Texte intégral
France Inter : Mercredi 18 mai 1994
Q. : L'intervention des Casques bleus vient bien tard : est-ce qu'elle ne vient pas trop tard ?
R. : Elle vient trop tard pour ceux qui sont morts, et j'espère qu'elle viendra assez vite pour ceux qui ne sont pas encore morts et qu'on menace de tuer. Le général Dallaire, qui commande les 400 soldats qui restent, 400 soldats de l'ONU, de 23 pays, qui se conduisent admirablement et héroïquement, est une leçon : c'est la conscience du monde. Il n'y a que lui. Il y a la Croix rouge internationale aussi, qui est restée alors que les ONG étaient parties. La Croix rouge a fait un travail formidable. Plus vite viendront ces, peut-être 1 000, 1 500 premiers soldats et plus vite on pourra tenter d'épargner encore quelques vies. Il faut savoir qu'il y a au moins 20 000 Tutsis, mais je m'expliquerai sur les Tutsis. Vous avez dit, on les tue parce qu'ils sont tutsis, mais pas seulement. Il y a aussi un problème politique et on tue aussi des Hutus. Mais enfin, il reste ces poches dans Kigali, protégées plus ou moins par ces formidables soldats des Nations unies qui ne peuvent pas tout protéger. Plus vite ces soldats viendront, et moins il y aura de morts supplémentaires. Vous avez parlé de 200 000, les chiffres seront peut-être plus grands. Parler de cette chose en trois minutes, c'est toujours impossible, parce qu'il n'y a pas seulement un problème ethnique, comme on le dit. C'est pas seulement Tutsis contre Hutus. Ça, c'est la facilité et c'est un tout petit peu aussi le fascisme qui présente ça comme ça. Il y a un fascisme africain. Il y a, chez les Hutus qui sont majoritaires à 90 % au Rwanda, des gens qui veulent cette solution finale, cette purification ethnique. C'est de la purification ethnique comme en Bosnie. Dans cette nuit du 6 avril, après l'assassinat des deux présidents, on a commencé par tuer les Hutus démocrates. Il faut savoir ça. Et c'est parce qu'on tuait les Hutus démocrates qu'on tuait l'espoir démocratique, qui était né en particulier – et je dis ça aussi avec réserve – du front populaire du Rwanda qui est tutsi. Alors d'un côté, Tutsis 10 %, de l'autre, 90 % Hutus : on a l'impression que c'est ethnique. Seulement, c'est ce que voudraient présenter les forces les plus réactionnaires et les plus assassines. Il y a aussi une façon d'êtres, sans purification ethnique et sans différence, qui pourrait prendre ce pays d'une autre façon et le mener ailleurs. L'ONU était présente il y a un an au Rwanda, puis avait retiré ses soldats. Est-ce que cela veut dire que l'on n'a pas vu ce qui allait se passer ou que l'on n'a pas voulu voir ce qui allait se passer ? C'est toujours pareil, mais là, évidemment, comme c'est un génocide, c'est un peu particulier. On savait ces choses-là, mais la Communauté internationale ne veut pas se doter de cet appareil de prévention qui serait une force d'action rapide, comme la charte de l'ONU le prévoit et qui, localement, régionalement, continent par continent, mais sous le drapeau de l'ONU, pourrait intervenir avant les massacres. Comme l'a très bien dit R. Girard, dans Le Figaro, il faut qu'on se rende compte que ça s'appelle le droit d'ingérence et qu'on arrête de faire les ronds de jambe avec sa langue quand on est un homme politique. Ou on vient avant, et on est digne de ce nom dans le siècle des droits de l'homme – finissant d'ailleurs, finissant aussi les droits de l'homme – ou alors on fait des ronds de jambe et on dit, c'est pas bien, c'est la souveraineté de l'État. Il y a un État Rwandais, alors on n'intervient pas. Il y a deux solutions : ou on s'en fout qu'ils meurent, et arrêtons ce cinéma, ou on ne s'en fout pas et on se dote d'un appareil. Et l'appareil, c'est simple : il faut des hommes, une volonté politique et un peu d'argent. Et il faut un système d'alerte préventive. On vous dit toujours, et c'était vrai pour Sarajevo comme c'était vrai pour le Rwanda, on vous dit : je ne savais pas. Mais si, on savait. Et on vous dit, c'est M. Boutros Ghali qui parle, et c'est grâce à lui que je suis allé à Kigali pour accomplir cette mission, et bien, il n'y a pas d'hommes, il n'y a pas d'argent, il n'y a pas de volonté politique. Alors on laisse massacrer. Et comme l'opinion publique est alertée grâce à vous, grâce aux sacrifices des gens qui sont là-bas, parce que c'est pas facile d'être à Kigali, quand on est journaliste. Grâce à eux, finalement, on trouve l'argent, on trouve les hommes, on trouve la volonté politique. Malheureusement, c'est trop tard. Ça coûte plus cher, ça coûte plus en hommes et c'est trop tard. Quand comprendra-t-on que c'est à titre préventif qu'il faut le faire ?
Q. : Aujourd'hui, il y a toujours des gens qui meurent, au Rwanda. Est-il encore possible de faire quelque chose rapidement ?
R. : Mais sûrement, il faut absolument le faire. Hier, la famille d'un des membres de l'UNICEF a été massacrée. Tous les jours, ça se passe, et on ne sait pas tout. Il n'y a pas que Kigali, il y a l'ensemble du pays, où il y a deux millions de réfugiés, qui sont des deux côtés. Vous savez que le pays est coupé en deux, pas en fonction de l'ethnie mais en fonction de l'avance de l'armée, du front populaire de libération. Bien sûr, il faut aller très vite. J'approuve cette résolution. Le Général Dallaire, pour lequel j'ai une grande admiration, tout seul, là-bas, couchant sur son lit de camp, sous les bombes, il n'a pas besoin de tueurs pour répondre aux tueurs. Il a besoin de gens déterminés. Il a dit qu'avec ses 5 500 hommes, il assurerait une mission humanitaire. La mission humanitaire, c'est assez précis : il faut défendre les vies, protéger ceux qui sont en danger. Lorsque sur le chemin de cette mission humanitaire, c'est-à-dire apporter du riz – sur lequel on ironise tant quand on est un imbécile – on empêche d'apporter du riz, je tire, dit le général Dallaire. Et on n'a pas besoin d'autre chose, et c'est comme ça qu'on protège les vies. J'espère qu'ils arriveront très vite.
Q. : Le Front national a déclaré ce matin que ses hommes étaient prêts à tirer sur les Casques bleus. La résolution de l'ONU est-elle suffisante ou faut-il aller d'ores et déjà au-delà de l'humanitaire pour arrêter le massacre ?
R. : J'ai vu le général du front national et je crois que ça n'est pas aussi radical. Ils sont sur le chemin d'une victoire militaire, même si elle est difficile. En négociant avec eux et en parlant ouvertement, je crois qu'ils adopteront une autre attitude. Je pense qu'ils étaient contre une force d'interposition au sens chapitre sept du terme : selon les Nations-unies, ça veut dire que l'on peut tirer et que c'est la guerre. Mais la protection de l'humanitaire, ils y ont tout intérêt et ils le comprendront très bien. Ce sont avant tout les minorités que cette force va protéger, les leurs. Il y a une course de vitesse : ou le front populaire prend Kigali, et ça voudra dire que, avant de partir, les miliciens qui occupent la rue, une machette d'un côté et une grenade de l'autre, auront le temps de massacrer les Tutsis démocrates qui restent, le temps que le front ne s'empare de la ville. Je crois que les gens du front ont tout à fait intérêt à ce que se soit l'ONU qui le protège. Ensuite, on verra. Mais ils sont très tentés, comme ils l'ont fait au Burundi. Je ne pense pas qu'il y a les bons et les méchants, je pense qu'il y a ceux qu'on assassine et les assassins. C'est vrai que la tentation d'une victoire militaire doit être forte du côté du front populaire qui, encore une fois, ne veut pas s'emparer du pays comme une minorité de 10 % s'emparerait de 90 %, par effraction, qui veut s'en emparer pour faire une politique claire, ouverte, disent-ils, et plus en faveur des droits de l'homme.
Q. : Vous parliez tout à l'heure de l'aveuglement, volontaire ou non, de la Communauté internationale. On a reproché à la France de ne pas être intervenue en raison de ses amitiés passées avec le régime politique du Rwanda. Est-ce que la France peut, et doit, vite maintenant, faire quelque chose ?
R. : La France ne doit pas être en avant dans cette affaire pour les raisons que vous dites. Elle doit participer, comme d'ailleurs Philippe Douste-Blazy, avec qui j'étais en communication de Kigali, est parti ou envoie ses collaborateurs pour le faire, s'occuper des réfugiés aux frontières. Et c'est déjà bien, car on en a besoin. Mais la France ne doit pas faire la maligne, je ne crois pas. La politique africaine de notre pays et de bien d'autres, c'était un théâtre d'ombres : je suis partisan qu'on ait une politique dirigée par les droits de l'homme, que les choses soient transparentes. Les jeunes générations en sont fermement partisanes. Il y a bien des choses à dire, mais on n'a pas non plus à être très fiers – dans cette région qui groupe, et ça n'est pas un hasard, des intérêts – de ce qu'on a fait, de ce qu'on a laissé faire.
Q : Concrètement, est-ce que l'aide humanitaire est suffisante, pour tous les réfugiés du Rwanda ?
R. : Pas du tout, pas du tout. Il en manque terriblement. Il y a 300 000 personnes aux frontières de la Somalie, il y en a 20 000 ailleurs, il y en a partout : il y a deux millions de réfugiés à l'intérieur du pays qui ne sont pas assistés. Du côté gouvernemental, j'ai tenté de faire parvenir de la nourriture à des gens qui sont 130 000 d'un côté, dont la majorité tutsi, retenue comme otages, eux aussi. Mais nous n'avons pas été que mauvais, en Afrique, et au contraire, nous n'avons pas qu'à rougir, sûrement pas. En particulier sur l'aide humanitaire, sur le soutien aux populations. C'est pas simple d'être toujours du bon côté quand ça change en permanence. C'est pas simple de maintenir, peut-être même quand on n'en a pas les moyens, une tradition et une influence qui pourraient sans doute être obtenues par d'autres biais. Les Français sont bien vus, quand même, au Rwanda. Et même des deux côtés : il y a plus que du respect pour la France, il y a de l'amitié. Nous devons continuer de nous en servir pour le bien de ces populations. Mais dans la clarté, la transparence et les droits de l'homme.
TF1 : Mercredi 18 mai 1994
Q. : Vous avez découvert ce que peut être l'horreur ?
R. : Oui, l'horreur à l'état brut parce que ce qu'on vient de voir, c'est ce qui se passe aux frontières. Et je suis heureux que la France fasse enfin quelque chose là-bas et j'étais en contact avec Philippe Douste-Blazy. Il faut penser à ce qu'on ne peut pas faire au milieu. L0, ce sont des gens qui ont fui les massacres et d'ailleurs, parfois, y ont participé. C'est comme ça que ça se passe. Mais songez que Kigali est une ville à l'intérieur de laquelle se situent des îlots d'otages menacés de mort en permanence. Certains peuvent être défendus par les 400 hommes formidables de l'extraordinaire général Dallaire qui fait tout et qui est sans doute le représentant de la conscience universelle et de l'honneur de l'humanité. Tout seul avec 400 hommes il ne peut rien faire, il ne peut même pas protéger ses troupes si elles vont patrouiller devant un orphelinat menacé à l'autre bout de la ville. Il y a, à l'intérieur de cette ville, des milliers d'Anne Frank réfugiées dans les caves, dans les toits, menacés de mort. La mort rôde en permanence. Il y avait, entre cet orphelinat que nous avons tenté d'évacuer et l'aéroport, 22 barrages de milices. Ces milices qui ont eu le dernier mot dans notre négociation, car ces milices, la rue armée dans une main une machette, dans l'autre une grande, ouvrant les véhicules de l'ONU. Tout à l'heure, François Léotard parlait de l'humiliation des soldats, je vous assure qu'ils sont humiliés et qu'ils attendent les 5 500 qui vont arriver. Et vous allez voir ce que va en faire le général, il va faire baisser la tension, je l'espère, s'ils arrivent très vite. Car il y a encore des massacres, on en train d'assassiner, on est en train de poursuivre le génocide. Génocide, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu'on est tué pour ce qu'on n'est pas pour ce qu'on a fait. C'est-à-dire qu'ils cherchent les enfants en ce moment. On marche sur les cadavres d'enfants. Dans l'herbe, on trouve des têtes d'enfants décapités qui ont six ans, huit ans, deux ans. On raccourcit les enfants à la machette. Pourquoi ? Parce qu'on a tellement tué, qu'on en a peut-être, ô dernier symptôme d'humanité, un peu de remords, alors on se dit qu'il faut que l'enfant meure aussi pour ne pas qu'il puisse venir vous le reprocher ou reprendre la maison qu'on a pillée. Alors, d'un côté on dit : c'est une lutte ethnique. C'est vrai et c'est faux. On a voulu faire que ces Tutsis, qui sont 10 %, contre ces Hutus, 90 %, ce soit la seule explication. C'est pas vrai. C'est un génocide manipulé et fait, exécuté sciemment par des fascistes. Le fait qu'il soit tropical, ce génocide, ne change rien. Il y avait d'un côté une représentation politique pas seulement ethnique et de l'autre côté, des gens qui se sont servis du racisme. Purification ethnique là aussi, nous y sommes.
Q. : Parce qu'il y avait des Hutus qui était pour une collaboration ?
R. : Non seulement ça, on a commencé dans cette nuit du 6 au 7 avril, à tuer les Hutus démocrates, l'ethnie majoritaire. Et ceux-là ont été éradiqués, certains se cachent encore, on sait où mais on ne peut pas aller les chercher. C'est-à-dire des milliers d'Anne Frank, encore une fois, qui attendent la mort. Alors qu'est-ce qu'on peut faire ? Non, ce n'est pas possible, ils continuent d'être assassinés. Et je parle de Kigali, je peux vous parler des autres régions. Et je ne prends pas parti entre les bons et les méchants complètements. Il y a aussi à une autre échelle, des règlements de compte de l'autre côté du front populaire rwandais, pas du tout à la même échelle, mais un mort est un mort. Et donc, que peut-on faire ? Que ces Casques bleus chargés de la mission de protection humanitaire, ça veut dire quoi ? Donner à manger, du riz, en effet, sur lequel on a ironisé, eh bien ils en ont besoin parce qu'ils crèvent de faim. Et ceux-là qui seront nourris, seront protégés, j'espère, si les Casques bleus arrivent. Encore une fois, vous le disiez à François Léotard, pas trop tard. Parce qu'en sommes, et je m'arrête, il y a un massacre, il y en a beaucoup ces temps-ci, celui-là est exceptionnel, c'est un génocide. Alors on attend d'avoir des images, que les journalistes au péril de leur vie fassent leur métier. Quand on le sait, c'est déjà trop tard, l'indignation monde, alors on commence à bouger. Et ce qui n'était pas possible, c'est-à-dire trouver des hommes volontaires, une espèce de force d'action rapide, de l'humanitaire, de la protection qui serait disposée par continents sous le drapeau de l'ONU, une force, les pompiers avant le feu. Alors, on dit toujours : il n'y a pas d'hommes, pas d'argent, pas de volonté politique. Et puis toujours après le massacre, on trouve les hommes, on trouve l'argent. Ça coûte beaucoup plus cher et la volonté politique se manifeste timidement. Seulement les gens sont morts. C'est comme à Sarajevo. Quand comprendra-t-on que ce qu'on veut, à la fin de ce siècle, c'est une force d'action rapide des Nations unies pour empêcher les massacres pas pour venir se lamenter après ?
Q : Il y a la responsabilité des belligérants mais aussi la responsabilité internationale. Un responsable de Médecins Sans Frontières disait que Paris longtemps avait soutenu la faction au pouvoir qui a donc été décimée depuis début avril. Sentez-vous cette culpabilité ?
R. : Bien sûr, c'est vrai qu'il n'y a pas lieu d'être fier. Et il faudrait très ouvertement que ce débat ait lieu, comme la liste Sarajevo, qu'on en parle de cette politique africaine, qu'on parle de ces zones d'ombre, qu'on parle des nécessités aussi peut-être d'en passer par là parfois. Mais qu'on explique. Et puis, quoi ? Faut pas exagérer non plus, la France a participé aux accords d'Arusha qui, au contraire, ce reproche a été fait ensuite et explique peut-être les massacres, faisait la partie belle au front patriotique du Rwanda. La France n'a pas fait que des mauvaises choses mais il est vrai que nous l'avons soutenu par des accords de coopération qui existent et qu'il faut bien respecter. Ou il faut changer tout, ou il ne faut pas qu'il y ait des rapports précisément spéciaux avec les pays africains, que les droits de l'homme soient appliqués en permanence. Je le souhaite infiniment, je l'ai demandé 25 fois. Mais dans ces conditions, on aide souvent des gens, oui, et on utilise souvent des armes que nous avons vendues ou que nous avons fournies pour le pire. Et là, c'est exceptionnellement ignoble, insupportable, inqualifiable. Il y aura enquête bien entendu, un jour, lorsqu'un tribunal de l'ONU sera constitué pour le Rwanda. Et vous allez voir les responsabilités. Je souhaite qu'elles soient évidemment très vite dévoilées.