Article de M. François Léotard, ministre de la défense, dans "Le Monde" du 5 juillet 1994, sur les leçons de l'intervention française au Rwanda ("Opération Turquoise"), intitulé "Pour une force d'action africaine".

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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La France a engagé au Rwanda une action difficile. En aucune manière elle n'était obligée d'agir. En aucune manière elle n'est assurée de réussir.

L'Europe, malgré quelques exceptions, ne nous a pas suivis. L'Amérique est distante, l'Afrique sceptique. Fallait-il alors que nous sussions tout cela engager le meilleur de nos forces pour des enfants, des femmes, des religieux, pour des vies humaines qui ne semblent précieuses, après tant de massacres, qu'à nos yeux ? Malgré toutes les précautions, les réticences les plus légitimes, les prudences nécessaires, les critiques, je le crois. Mais à condition que quelques interrogations trouvent rapidement une réponse.

La première tourne autour de l'étrange et douloureuse impuissance de l'Afrique. Pourquoi ne pas dire que nous éprouvons comme le sentiment d'un échec devant la faible participation africaine à la solution de la crise rwandaise ? Je crois que ce n'est pas le fait d'un désintérêt africain, mais plutôt d'une impuissance avec nous partagée. Nous aurions tort d'ailleurs d'en accabler l'Afrique tout entière dans ses institutions ou dans sa sensibilité. Avons-nous meilleur écho dans nos efforts pour résoudre la crise de l'ancienne Yougoslavie ?

L'évidence nous montre que non. Similitude troublante : dans les deux cas, la France alerte, exprime, affirme, interroge, s'engage… et se retrouve à peu près seule. Cette solitude est une part de son honneur. Nous en avons l'habitude et parfois le regret. Dire l'Europe et dire l'Afrique n'est pas tâche facile. Nous devons le faire, fût-ce en clamant dans le désert… N'y a-t-il pas en nous une part d'Afrique qui est aussi la part secrète d'une fraternité ?

La deuxième interrogation s'exprime en termes de carence, de vide, d'étonnante absence. Les quarante, et bientôt la centaine de soldats sénégalais engagés au Rwanda, sont-ils toute l'Afrique ? Nous voulions une présence africaine forte – si possible exclusive – et nous rendons hommage au Sénégal de l'avoir également voulue. Mais comment élargir et renforcer cette présence ? Je souhaite pour ma part que la France s'engage dans la constitution, avec l'aide d'autres pays européens, d'une force d'action rapide africaine, multinationale, susceptible d'intervenir sur le continent, sous mandat de l'ONU ou de l'OUA. Nous sommes prêts à cet effort si nos partenaires des deux continents mesurent, comme nous le faisons, leur part de responsabilité. Si cette force avait existé en avril dernier peut-être aurions-nous évité les massacres du printemps ?

Nous savons bien que la création d'une telle force peut et doit être partagée entre l'Afrique et l'Europe. Et pour cette dernière, avec l'Allemagne, La Grande-Bretagne et l'Italie notamment.

Et j'en viens à ma troisième interrogation : que faut-il faire pour y parvenir ? Que doit-on demander à l'Europe qui lui permette de remplir – vis-à-vis de l'Afrique – la dette qu'elle a historiquement contractée ? Une partie de la réponse doit venir d'un refus : celui de la période postcoloniale où chacune des puissances européennes a défendu en Afrique son influence : sa langue, ses entreprises, ses intérêts nationaux… Nous devons faire aujourd'hui ensemble et différemment ce que pendant trente années nous avons fait séparément… et mal. Pour l'Europe, aider l'Afrique, c'est accepter qu'ensemble, à douze, nous prenions notre part du développement, de la sécurité, de l'environnement de ce continent dans la mesure et dans les limites de ce qu'accepteront les Africains. « Les ancêtres redoublent de férocité », disait Kaleb Yacine. Devons-nous suivre les ancêtres ?

Dernière interrogation : comment ne pas voir aujourd'hui la nouvelle donne, et la nouvelle chance, que nous offre cet été 94 à bien des égards singulier ?

En Europe, l'Allemagne va probablement (et heureusement) obtenir de sa cour constitutionnelle l'autorisation de déployer, sous certaines conditions, ses soldats dans des opérations de maintien de la paix.

En Afrique, une nation nouvelle surgit devant nous, à la fois forte et inquiète, plurielle, inédite : l'Afrique du Sud. La nouvelle Allemagne, la nouvelle Afrique du Sud viennent modifier – qu'elles le veuillent ou non – les conditions de l'équilibre africain, ou plutôt de son déséquilibre.

La France devrait souhaiter qu'à partir du corps européen, à partir des forces sud-africaines, au-delà des anciens clivages que la Grande-Bretagne, la Belgique, l'Italie, le Portugal, nous-mêmes avons introduits en Afrique, nous puissions développer une force africaine s'opposant aux haines ethniques et religieuses, aux conflits territoriaux ou aux entreprises de déstabilisation.

La tragédie rwandaise est aussi une question posée à l'Europe. Notre continent a connu le génocide et s'en est trouvé blessé jusqu'à son âme elle-même. Il retrouve une Allemagne démocratique et forte, exactement comme l'Afrique retrouve une République sud-africaine méritant son nom, assurée d'être un acteur majeur du continent.

À l'est du Rhin, au sud de l'Afrique, le monde bouge. Saurons-nous saisir ce qui est une chance ?

Comme l'Allemagne, l'Afrique du Sud s'est enrichie des protestants français chassés par la révocation de l'édit de Nantes. Mandela se prénomme Nelson, et l'ancien président Habyarimana : Juvénal. Faut-il ajouter des preuves à cette si longue histoire ?