Interviews de M. Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale et maire d'Epinal, dans "Le Point" du 3 septembre et à France 2 le 8 septembre, sur l'organisation des rythmes scolaires à Epinal, et sur son hostilité à la semaine de quatre jours qualifiée de "bombe sociale".

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Média : Le Point - France 2

Texte intégral

Le Point : 3 septembre 1994

Le Point : Vous partez en guerre contre les rythmes scolaires actuels, que vous jugez « aberrants ».

Philippe Séguin : Je dirais même qu'ils sont scandaleux, inacceptables. Pourquoi ? Parce qu'ils résultent de la prise en compte de toutes sortes de contraintes, sauf de l'intérêt des enfants, qu'il s'agisse de la réconciliation de l'Église et de l'État – d'où la coupure aberrante du mercredi pour l'instruction religieuse –, des intérêts touristiques – d'où nos interminables vacances d'été et d'hiver –, ou encore des souhaits des parents des beaux quartiers – et c'est la libération du samedi pour leur permettre de partir en week-end. Sans oublier les caprices de beaucoup d'inspecteurs généraux de l'Éducation nationale, pour qui le prestige de leur matière a toujours été proportionnel au nombre d'heures qu'ils arrivent à « fourguer », d'où un véritable gavage des élèves. Dans tout ça, l'intérêt des enfants vient en dernier !

Le Point : Que proposez-vous ?

Philippe Séguin : Pour être sérieux, il faut prendre en compte à la fois la journée, la semaine et l'année. La journée, d'abord : au-delà de trois ou quatre heures de travail, la réceptivité de l'enfant décline. La semaine : il faut éviter qu'il y ait une coupure trop forte, préjudiciable aux enfants. L'année, enfin : toutes les études démontrent par exemple que le meilleur moment d'apprentissage de l'année est le mois de juillet, totalement sacrifié en France…

Bref, le problème est de trouver un rythme plus compatible avec les capacités de l'enfant qui fasse que l'enseignement soit plus efficace, avec une alternance de matières intellectuelles et d'autres disciplines, permettant un équilibre physique et psychologique plus satisfaisant. C'est ce que nous faisons, à Épinal, où les rythmes scolaires ont été aménagés d'une façon nouvelle.

Le Point : Comment se déroule la journée d'un écolier à Épinal ?

Philippe Séguin : Le matin, de 8 heures à 12 heures, il va en classe pour les apprentissages fondamentaux. Les séquences pédagogiques n'excèdent pas 45 ou 50 minutes chacune. Après le déjeuner, un car vient le prendre avec la moitié de sa classe pour des activités culturelles ou sportives ou du travail manuel, qui se déroulent de 14 heures à 16 h 30. Il peut s'agir de musique, de peinture, de vidéo, d'échecs, de vannerie, de jardinage ou d'initiation au football ou au basket, etc. Je précise que, le lundi, ces activités – sportives, en l'occurrence – sont prises en charge par l'école ; les mardis, jeudis et vendredis, par la municipalité. Et le mercredi après-midi, l'enfant suit, s'il le souhaite, une instruction religieuse.

Le Point : Donc pas de coupure le mercredi matin ?

Philippe Séguin : Rien ne prouve qu'elle soit indispensable ! Tous les enfants des pays développés, des États-Unis au Canada, de la Scandinavie à l'Allemagne, du Japon au Royaume-Uni, travaillent le mercredi. Ceux qui prétendent que cette coupure est indispensable aux enfants défendent surtout des habitudes, des privilèges…

Le Point : Et les vacances ?

Philippe Séguin : L'été, six ou sept semaines suffisent. À Épinal, les classes finissent le 13 juillet et la rentrée a lieu le 2 septembre. Et les enfants ne s'en portent pas plus mal.

Le Point : Les enseignants ont-ils fait obstacle à ces innovations ?

Philippe Séguin : Non. Quand ils ont su que nous étions prêts à les accompagner, ils ont été eux-mêmes demandeurs. Notre formule suppose à la fois le volontariat des enseignants et l'accord des parents.

Le Point : Pourquoi, s'il donne satisfaction, n'appliquez-vous ce système (travail en classe le matin, activités ludiques l'après-midi) qu'à un tiers des écoles d'Épinal ?

Philippe Séguin : Parce que cela coûte cher ! Il faut des cars, des installations, des animateurs… Épinal est une commune modeste dans une région en difficulté. Nous en sommes pour l'instant à huit écoles primaires et 1 260 élèves concernés, ce qui n'est déjà pas si mal. Ce sont des dépenses qu'on évite par ailleurs en prévention et en répression de la délinquance. Ce système permet aussi une plus grande égalité des chances, en donnant accès aux activités artistiques et à la culture à tous les enfants – et, dans ce domaine, il y a une autocensure considérable dans les milieux défavorisés.

Le Point : Mais où trouverez-vous les personnels nécessaires pour encadrer les enfants ?

Philippe Séguin : Il y a tellement de besoins qui s'expriment du côté de l'école, et tellement de chômeurs par ailleurs, qu'il serait sot de ne pas les faire se rejoindre ! Faisons donc appel à des demandeurs d'emploi pour des tâches d'animation et d'encadrement des enfants. En généralisant le système pratiqué à Épinal à l'ensemble de la France, on pourrait créer jusqu'à 600 000 emplois. Et là on retombe sur des thèmes qui me sont chers.

Le Point : À rebours de la solution que vous prônez, le ministre de l'Éducation nationale François Bayrou est favorable à la semaine de quatre jours pleins…

Philippe Séguin : C'est surtout la solution préférée des parents qui veulent partir en week-end dès le vendredi. Mais les autres ? Les parents qui n'ont pas d'argent ni la possibilité de garder leurs enfants, que voulez-vous qu'ils en fassent un jour de plus ? La semaine de quatre jours, et je pèse mes mots, est à terme une véritable bombe sociale. Les enfants et les adolescents de milieux fragilisés vont se trouver livrés à eux-mêmes, trois jours entiers, à traîner dans la rue. La philosophie des partisans de la semaine de quatre jours, c'est chacun pour soi, Dieu pour tous, et que les pauvres se débrouillent ! Il faut au contraire une prise en charge collective et permanente de ces enfants. Aujourd'hui, l'exclusion n'est plus seulement une conséquence du chômage, elle se nourrit d'elle-même : six ou sept enfants dans une classe dont les parents sont en situation d'exclusion, et c'est toute une classe qui est perturbée. Si on ne veut pas laisser la société se déliter, il faut y mettre un coup d'arrêt. Et cela, l'école peut le faire. Car le premier devoir de la République, c'est l'instruction – je ne dis même pas l'éducation.

Le Point : Au fond, vous devriez être ministre de l'Éducation nationale, et non président de l'Assemblée nationale.

Philippe Séguin : Les idées encore trop neuves que je professe seraient un handicap sur une voie si royale.


France 2 : Jeudi 8 septembre 1994

Q. : Ce n'est pas le président de l'Assemblée nationale que nous recevons aujourd'hui mais le maire d'Épinal, c'est bien clair. Le projet que l'on voit appliqué dans votre ville, c'est ce que l'on envie tous, ce que la France envie aux Anglais notamment. Pourquoi chez vous et pas ailleurs ?

R. : Je dirais même que c'est beaucoup mieux que chez les Anglais. Parce que les Anglais, après la matinée consacrée aux apprentissages, disent aux enfants et aux familles : débrouillez-vous, alors qu'ici, les familles, les enfants ne se débrouillent pas, il leur est proposé gratuitement toute une série d'activités. Je crois même que, par certains égards, nous sommes en avance sur l'Angleterre et l'Allemagne.

Q. : Il y a une dizaine d'écoles qui font ça dans votre ville, cela concerne environ 1 300 enfants…

R. : 1 300 enfants sur 4000, on n'est pas loin du tiers de l'effectif.

Q. : Vous dites que l'après-midi, ils sont pris en charge. C'est la mairie qui paye ? Et comment avez-vous obtenu de l'Éducation nationale qu'elle renonce à ses privilèges à tout décider ?

R. : Il y a eu de très longues négociations et je dois à la vérité de dire que nous avons obtenu, du fait de l'expérience que nous conduisions, une aide à la fois de l'Éducation nationale et une aide du ministère de la Jeunesse et des Sports même si, c'est vrai, nous payons l'essentiel des 2 000 francs par enfant, qui est le coût de l'opération sur une année. Mais il faut savoir, à l'échelle du pays, que cela représente aussi un enjeu tout à fait considérable en matière d'emplois. Songez que nous, pour 1 300 élèves à peu près, nous mobilisons environ 200 animateurs. C'est dire que la généralisation d'une expérience telle que celle-ci n'aurait pas seulement les meilleurs effets dans le domaine pédagogique, dans le domaine de la santé des enfants, dans le domaine de leur équilibre psychologique et moral, mais cela pourrait créer un nombre d'emplois, des centaines de milliers d'emplois, ce qui est tout à fait considérable. Et à l'heure où on parle beaucoup de projet politique cohérent, je crois que la façon de traiter les nouveaux problèmes de l'école et de régler, par ailleurs, partiellement les problèmes de l'emploi pourrait opportunément être prise en compte.

Q. : Qui sont ces animateurs autour de ces enfants ?

R. : Ce sont des gens qui, pour un certain nombre d'entre eux, seraient sinon au chômage mais que nous veillons évidemment, en liaison avec le ministère de la Jeunesse et des Sports et le ministère de l'Éducation nationale, à former de manière adaptée, de manière à ce qu'ils répondent exactement à ce que nous attendons d'eux. Mais ce sont, généralement, des jeunes, ce sont aussi des membres des clubs sportifs de la ville, ce qui permet de réaliser une sorte de rencontre, de symbiose entre toute la vie sociale d'une part et l'école d'autre part.

Q. : À Épinal, les enfants vont à l'école le mercredi, le samedi matin…

R. : Du lundi au vendredi, ils vont à l'école de 8h à midi. Ils ont des séquences de 45-50 minutes et pendant ces 20 heures, du lundi au vendredi, cinq fois quatre heures, ils procèdent aux apprentissages fondamentaux. Ensuite, le lundi après-midi normalement, ils ont éducation physique et sportive, Pendant deux heures et demie, dans le cadre des programmes officiels. Puis, le mardi, de 14h à 16h30, le jeudi de 14 h à 16h30, également le vendredi, nous les prenons en charge, généralement par demi-groupe et ils ont toute une série d'activités qui leur sont proposées en séquences sur le trimestre ou sur l'année. Cela va du golf à l'équitation en passant à l'initiation à la vidéo. Et les enfants qui m'entourent, en cette fin de matinée, qui sortent de la salle à manger, iront tout à l'heure faire, pour les uns de l'aéromodélisme, pour les autres de l'informatique, pour les autres encore du tir à l'arc.

Q : Vous êtes violemment contre la semaine de quatre jours, vous dites même qu'il y a trop de vacances l'été. Les meilleurs mois d'apprentissage sont l'été et on ne les utilise pas ?

R. : Je ne voudrais pas paraître trop polémique, mais j'ai observé, dans le dernier reportage que vous avez diffusé sur cette école de Puteaux, que c'était surtout les parents qui répondaient, alors qu'à Épinal, ce sont les enfants. Je crois que ça résume parfaitement le débat. La semaine de quatre jours, c'est de l'aménagement du temps des parents, ce que nous faisons ici, c'est de l'aménagement du temps de l'enfant. En vérité, où est le problème, quel est le problème que nous avons à affronter en France ? Nous avons une année qui est mal organisée, une année où les vacances scolaires sont trop longues. Nous sommes les seuls au monde à pratiquer de cette façon et nous avons tort. Nous avons, d'autre part, une semaine qui est mal organisée et nous avons surtout une journée qui est carrément démentielle : cinq heures et demie ou six heures d'apprentissage quotidien, c'est trop, c'est excessif, tout le monde le reconnaît, tous les chronobiologistes, tous ceux qui s'intéressent aux biorythmes des enfants. C'est excessif et c'est d'autant plus excessif dans des périodes de difficultés sociales où un certain nombre d'enfants ont des difficultés dans leur famille et ont donc un handicap. Il faut donc trouver une organisation de la journée, une organisation de semaine et une organisation de l'année qui permette tout à la fois un rythme d'acquisition des connaissances plus compatible avec les possibilités de l'enfant et d'autre part, une lutte contre les risques d'exclusion, qui passe par l'échec scolaire, qui soit beaucoup plus efficace.