Texte intégral
P. Poivre d'Arvor : Huit ans après on continue toujours à se voiler la face ?
B. Kouchner : Je suis allé trois fois à Tchernobyl. Ce ne serait pas aussi tragique, ce serait dérisoire et surréaliste. On sent que ce réacteur fuit et Tchernobyl continue ! Alors nous nous sommes occupés, lorsque je m'occupais de l'action humanitaire, des enfants de Tchernobyl et nous avons découvert des cancers de la thyroïde, des leucémies, notre fondation accueille en France et en Suisse des enfants qui vont être opérés ou traités. Un des thèmes, que j'espère voir développer pendant la campagne européenne, est de reconstruire ces centrales, à l'Ukraine en particulier, ou d'économiser de l'énergie car sinon les nuages de Tchernobyl suivant n'auront pas de frontières. Ce sera trop tard encore une fois et nous n'aurons pas été impuissants : nous n'aurons rien fait. Il faut donner suffisamment d'argent pour fermer ces centrales et les reconstruire nous-mêmes, les Européens.
P. Poivre d'Arvor : On est partagé, ce soir, entre le soulagement inquiet et la révolte. Pourquoi n'avoir pas fait tout de suite à Gorazde ce qu'on a fait, apparemment si bien, à Sarajevo il y a deux mois ?
B. Kouchner : Oui, pourquoi ? Pourquoi trop peu, pourquoi trop tard ? En effet, nous sommes partagés entre un très lâche soulagement, et la colère, parce que nous savions, et nous savons encore maintenant, que ça risque de se reproduire après Gorazde, à Tuzla, ailleurs. Et qu'est-ce qu'on attend ? On attend, on tire comme toujours sur les mêmes hôpitaux pour que les blessés de la veille se transforment en morts, pour réagir. Quand comprendra-t-on qu'il faut protéger, c'est à dire intervenir avant, d'être ferme avant, et jamais après puisque les gens sont morts. Ça s'appellera l'ingérence, ou ça s'appellera le droit de protection, mais nous savons que les Serbes – pas le peuple serbe, mais des dirigeants serbes et des miliciens – se moquent de nous, qu'ils jouent au chat et à la souris, qu'ils sont plus déterminés que nous le sommes. Voilà ce qui est terrible, parce que nous sommes contents pour ceux qui survivent à Gorazde, mais on peut aussi penser à ceux qui sont morts et que nous aurions pu sauver.
P. Poivre d'Arvor : Il faudrait que l'ONU et son bras armé, l'OTAN, appliquent immédiatement à Tuzla, Srebrenica, ce qui se fait actuellement à Gorazde, et qui, apparemment, marche ?
B. Kouchner : Mais bien sûr. L'ultimatum doit être permanent. Nous savions que l'opération Sarajevo avait, trop tard elle aussi, marché, et nous savions qu'on allait attaquer à Gorazde et ailleurs. Donc, il faut que les Serbes connaissent notre détermination, et que les frappes aériennes ne soient pas un vain mot, une menace brandie pour ne pas l'utiliser. Nous ne souhaitons pas faire la guerre au peuple serbe, certes non, et nous voulons une solution politique. Savez-vous pourquoi nous ne nous sommes pas indignés plus tôt ? Parce qu'on n'a pas vu assez tôt les images de Gorazde. Les Serbes savent que les caméras entraînent l'indignation de l'opinion publique. On connaît la recette : si l'on interdit aux caméras d'entrer, alors on s'indigne trop tard, après la mort.
P. Poivre d'Arvor : On apprend qu'il y aurait au moins 100 000 morts au Rwanda ?
B. Kouchner : Mais oui ! Et là c'est encore plus terrible parce que nous réagissons aux morts et aux menaces qui sont loin de nous, peut-être parce que les peaux sont noires, peut-être parce qu'il s'agit de l'Afrique, parce que c'est loin… Mais là aussi nous savions et nous savons que cela va se poursuivre et nous sommes allés légitimement et avec courage sauver nos ressortissants. Mais nous sommes partis… J'ai vu ce Casque bleu déchirer son béret en partant tellement il avait été impuissant et qu'il avait honte. Nous devons inventer – le monde doit inventer – un système de protection, de fermeté. On ne peut plus laisser de nos jours massacrer des minorités. Au Rwanda, c'est très proche – sinon complètement – d'un génocide. Les méthodes sont des méthodes fascistes là aussi. Je sais qu'on ne peut pas tout faire, mais faisons au moins ce que l'indignation et la morale nous commandent !
mercredi 18 mai 1994
France Inter
J.-L. Hees : Vous êtes candidat aux européennes sur la liste de M. Rocard, c'est aussi vous qui aviez organisé le déplacement de F. Mitterrand à Sarajevo. Vous comprenez ce débat ou cette polémique lancés par Bernard-Henri Levy ? A-t-il eu raison de jeter un pavé dans la mare ?
B. Kouchner : On a toujours raison de jeter tous les pavés dans toutes les mares et il a eu raison de secouer le Landerneau à propos de Sarajevo et ce n'est pas à moi, qui ai tenté de le faire si souvent, de dire le contraire. Mais quand on revient de Kigali, les méandres et les détails que vous avez fournis m'échappent un peu. J'ai fait un document pour ces européennes, que vous aurez bientôt, vous verrez la place que j'accorde à la question bosniaque à Sarajevo et je n'ai pas choisi par hasard la liste soutenue par le PS, "L'Europe solidaire" et non pas la liste du PS. Vous trouverez dans ce programme le droit d'ingérence démocratique. Je crois avoir été un peu à l'origine de tout ça et si cette liste l'accepte, c'est aussi un tout petit peu parce que les faits nous donnent raison, encore une fois. Nous sommes arrivés trop tard à Sarajevo, j'y étais en novembre et décembre 91, je vous assure que pas grand monde ne s'intéressait à Sarajevo alors ! Et on a demandé, avec l'appui du président de la République, qu'interviennent les Casques bleus à titre préventif. On nous a répondu : "pas de Casques bleus, pas d'argent, pas de volonté politique." Et si on l'avait fait alors, il n'y aurait peut-être pas eu de guerre. En tout cas, il y avait une chance sur deux. Alors, encore une fois, je ne suis pas loin de Kigali, purification ethnique aussi. Je me trouve donc parfaitement en accord avec Bernard-Henri Levy et ses amis sur cette liste qui, j'espère, ne verra pas le jour, pour lutter contre la purification ethnique. Car vous savez pourquoi, il ne faudrait pas qu'elle voie le jour ? Car il y a des gens sincères pour se battre pour ça, droit d'ingérence et intégrité territoriale. J'ai lu très rapidement les cinq points que proposait cette réunion de La Mutualité, je suis entièrement d'accord, j'ai écrit à l'intérieur du gouvernement, que si on ne pouvait pas faire autrement, il faudrait armer les Bosniaques, ceux qui meurent et je le répète ! Mais si on fait cette liste et qu'il y a 0,5 %, on verra l'intérêt de la France pour ça.
J.-L. Hees : Vous avez signé un article avec Rocard: "Tirer ou se tirer." Quelle est l'alternative ? Bernard-Henri Levy dit : "Ou on défend les Bosniaques ou on les laisse se défendre, on lève l'embargo." F. Mitterrand dit : "C'est la négociation ou la guerre totale".
B. Kouchner : J'arrive d'ailleurs, je ne sais pas quels sont les détails. Je suis partisan de la négociation jusqu'au bout, mais on ne va pas attendre qu'ils soient tous morts ! Bien sûr qu'il faut un règlement politique, bien sûr que tous les Messieurs nous disent avec suffisance qu'il "faut un règlement politique". Mais il faut d'abord arrêter le massacre et si on ne l'arrête pas, il faut que les gens qui se font massacrer puissent se défendre ! Il y avait des espoirs dans la négociation, on attend tous, pour intervenir trop tard, la prochaine confrontation dans le Corridor. Je crois qu'à un moment donné, il faut prendre ses responsabilités. La position américaine, qui a consisté à dire depuis longtemps qu'il fallait armer les Bosniaques – je les soupçonne de l'avoir fait un peu sous le manteau – au bout d'un certain temps, elle se justifie. Je suis partisan d'un règlement négocié évidemment, mais si on ne veut pas que son pays soit dépecé, et si on vous l'impose, que fait-on ? On se bat ! Beaucoup de choses ont été dites là-dessus et quelque chose n'a pas été assez souligné : la génération qui a le souvenir de l'héroïsme serbe, pendant la Deuxième Guerre mondiale, de sa bataille contre le nazisme, a nourri trop d'illusions. Personne et pas moi, n'entend faire la guerre au peuple serbe. Mais la manière dont ils ont conduit cette politique était à l'opposé de ce qu'ils avaient fait pendant la Deuxième Guerre mondiale et ça été long à comprendre.
Vendredi 27 mai 1994
France 2
B. Masure : Après les déclarations d'A. Juppé, ne croyez-vous pas que vous avez eu des mots très durs contre la classe politique ?
A. Glucksmann : Répondant à A. Juppé, son ultimatum nous l'avons approuvé. Il y a même eu une pétition absolument européenne demandant la répétition de ce type d'ultimatum pour dégager les villes et sauver ce qui peut être sauvé. Seulement, quand il dit qu'il a réussi, A. Juppé exagère quelque peu. L'ultimatum était pour lever le siège. Or le siège n'est pas levé et la guerre s'est déplacée. Après, il y a eu Gorazde et, aujourd'hui, il y a Bihac qui reçoit près de 500 obus par jour. À Gorazde, après un second ultimatum, l'ONU n'arrive toujours pas à dégager la bande de trois km avec 150 Serbes qui ne veulent pas partir. On ne peut pas dire que ses ultimatums réussissent. Nous lui demandons d'en faire plus à M. Juppé. Non pas de démissionner, mais d'en faire plus.
B. Masure : Il y a tout de même un paradoxe, c'est que l'entrée de cette nouvelle liste gène le plus M. Rocard. Or c'est le seul homme politique qui a répondu favorablement à leur demande de levée d'embargo ?
B. Kouchner : Oui, c'est un peu paradoxal, mais saluons le débat. Je souhaite que ce débat s'amplifie. Je vous signale que la France est l'un des rares pays d'Europe à parler de la Bosnie et je souhaite que le débat s'élargisse à l'Europe. J'ai d'ailleurs proposé à la liste Sarajevo d'organiser une rencontre européenne. C'est formidable de faire pression sur les politiques, et si c'est un échec, en effet, il faut ne pas laisser mourir les gens sans armes. Mais si on veut être réaliste, ce n'est pas parce que la position de la France changera, parce qu'il y aura un débat, que la position de nos partenaires changera pour autant. Il faut donc continuer et le mérite de cette liste est d'avoir ouvert ce champ-là, puisque dans la campagne européenne, on n'en parlait pas assez.
B. Masure : Ne jouez-vous pas un peu sur l'émotion légitime des Français, alors que c'est une décision des Nations unies ?
A. Glucksmann : À chaque fois qu'il y a eu un ultimatum, les Russes l'ont accepté. Je crois que les Russes sont conscients que le risque est aussi pour eux, que si l'agression serbe réussit, il y a un risque à Moscou d'apporter une sorte d'appui fantastique à Jirinovski. Les Serbes sont en train de gagner sur le terrain contre l'opinion publique mondiale, et Jirinovski prend des leçons.
B. Masure : Mais si on ouvre les vannes de l'armement, ne risque-t-on pas de multiplier les risques de conflits locaux ?
B. Kouchner : On ne peut pas accuser les pacifistes ou les gens qui veulent s'intéresser d'être les fauteurs de guerre. Les fauteurs de guerre, ce sont ceux qui ont des canons et qui tirent. Ne nous trompons pas d'ennemis ! C'est assez typique ce débat entre A. Glucksmann et moi-même qui nous battons du même côté depuis environ 25 ans. Où sont les autres ? Pourquoi n'en débattons-nous pas avec les autres, à l'intérieur de la France mais aussi avec les Européens ? Je voudrais demander une chose à mes amis de la liste "Sarajevo" : tout d'abord, ne vous trompez pas d'adversaires, mais surtout ne vous spécialisez pas. Je suis d'accord avec l'urgence, mais au Rwanda il y plein de gens qui meurent et puis ailleurs aussi. Il faut intervenir aussi. S'il vous plaît, considérez non seulement que l'urgence, c'est Sarajevo, mais que l'urgence, c'est de bâtir un système de prévention qui s'appelle le droit d'ingérence et sur lequel nous nous battons tous depuis des années. Ceci figure dans la liste de M. Rocard. Si au parlement européen, il y a une majorité de gauche, ce droit d'ingérence européen existera. Il faut absolument que cette Europe qui s'est effacée, qui n'a pas été assez présente malgré les efforts de la France, soit présente demain pour éviter le pire, y compris avec V. Jirinovski.
A. Glucksmann : Je suis d'accord avec B. Kouchner. Je pense que nous avons décoincé les politiques. Aujourd'hui, un électeur doit savoir pour qui il vote. Est-ce qu'il vote pour M. Rocard, est-ce qu'il vote pour J. Lang qui a la position de F. Mitterrand ou pour B. Kouchner qui a la position de M. Rocard ? Nous mettons les choses au clair.
B. Kouchner : Ne vous trompez pas d'ennemis !
A. Glucksmann : Absolument. Je pense que la vraie liste aurait été une liste Rocard-Giscard, puisque tous les deux sont d'accord avec nous. Au lieu de préparer les présidentielles, arrêtons le massacre.
B. Kouchner : C'est vrai sur ce sujet. Pardon de vous signaler qu'il y a d'autres sujets sur l'Europe et qu'il y a d'autres dangers dans le monde. Ces gens que l'on met ensemble sur cette question n'auraient peut-être pas été d'accord, ou alors il faut transformer la politique nationale, ce dont je suis plutôt partisan. Je ne crois pas que F. Mitterrand soit l'ennemi désigné des intellectuels.
A. Glucksmann : Il refuse les armes à ceux qui défendent leurs vies, leurs femmes, contre des viols en Bosnie. Si nous ne remettons pas en cause la politique de F. Mitterrand depuis trois ans, jamais cela ne changera. Or, vous préparez des élections présidentielles et cela vous empêche de remettre en cause la politique de F. Mitterrand.
B. Masure : Un mot de conclusion.
B. Kouchner : Je n'admets pas ce goût des intellectuels qui, d'un seul coup, se sépareraient parce qu'ils auraient la vérité. Non ! Nous sommes, pas vous. Deuxièmement, c'est un peu facile d'attaquer ses ennemis les plus proches ou ses amis les plus proches. F. Mitterrand, qui a fait beaucoup, pour ce qui s'est passé, aux côtés de l'ONU à Sarajevo, ainsi que la France, n'est pas l'ennemi désigné. Ce n'est pas lui qui fait les massacres. Ne confondons pas les débats. Il y a bien des choses à reprocher aux politiques de la France mais là, il y a aussi des choses à lui créditer.