en fait les musulmans. Il faut voir que nous sommes, là, sur une terre très chargée d'Histoire mais il ne faut pas que ce soit l'Histoire de la haine, cela peut être aussi une Histoire de paix et de fraternité.
A. SINCLAIR : François LÉOTARD, il reste 8 jours exactement, puisque c'est dimanche prochain à minuit qu'expirera le cessez-le-feu, espérez-vous que les choses vont se débloquer, que les Serbes vont remettre leur artillerie lourde aux mains de la FORPRONU, espérez-vous une issue positive ?
F. LÉOTARD : De tout mon coeur, je souhaite que les choses puissent se passer comme nous l'avons voulu, mais il faut bien qu'on sache que, entre la légèreté belliqueuse de certains, les va-t'en guerre qui disent : « Il faut faire la guerre », ce n'est pas notre attitude, et puis la lâcheté un peu inconsciente des autres qui disent : « On ne veut pas voir, on ne veut pas regarder… »
A. SINCLAIR : … Il faut reconnaître que, quand on est au pouvoir, on prend plus conscience de ces réalités-là…
F. LÉOTARD : … Bien sûr !
A. SINCLAIR : C'est vrai que quand vous étiez dans l'opposition vous étiez aussi partisan, vous l'avez rappelé d'ailleurs toute-à-l'heure, d'agir ?
F. LÉOTARD : À ce moment-là, il n'y avait pas de soldats au sol, j'avais été partisan de frappes autour de Sarajevo, il y a déjà un an et demi, deux ans.
A. SINCLAIR : Poursuivez, je vous ai interrompu.
F. LÉOTARD : Je voulais simplement dire qu'il y a des gens qui sont des « va-t'en guerre » aujourd'hui, qui disent : « il n'y a qu'à faire la guerre », ce n'est pas vrai ! Il y a des gens qui disent, au contraire, « il ne faut pas regarder, c'est trop affreux, cela ne nous concerne pas », ce n'est pas vrai non plus. En fait, nous sommes devant une réalité qui va nous toucher, qui peut nous toucher et l'honneur de la France, encore une fois, c'est d'être là avec ses soldats.
Je peux vous dire que vous avez des jeunes appelés qui sont formidables, qui font un travail tous les jours pour protéger des enfants, pour protéger des femmes, pour protéger des civils, c'est aussi à eux qu'il faut penser.
A. SINCLAIR : François LÉOTARD, merci.
Je voudrais parler de deux choses :
D'abord, ce livre de Jean HATZFELD qui s'appelle « L'air de la guerre » qui paraît aux éditions de l'Olivier. Jean HATZFELD a été grand reporter à Libération, il a passé deux ans en Yougoslavie avant d'être lui-même blessé, ce sont des choses vues là-bas et des impressions de Yougoslavie.
Je voudrais également signaler que le jeudi 17 février, à 20 h 30, à la Mutualité aura lieu un meeting avec pour thème : « Sarajevo, ce n'est qu'un début », à l'initiative de Bernard-Henri LEVY et de sa revue « La règle du jeu » et d'autres intellectuels.
Merci encore François LÉOTARD…
F. LÉOTARD : … C'est moi qui vous remercie.
A. SINCLAIR : Merci au général COT, à Isabelle BAYANCOURT, à toutes nos équipes, là-bas sur place, qui ont participé à cette émission qui aura permis peut-être de comprendre un peu mieux ce qui se passe en ce moment et l'enjeu qui se joue cette semaine.
La semaine prochaine, je recevrai un grand monsieur qui est en train de faire un tabac sur scène et de créer un véritable évènement, il s'agit de Raymond DEVOS.
A dimanche prochain et, en attendant, le journal de Claire CHAZAL.
Merci à tous.
Bonsoir.