Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
Je suis heureux d’accueillir dans les murs de l’Assemblée nationale le colloque organisé par l’association Europartenaires, le club Témoins et la fondation Friedrich Ebert sur les dimensions politique et culturelles de l’union monétaire. Je vous félicite de cette initiative, et notamment Jean-Noël Jeanneney.
Je comprends que nos amis sont partis de l’idée que « la monnaie, c’est beaucoup plus que la monnaie ». Les questions qui se posent les premières en régime d’union monétaire sont bien identifiées : gestion de la politique monétaire, coordination des politiques économiques des États membres, difficultés concernant la régulation conjoncturelle de la zone euro en l’absence d’instrument budgétaire commun fournissant un outil d’intervention significatif, nécessaire convergence d’économies aux structures différentes. Nous connaissons aussi les problèmes d’organisation du dialogue entre la BCE, et les instances politiques de l’Union et des États membres, de conciliation de l’indépendance de la Banque et du non moins nécessaire contrôle démocratique.
Nous avons déjà eu et aurons encore l’occasion de débattre de ces problèmes, qui sont loin d’être seulement techniques, dans cette Assemblée, soit dans l’hémicycle, soit au cours d’échanges comme celui d’aujourd’hui. Les initiateurs du colloque ont voulu porter la réflexion au-delà, aborder une perspective plus large de l’Europe vue au prisme de sa future monnaie. Pour fixer le cap, il faut en effet tourner le regard vers l’horizon le plus lointain, et l’exercice auquel ils nous convient est donc fort salutaire, même si je n’en aborderai volontairement que deux ou trois aspects partiels.
1) Nul doute que l’union monétaire va constituer un facteur d’intégration sans égal jusqu’ici. Mais pour cette raison même, elle amène l’Europe à s’interroger sur ses finalités.
Le passage à la monnaie unique est un changement global. Il engage l’Europe dans toutes ses dimensions à la fois, et fera sentir ses efforts dans chacune d’entre elles.
L’union monétaire permet à l’Europe de s’affirmer. Par ce moyen, celle-ci s’adapte à l’échelle du monde, qui est désormais celle des ensembles continentaux. Elle va être davantage encore perçue par ses partenaires extérieurs comme formant une entité cohérente. Elle va acquérir une plus grande autonomie, une plus grande faculté d’influence. Le dollar américain ne sera plus la seule référence, celle d’un arbitre qui est aussi un joueur. Si les États membres acceptent de transférer ou de partager leur pouvoir de battre monnaie au niveau européen, c’est parce qu’ils sont convaincus de pouvoir ainsi exercer collectivement une souveraineté monétaire renforcée. Par la monnaie, l’Europe va devenir plus immédiatement sensible aux citoyens, qui auront conscience de posséder un bien commun, le plus familier.
L’euro est donc une preuve de dynamisme : notre vieille Europe est capable de cet élan. Ce doit être un facteur de confiance. L’euro est un atout, pas un miracle ; mais c’est en soi un phénomène politique de première grandeur.
Pour autant l’introduction de l’euro soulève aussi, en creux, toute une série d’interrogations. Si l’euro signifie bien sûr plus d’Europe, elle révèle aussi un manque d’Europe.
L’euro donne une identité renforcée à l’Europe, mais cette identité est quelque peu abstraite et floue. La monnaie, qu’elle porte les insignes de la cité, le visage de l’empereur ou le nom du roi, a toujours symbolisé le pouvoir, le lien politique. Or l’euro n’incarne qu’un lien politique inachevé. Le pouvoir qu’il manifeste est surtout celui de la BCE. Il ne sera durablement accepté que s’il est transparent et suscite la confiance des peuples, qui doivent être associés à la définition au sens large de la politique monétaire à travers leurs représentants. La responsabilité stratégique monétaire est aussi une responsabilité politique. La perspective de l’euro a permis aux pays européens d’être peu affectés jusqu’ici par la crise asiatique, mais ce sont les États-Unis - et non l’Europe - qui ont décidé d’intervenir pour essayer de stabiliser le yen.
La place même qu’est appelée à prendre l’union monétaire dans la construction européenne provoque certains doutes. Une monnaie n’est une valeur qu’au sens comptable du terme, elle ne témoigne pas d’une culture. Je sais bien qu’on a beaucoup parlé dans ce contexte de « culture de la stabilité », mais personne sans doute n’y verra un humanisme. Chacun se souvient que Jean Monnet était arrivé à la conclusion que, si la construction européenne devait être reprise à la base, il faudrait la fonder d’abord sur l’éducation.
L’ordre monétaire ne saurait évidemment pallier les défaillances de l’ordre politique : le système de l’étalon or qui a réglé les rapports monétaires entre nos pays européens pendant un siècle n’a pas empêché la catastrophe de 1914. L’adoption du DM en 1948, celle du dollar après la guerre de Sécession, se sont accompagnées d’un projet politique.
Il devra en être de même pour l’euro, qui devra s’accompagner d’un projet politique, faute de quoi il déviera de sa finalité initiale ou explosera. La monnaie n’est pas non plus une arme culturelle invisible. Ce n’est pas le dollar à lui seul qui a assuré le triomphe du modèle américain. L’euro, même réussi, ne sera pas le rempart inexpugnable pour défendre notre culture.
Beaucoup de questions restent donc ouvertes autour du thème principal : l’euro, pour quelle Europe ?
2) L’union monétaire a en effet, outre ses avantages propres, le mérite de confronter l’Europe avec elle-même, la vertu de rendre plus urgents pour l’Europe des choix fondamentaux.
Elle constitue l’aboutissement de la méthode qui a consisté depuis maintenant quarante ans à fonder l’union de l’Europe sur le renforcement des solidarités économiques, à créer par étapes successives une mécanique conduisant les Européens à avancer toujours davantage. Faire l’euro, c’est passer à la vitesse supérieure dans l’application de cette méthode. C’est aller aussi loin que possible dans cette voie de l’intégration par l’économie, utiliser en quelque sorte tout le potentiel de cette méthode : il faudra trouver un autre moteur quand elle aura produit tous ses effets.
L’union monétaire va évidemment être un facteur de renforcement de l’harmonisation économique. Les prix se trouvant exprimés dans la même monnaie et donc immédiatement comparables, les calculs économiques se faisant dans la zone euro sur la même base et sans le filtre du change, un alignement des valeurs est dans l’ordre des choses. Les systèmes fiscaux seront les premiers concernés, mais aussi les échelles de rémunération.
L’union monétaire comportera également des conséquences profondes sur l’organisation sociale des pays européens. L’homogénéisation des marchés aura pour contrepartie, qu’on le veuille ou non, un rapprochement des normes sociales. Dans quelle direction ? Cela reste ouvert et dépendra pour une part des choix politiques et syndicaux. Il existe bien des éléments de philosophie partagés par tous nos pays, des traditions voisines, un premier socle de dispositifs communs. Mais cela ne suffit pas à déterminer à l’avance ce que sera le modèle social européen dans sa réalité. La gauche au pied du mur : elle ne peut renvoyer ces choix au jour où les socialistes gouverneront l’Europe : ils la gouvernent presque totalement. Beaucoup dépendra de la volonté et de la capacité des Européens à promouvoir un équilibre entre marché et régulations publiques, à définir les modalités de la protection sociale. La tâche est d’autant plus ardue qu’elle doit être menée dans un environnement où l’organisation même du travail connaît des mutations rapides et où les systèmes sociaux traditionnels sont en crise.
Dans ce contexte, l’Europe saura-t-elle se doter des instruments politiques qui la mettront en mesure d’y apporter une réponse, comme à d’autres questions d’essence politique, notamment l’organisation de sa défense ? C’est indispensable.
Le lien entre union monétaire et union politique est en effet reconnu depuis l’origine : ces deux projets constituaient initialement dans l’esprit de deux de leurs principaux promoteurs, H. Kohl et F. Mitterrand, les deux volets d’un même processus, et la possibilité a même été un moment examinée d’un ordre inverse de celui qui a finalement été retenu. Un risque serait aujourd’hui de laisser de côté le second volet du diptyque.
L’ampleur du chantier de l’union monétaire, la priorité donnée à l’élargissement, ont conduit, dans les faits, à renvoyer à plus tard un véritable travail commun sur l’union politique. Les difficultés rencontrées par la France pour obtenir le lancement d’une réflexion sur les questions institutionnelles en sont l’illustration.
Les liens entre ces deux aspects sont tellement profonds que le débat devra être ouvert rapidement. L’intégration monétaire a pour logique de conduire vers une union politique renforcée. Elle a déjà entraîné la création d’une institution de type fédéral, la Banque centrale européenne, qui devient la seconde institution de cette nature, avec la Cour européenne de justice.
Pour autant, il ne faudrait pas considérer que cette logique est un automatisme. L’union politique, même avec la monnaie, suppose la volonté. Elle ne se fera pas d’elle-même. Sous un autre angle, les tensions qui naîtront éventuellement de l’union monétaire seront plus faciles à absorber si ce processus peut être inscrit dans la perspective d’une marche vers l’union politique.
Enfin, si l’union monétaire impose des choix politiques, elle offre aussi l’exemple d’une méthode dont elle a prouvé le succès. J’en retiendrai, pour terminer, deux aspects essentiels.
Tout d’abord, sa réalisation a été rendue possible grâce à l’institution d’un calendrier fixant les étapes, les délais, les dates butoirs : l’objectif a pu être atteint parce que le chemin pour y parvenir a été bien balisé. Nous n’avons pas encore un tel agenda pour les réformes institutionnelles. C’est un tel agenda que nous sommes nombreux ici à réclamer, notamment en vue du débat sur la ratification du traité d’Amsterdam. Il faut nous en doter sans tarder.
D’autre part, l’union monétaire repose sur un système de flexibilité organisée : tous les États membres ne sont pas entrés d’emblée dans l’union monétaire, cela n’a pas empêché de la réaliser tout en leur gardant ouverte la possibilité de la rejoindre ultérieurement. L’important est que l’unité de l’Union n’ai pas été compromise par cet étalement dans le temps. Cette expérience correspond à la notion de « coopération renforcée » définie dans le traité d’Amsterdam. Une telle modulation d’une dynamique unique, par convergence progressive, me parait plus appropriée que la fameuse « géométrie variable », qui comporte le risque d’une cristallisation durable de niveaux d’intégration entre différents États membres.
Le défi que les Européens se sont lancés à eux-mêmes en prenant l’initiative de l’euro, qui constitue la vraie naissance de l’Europe du XXIe siècle, dépasse donc évidemment de très loin le domaine strictement monétaire. Pour réussir, il faudra que l’euro prenne en compte non seulement la stabilité des prix mais le dynamisme de l’économie, non seulement la technocratie mais la démocratie et surtout qu’il s’intègre dans un projet européen global, dans une vision politique de l’avenir de l’Europe.
Je suis certain que vos discussions de cette journée contribueront à faire avancer cette réflexion.