Interviews de M. Alain Krivine, porte parole de la Ligue communiste révolutionnaire, à France-Inter le 18 mars 1993 et dans "Rouge" du 25, sur la campagne électorale des élections législatives 1993 de la LCR.

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Intervenant(s) : 

Média : France Inter - Rouge

Texte intégral

France Inter : 18 mars 1993

Q. : Votre mouvement est représenté dans 65 départements, combien de candidats au total ?

R. : 82. 

Q. : Pourquoi n'êtes-vous pas candidat ? 

R. : Je l'ai été assez souvent. L'essentiel c'est qu'il y ait 82 candidats. Je me promène en France aujourd'hui pour en soutenir le maximum.

Q. : Il y a 24 ans, vous aviez publié un livre : « La farce électorale » il serait toujours d'actualité ce livre ? 

R. : Je crois que plus on va, plus l'expérience se fait, surtout après 81. J'ai l'impression que de plus en plus de gens se demandent si les élections permettent véritablement de changer les choses. En 81, beaucoup de gens avaient voté à gauche pour changer la vie et on s'est aperçu que ceux qu'on avait élus n'ont pas changé la vie, mais ont changé d'avis. Ce qui fait qu'aujourd'hui on se retrouve devant une gauche qui est complètement démobilisée, écœurée, tétanisée, et qu'en effet, ces élections qui vont avoir lieu dans quelques jours, donnent l'impression que la campagne n'a pas commencé. Dans toutes les villes où je suis passé, on a l'impression que les gens se désintéressent totalement de cette campagne, parce que leurs préoccupations ne sont pas traitées. La gauche a fait à peu près ce que la droite va faire. La droite le fera un peu en pire. Le vrai débat sur l'emploi, le logement, la situation des femmes, n'a pas lieu.

Q. : Ce n'est pas décourageant pour vous, homme politique, de voir ce désintérêt des Français pour cette campagne ? 

R. : Je trouve finalement que c'est plutôt positif que les gens se désintéressent de la campagne telle qu'elle est. Quand on voit que la presse a mis en avant, par exemple, une question qui nous empêchait tous de dormir, à savoir si JOXE allait devenir le trois millionièmes chômeurs ou pas, et qu'on voit que finalement il a trouvé du boulot, ce n'est pas passionnant. Le big bang de ROCARD, les vieilles sauces… Donc que les gens se désintéressent d'une campagne sans thème, ils ont tout à fait raison. Maintenant, quand on va discuter très profondément, sur les trois millions de chômeurs, les cinq millions de mal logés, tout le bilan de ce gouvernement, là je crois qu'on a des discussions passionnantes qui se font hors antenne.

Q. : Comment êtes-vous perçu par les gens quand vous allez soutenir vos candidats ? 

R. : Souvent on nous dit : « Vous êtes petits – c'est vrai – pas très crédibles en ce qui concerne la gestion du pouvoir, mais vous avez aujourd'hui deux qualités que beaucoup de gens à gauche n'ont plus : vous n'avez jamais été à la soupe, c'est vrai et vous n'avez jamais retourné votre veste, vrai aussi. Et en fait, vous avez un casier judiciaire financier et politique propre. » Ce qui est très rare à gauche aujourd'hui. Et on a un grand courant de sympathie là-dessus. Et comme tous ceux qui se réclamaient du réalisme, notamment les socialistes ont un bilan aujourd'hui que l'on connaît, un réalisme assez terrible avec les écoutes téléphoniques, les trois millions de chômeurs, la guerre du Golfe, finalement les gens disent « ceux qui ont un peu d'utopie, un peu de rêve, ce sont peut-être les plus réalistes aujourd'hui quand on voit le fiasco des autres. » Je me suis aperçu, indépendamment du nombre de voix qu'on va faire, qu'il y a un courant de sympathie beaucoup plus grand qu'on ne pouvait le penser.

Q. : Il faut être patient quand même… 

R. : Oui, mais vous savez la politique pour nous n'est pas une profession, mais une vraie motivation.
 
Q. : Que pensez-vous du discours des Verts ? 

R. : Les Verts ont mis le doigt sur un problème réel qu'on avait sous-estimé, celui de l'environnement. C'est un apport très important à tous ceux qui veulent changer la société. J'ai peur qu'après les déçus du PS, on ait des déçus de l'écologie car je crois qu'avec leur alliance avec Génération Écologie, les Verts sont un peu apparus, l'ensemble du mouvement écologiste, comme des politiciens. Autant je respecte une bonne partie des Verts, autant je n'ai aucun respect pour des politiciens comme LALONDE et autres qui [texte illisible] Écologie, ont construit une sorte de Radeau de la Méduse, regroupant tous les politiciens de droite et de gauche discrédités qui se sont recyclés en se peignant en vert. Ça, c'est de la basse politique et ça ne contribue pas à éclairer le combat des Verts, dont une partie doit être soutenue.

Q. : Il n'y aurait pas moyen de retrouver une sorte de recomposition à l'extrême-gauche ? 

R. : Absolument, et c'est toute la bataille que nous menons à travers nos listes « À gauche vraiment » c'est justement de partir de l'idée qu'il existe aujourd'hui à gauche des millions de gens écœurés par ce qu'a fait la gauche traditionnelle, des gens qui se retrouvent dans le PS, au PC, chez les Verts ou nulle part, notamment les jeunes. L'appel qu'on lance, c'est d'arriver à constituer en France, une véritable gauche, qui ne capitule pas devant l'argent, devant l'Église, solidaire du Tiers-Monde, féministe, écologiste. Reprendre toutes ces valeurs abandonnées par la gauche traditionnelle. Beaucoup de gens ont cet espoir. Ça va prendre du temps, mais nous allons faire en sorte que, pour une fois, les gens puissent se reconnaître dans une organisation ou un mouvement qui est le leur.

Q. : Vous serez candidat aux présidentielles en 95, vous l'avez été trois fois déjà… 

R. : Il m'a chaque fois manqué 99 % des voix ! Je ne suis pas abonné à être candidat, c'est secondaire pour moi. Certains ne rêvent qu'à être ministre ou député. Il y a d'autres partis qui sont porteurs pour de tels arrivistes. Nous, on croit à des idées, à un combat souvent partagé par beaucoup de gens. Tous ceux qui se battent aujourd'hui, on est avec eux. Je souhaite qu'il y ait un candidat unitaire pour les présidentielles, qui arrive à regrouper tous ces courants qui veulent créer une vraie gauche dans ce pays. 

Q. : Vous avez entendu de bonnes idées dans cette campagne ? 

R. : J'ai découvert avec joie qu'il a fallu douze ans pour MITTERRAND et FABIUS, pour découvrir l'intérêt d'une revendication comme les 35 heures. Tout le monde en parle maintenant. Le problème est que pour certains, le partage du travail c'est le partage du chômage et de la misère. Nous pensons que la seule solution face à toutes les petites réformettes, pour créer plus d'un million d'emplois, c'est ce qui est discuté par la Commission du XIe plan, c'est 35 heures tout de suite, pour toutes et tous, sans réduction des salaires avec une embauche équivalente. Cela pour aller vers la semaine de 30 heures. Trente heures, même trente-deux heures, permettraient de donner du travail à tous ceux qui aujourd'hui font des petits boulots et du travail précaire.


ROUGE : 25 mars 1993

Q. : D'abord, quels enseignements tires-tu des meetings ? 

Alain Krivine : D'une façon générale, ils reflètent l'impact différencié que nous avons eu. Disons que, dans les petites ou moyennes villes, notre activité a eu un écho important, souvent bien relayé par les journaux régionaux, qui parfois « redécouvraient » l'existence de la Ligue. La campagne a permis d'associer beaucoup de sympathisants et les réunions publiques rassemblaient en général une cinquantaine de personnes (Villeneuve-sur-Lot, Albi, Lorient, Dijon), soixante-dix à Strasbourg, quatre-vingt-dix à Grenoble, etc. Dans les grandes villes, il a été presque impossible de faire une véritable percée et nous avons souvent été noyés, en dehors de réels succès au niveau de quartiers (XXe arrondissement à Paris ou Vaulx-en-Velin, dans la banlieue de Lyon). Du coup, les meetings centraux des grandes villes ont connu une assistance assez faible : entre soixante et quatre-vingt-dix personnes à Lille, Lyon, Bordeaux ou Marseille, trois cents à Paris. La seule exception a été Toulouse, avec deux cents personnes. Il va falloir nous interroger davantage sur nos façons d'intervenir dans les grandes villes. Ajoutons que le suivi des conférences de presse et la présence de FR3 dans presque toutes les villes nous a aidés à mieux faire connaître la Ligue. 

Q. : Quels étaient les débats ? 

A. Krivine : Un mot sur l'assistance, surtout composée de jeunes et de sympathisants plus ou moins éloignés peu de têtes inconnues et surtout peu de militants des autres organisations. Beaucoup de gens que nous côtoyons dans les associations ou organisations de masse et qui viennent parfois à nos meetings hésitent à venir à un meeting électoral qui les engagerait trop. La plupart des débats tournaient sur les 35 heures et le mode d'emploi de cette revendication, les chances de recomposition après l'échec de l'expérience Juquin et parfois nos rapports avec LO, surtout quand un camarade de cette organisation était présent. Mais, il faut le dire, leur campagne très populiste – « faire payer les riches » –, sans aucune revendication comme le droit de vote aux immigrés ou les 35 heures, rencontre très peu d'écho dans nos meetings. 

Q. : Quel bilan général peut-on tirer ? 

A. Krivine : Je crois cette campagne a eu le mérite de donner un nouveau souffle à l'organisation et à ses sympathisants ; et cela d'autant plus qu'elle a fait apparaître que nous sommes beaucoup moins isolés qu'auparavant. L'échec patent de tous les grands partis « réalistes » rend les gens plus ouverts aux solutions nouvelles et radicales, surtout quand elles viennent de militants qui n'ont jamais été « à la soupe ». Ce genre de réflexion, je l'ai entendue souvent. En outre, dans plusieurs villes, ont été associés à la campagne, comme candidat ou suppléant, des camarades non militants de la LCR mais en accord avec notre démarche. C'est le cas, par exemple, à Lille avec un conseiller municipal ex-PS, à Quimper une chômeuse suppléante inorganisée, à Vaulx-en-Velin un ex-PCF, ancien conseiller municipal et militant associatif très connu dans la cité. À Lorient, le suppléant était encore, il y a trois ans, un responsable de la section des dockers PCF. 

Lors de sa conférence de presse sur le port, plusieurs dizaines de ses copains étaient là pour entendre « Hô » et sa longue barbe. A la mine de Carmaux, tous ses camarades mineurs connaissent « Jeanjean », qui vendait Rouge au moment du changement d'équipe quand nous sommes arrivés. Enfin, dans beaucoup d'endroits, des camarades de la LCR sont devenus de véritables « notables de luttes » Ignace à Fumel où, dans son usine, près d'une vingtaine d'ouvriers étaient dans le comité de soutien. Mais Ignace à Fumel, c'est aussi bien le rugby que l'occupation de la préfecture pour défendre les revendications des travailleurs. C'est Martine Leroy à Nantes, une des principales dirigeantes des luttes des femmes. Vladimir Nieddu à Lille : « Vlad », connu comme un des « meneurs » des luttes de la santé, de la psychiatrie et du secteur social. Ou Fabienne Marchal, l'une des principales animatrices des mobilisations anti-Le Pen à Nancy. On pourrait ainsi multiplier les exemples qui témoignent, sans vantardise, des richesses militantes de la LCR. Ajoutons le pot tenu par les camarades d'Orly avec les deux candidats du département, sous une grande tente dressée près de la plate-forme où étaient présents de nombreux syndicalistes qui venaient de remporter une bataille sur l'embauche de stagiaires à Air France. Sans oublier le docteur Laffont, de Clermont-Ferrand, animateur de la lutte contre l'incinérateur. Ou encore Danièle Ducas-Poupardin, médecin de Vitry, réunissant dans son cabinet une vingtaine de personnes pour débattre des problèmes de la santé. 

Mais cette influence grandissante ne se reflète pas dans les résultats électoraux ou très peu. Et c'est un autre sujet de réflexion. On apprécie souvent la Ligue pour ses capacités de lutte et de mobilisation mais elle n'est pas crédible électoralement et paie le prix de ne s'y présenter qu'irrégulièrement. Combien de sympathisants s'abstiennent ou votent « utile »…

Q. : Et l'« Engagement pour changer à gauche » ? 

A. Krivine : Là encore, les effets ont été très divers. Dans plusieurs villes, il y a eu des débats unitaires publics, avec souvent un gros succès à la mesure de l'attente. Un millier à Paris, trois cents à Limoges, soixante à Guéret, plus de trois cents à Grenoble, près de cent à Argenteuil, cent cinquante à Montpellier, sans oublier Nancy, Rennes, Annecy, Caen, Montauban, Les Ulis, Marseille. Souvent, les réactions du public étaient plus radicales que la tribune. On notera d'ailleurs qu'à l'exception de Julien Dray la plupart des intervenants « nationaux », dans les derniers débats, ont pris nettement position contre le « big bang » de Rocard, à la différence de certaines prises de position personnelles de G. Wassermann ou Anicet Le Pors. Dans certaines villes, l'« Engagement » a suscité des accords de répartition (Lille avec L'AREV, Nancy avec ADS) ou des listes communes, à Guéret et Limoges avec ADS. En revanche, il y a de nombreuses villes où, faute de partenaires, l'« Engagement » n'a aucun écho ; sans parler des villes où, visiblement, les partenaires sont plus que réticents à en faire état publiquement ou à accepter des débats publics, comme à Lyon, Saint-Denis ou Montreuil. Enfin, beaucoup de candidats députés signataires ont souvent ignoré dans leur plateforme certaines des revendications de l'« Engagement », comme le droit de vote aux immigrés… Ceci étant, les obstacles rencontrés ne peuvent que nous encourager à poursuivre cette démarche, surtout dans les mobilisations qui devront se préparer face à la droite.