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Est-ce de l’optimisme ? Est-ce de l’aveuglement ? 56 % des Français, annonce un sondage CSA pour La Tribune, se disent optimistes quant à la situation économique en France dans les six prochains mois. Il est juste de remarquer – CSA et La Tribune ne manquent pas de le faire – que ce sondage a été effectué dans les tous derniers jours du mois d’août, avant que, la semaine dernière, la crise russe ne fasse la une des journaux, radios et télévisions. Mais avant la crise russe, il y a eu la crise en Asie, celle du Japon. Pourtant, les Français, comme jamais depuis quatre ans que ce type d’enquête est réalisé, sont majoritaires à considérer que la situation de l’emploi va s’améliorer, ainsi que le climat social et le pouvoir d’achat. La crise mondiale, tel le nuage de Tchernobyl, s’est-elle donc arrêtée aux frontières françaises ?
Stéphane Paoli : C’est vous qui avez utilisé cette image du nuage de Tchernobyl la semaine dernière !
Laurent Fabius : Oui, parce que je me rappelais ce qu’il s’était passé il y a quelques années, où on nous avait expliqué, quand il y avait eu la catastrophe de Tchernobyl, que, bien évidemment, cela s’arrêtait aux frontières des chèvres françaises et des artichauts français ! Maintenant, sur ce qui va se passer en matière économique, je crois que le deuxième semestre, sur la lancée du premier semestre, va continuer d’être bon. Mais il y a une incertitude forte sur l’année prochaine. Personnellement, je pense qu’il y a un risque assez fort que la crise internationale pèse sur la croissance française, pas seulement à cause de la Russie. La Russie, tout le monde l’a noté, c’est quelque chose qui, sur le plan économique, dans nos relations commerciales, ne pèse pas beaucoup ; mais il y a une crise politique très, très forte, et donc beaucoup d’inquiétudes. En revanche, le Japon, c’est évidemment un colosse avec l’ensemble de l’Asie ; il y a un risque de répercussion sur les marchés sud-américains.
Stéphane Paoli : Cela a déjà commencé.
Laurent Fabius : Oui. La baisse du prix des matières premières a des incidences évidemment sur l’Amérique du Sud. Tout cela crée un climat économique et psychologique – l’économie, c’est beaucoup de psychologie – qui, à mon avis, va peser sur la croissance de l’année prochaine.
Stéphane Paoli : Il n’empêche, la question qui se pose, c’est de savoir si la croissance française peut se poursuivre dans un environnement où la croissance s’arrête. Serions-nous donc les seuls à continuer d’avancer ?
Laurent Fabius : La réponse est la suivante : traditionnellement, en France, la croissance était liée à la demande extérieure, comme on dit ; mais très heureusement, depuis cette année, le relais a été pris par l’investissement et la consommation. Évidemment, c’est beaucoup plus porteur, parce que cela dépend moins, par définition, de l’extérieur. Mais il y a des limites : d’abord, parce qu’il y a la donnée psychologique ; et puis, il faut être sûr que les moteurs consommation et investissement restent allumés. C’est là l’importance de tout le problème de la baisse des charges : il est évident que si on arrive à baisser les impôts et les charges, c’est positif pour l’investissement et la consommation. C’est aussi la question des taux d’intérêt : les taux d’intérêt ne sont pas très élevés, mais comme l’inflation est quasi-nulle, ils restent quand même positifs et assez forts. Donc, pour répondre précisément à votre question : oui, il y aura un maintien de la consommation et de l’investissement, à condition qu’on soit capable d’amplifier le mouvement de baisse des impôts et des charges.
Stéphane Paoli : Cette crise que nous traversons pose-t-elle la question du libéralisme ?
Laurent Fabius : Cela pose beaucoup de questions. D’abord, je crois que cela pose – je pensais à cela en écoutant M. Bromberger tout à l’heure – la question de ce qui a été fait à la sortie de la guerre au plan international, et ce qui doit être fait maintenant. À la sortie de la guerre, on considérait que le principal problème à régler – on avait raison – c’était l’action de la paix et de la guerre. Donc, les institutions internationales ont été bâties par rapport à cela, ce qu’on appelle les Nations-unies. Maintenant, on s’aperçoit d’une question aussi importante : la stabilité économique. Je suis un de ceux – c’est du long terme – qui plaident pour la création d’un Conseil de sécurité économique et sociale, qui jouerait, sur le plan économique et social, le même rôle que ce qui existe aujourd’hui en matière de sécurité.
Stéphane Paoli : C’est un puissant régulateur !
Laurent Fabius : Très important. De la même façon – je crois que tout le monde le reconnaît aujourd’hui – le fait de développer l’Europe, de renforcer l’Europe et d’avoir créé – d’ici quelques mois, ce sera effectif – l’euro est aussi un élément régulateur. Maintenant, par rapport à la question que vous posez, est-ce que cela veut dire bravo au libéralisme ou honte au libéralisme ? Ce qui me frappe, c’est que certains disent : « On a été libéraux en Russie, mais on n’a pas été assez libéraux, et voilà ce que cela donne », de la même façon qu’à un autre moment, les staliniens disaient : « Oui, le stalinisme ou le marxisme, c’est extraordinaire, mais on n’a pas pu aller jusqu’au bout. » Non : je crois que ce que cela veut dire, tout cela, c’est qu’en particulier on a besoin de régulation. Osons un mot qui n’est pas un gros mot : on a besoin d’un État qui fonctionne bien. En Russie, c’est le problème principal : il faut payer, évidemment, les dépenses publiques, les salaires, les fonctionnaires. Or il n’y a pas de population sur laquelle puissent être prélevés les impôts, parce que les gens sont extrêmement pauvres. Donc, il faut se rabattre sur les entreprises ; les entreprises productrices de type classique sont dans une situation difficile. Ce qui reste, c’est simplement les entreprises gazières et les entreprises pétrolières. Mais celles-là, elles sont contrôlées par des gens qui préfèrent garder leur argent, l’argent de leur entreprise et probablement leur agent personnel à l’étranger. Donc, il n’y a plus de prélèvements de l’État possibles.
Stéphane Paoli : Comment l’Union européenne peut-elle aujourd’hui contribuer à ce qu’il y ait une restauration de l’État en Russie ? En effet, sans État, rien ne pourra se faire. On continuera de parler des mafias rouges, comme sous le temps de Brejnev.
Laurent Fabius : D’abord, soyons très modestes : ce n’est pas nous qui pouvons imposer une solution à la Russie. Donc, je crois que tout cela mettra un temps considérable. D’ailleurs, un exemple : l’Allemagne de l’ouest a adossé l’Allemagne de l’est ; malgré cet adossement extrêmement puissant en termes financiers, cela a été très difficile pour l’Allemagne de sien sortir. Pourtant, l’Allemagne de l’est était la neuvième ou dixième puissance industrielle. Donc, la Russie, elle, n’a pas les mêmes possibilités d’être adossée ; elle est dans un état économique qui n’est pas du tout celui de l’Allemagne de l’est d’il y a quelques années ; cela mettra donc des années, voire des décennies. Nous, ce que nous pouvons faire, Européens, c’est essayer, d’abord, d’adosser la Russie – je ne suis pas de ceux qui disent : « Du jour au lendemain, on va tout arrêter », parce que ce serait une catastrophe que la Russie soit longtemps en décomposition. Mais il faut en même temps ne pas mettre trop le doigt dans l’engrenage et ne pas prendre tous les nouveaux maîtres de la Russie pour des Roosevelt ou des Kennedy. »
Stéphane Paoli : Une phrase du Figaro : « Au milieu de ce paysage de ruines, ou au moins de rage, la France de M. Jospin apparaît comme un flot de calme, de sécurité, de relative prospérité. » Savez-vous qui écrit cela ? J. d’Ormesson ! Il demande d’ailleurs : « Faut-il être socialiste ?
Laurent Fabius : Oui. Je dirai à J. d’Ormesson, spécialiste de talent de la langue française, "Welcome to the club !"
Stéphane Paoli : Sauf que vous êtes le président de l’Assemblée nationale, c’est-à-dire vraiment le lieu du débat républicain, du débat politique. Cela ne vous fait pas peur que tout le monde, d’un seul coup, veuille être socialiste ?
Laurent Fabius : Le risque principal n’est pas celui-là, pour le moment ! Mais si on va au fond, il est vrai qu’il y a quand même un problème : il y a des difficultés dans l’opposition ; on pourrait dire : à la gauche de s’en réjouir ! Mais pas du tout ; je crois qu’une démocratie équilibrée a besoin d’une possibilité d’alternance, c’est-à-dire une majorité forte, soudée, unique, qui, si possible, réussisse ; et puis une autre équipe qui lance des idées, qui soit prête, le cas échéant, à prendre la relève. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Cela pose un problème non pas seulement pour la droite, comme on le dit parfois, mais pour l’ensemble des démocrates.
Stéphane Paoli : C. Allègre disait, hier, à propos de M. Chevènement, que, malheureusement, c’était très sérieux.
Laurent Fabius : Oui. Je n’ai pas de renseignements particuliers, sur la santé de J.-P. Chevènement, autres que ceux qui ont été donnés. Bien évidemment, étant lié d’amitié et d’affection avec Jean-Pierre, j’ai écrit à sn épouse et à ses enfants ; je pense beaucoup à eux. Il est sûr que quand il y a un accident de ce type, évidemment, on est tous extrêmement préoccupés, tristes, inquiets. Je ne peux rien dire d’autre à Jean-Pierre que mes souhaits affectueux pour qu’il se remette sur pied.