Editoriaux de Mme Arlette Laguiller, porte parole de Lutte ouvrière, dans "Lutte ouvrière" des 11, 18 et 25 février 1994, sur l'ultimatum lancé aux Serbes de Bosnie par l'OTAN.

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Média : Lutte Ouvrière

Texte intégral

LA BARBARIE DES GRANDES PUISSANCES VA-T-ELLE S'AJOUTER À LA BARBARIE NATIONALISTE ?

Il est difficile de savoir, dans les discussions entre grandes puissances à propos de la Bosnie, ce qui va en sortir. Vont-elles se décider à lancer un ultimatum à la Serbie ? Et si elles le font, celui-ci sera-t-il mis en application à l'échéance prévue ? De leur côté, les Serbes qui, aux dernières nouvelles, auraient accepté un cessez-le-feu et se seraient engagés à reculer leurs positions autour de Sarajevo, respecteront-ils leurs engagements ? Et si oui, jusqu'à quand ?

Toute cette agitation dans les sommets fait suite aux images épouvantables du marché de Markale, à Sarajevo. Mais jusqu'ici, les hommes politiques, s'ils parlent tous de la nécessité d'intervenir en Bosnie, invoquent pour se justifier les hésitations… du voisin.

Beaucoup, ici en France, dans la population, se demandent si l'on ne pourrait pas faire quelque chose pour arrêter ce massacre, y compris, puisque les grands pays occidentaux sont militairement les plus forts, pourquoi ne pas empêcher les auteurs de ces massacres d'agir voire les "punir" par les armes.

Ceux qui, abusés par les déclarations de certains politiciens ou de quelques militaires, croiraient que quelques bombardements de haut et de loin suffiraient à résoudre le problème, ne pensent pas que cela ne ferait qu'ajouter l'horreur à l'horreur, qu'ajouter un peu plus de victimes civiles aux victimes civiles actuelles, car nous savons bien combien les bombardements sont aveugles même quand on les dissimule hypocritement sous le nom de "frappes aériennes".

La tragédie de Bosnie est l'héritage d'une politique délibérée de grandes puissances qui se sont empressées de reconnaître les fractions politiques réactionnaires qui se sont proclamées républiques autonomes, avec ou sans l'accord de leurs populations.

Ces grandes puissances ont même franchement poussé à la décomposition de l'ancienne Yougoslavie en patronnant la création d'un État en Bosnie-Herzégovine sans demander l'avis des "Musulmans" – que l'on appelle ainsi bien qu'ils soient loin d'être tous de cette religion – qui avaient la majorité relative dans la République, mais qui préféraient peut-être la Yougoslavie. Sans demander l'avis non plus des Serbes ni celui des Croates qui y constituaient des minorités importantes. Voilà la situation qui a permis à des cliques réactionnaires rivales serbes, croates et "musulmanes" d'occuper les devants de la scène et de prétendre parler au nom de leurs peuples, Faisant en sorte que ces peuples se dressent les uns contre les autres.

Au niveau de la population, l'hostilité n'existait pourtant pas et les trois peuples vivaient en commun sur les mêmes territoires. Les villages de Serbes, de Croates ou de "Musulmans" étaient voisins et les familles étaient multi-ethniques.

Aujourd'hui même, à Sarajevo encerclée par les Serbes, des Serbes et des Croates subissent les bombardements au même titre que les "Musulmans". Ce ne sont pas les peuples qui sont ennemis entre eux, ce sont les dirigeants qui sont les ennemis de tous. Les peuples n'en sont même pas encore complètement à se haïr, malgré le fossé de sang que ceux qui ont saisi le pouvoir ont creusé entre eux. Et pourtant quel fossé !

Les grandes puissances ne sont pas tellement pressées d'intervenir parce que le problème du pouvoir se poserait vite. Faudrait-il conserver les actuels dirigeants, ces assassins et ces meurtriers, car ils le sont tous au même titre ? Ou alors les remplacer ? Mais comment ? Et surtout par qui ?

Et les grandes puissances craignent beaucoup plus la démocratie au sens propre, c'est-à-dire le pouvoir du peuple, que les dictatures aptes à maintenir l'ordre.

Une intervention militaire des grandes puissances ne changerait malheureusement pas grand-chose au sort de la population.

Dans le meilleur des cas, cela donnerait l'Irak, des armées d'intervention victorieuses mais un dictateur toujours en place et un peuple toujours horriblement malheureux, sans compter sa fraction la plus opprimée, les Kurdes (opprimés aussi par la Turquie, amie de l'Occident).

Dans le pire des cas, cela donnerait la Somalie, des massacres de populations civiles par les Occidentaux, la continuation de la guerre et des exactions, et la retraite honteuse des soldats des pays riches.

Il n'y a pas beaucoup d'espoir pour le malheureux peuple de Bosnie-Herzégovine, auquel il est arrivé le pire de ce qui peut arriver à un peuple : tomber sous la coupe de dirigeants nationalistes et chauvins.

 

18 février 1994
LUTTE OUVRIÈRE

LES MORTS DE BOSNIE… ET LES PETITS VA-T-EN-GUERRE DE PARIS

En lançant aux Serbes de Bosnie un ultimatum, sous peine de bombardement, les dirigeants des grandes puissances prétendent venir au secours de Sarajevo.

Personne ne peut rester insensible à l'horreur de la vie quotidienne dans cette ville assiégée. Mais il serait dangereux de se laisser abuser par le langage guerrier de nos dirigeants – qui, pour le moment, en disent bien plus qu'ils n'en font – et naïf de croire leur prétention à vouloir aider les peuples de Bosnie.

Lors de la guerre du Golfe, c'est en prétendant punir le dictateur Saddam Hussein et apporter la liberté aux peuples qu'il opprimait, que les grandes puissances ont déclenché le conflit. Résultat : des dizaines de milliers de morts dans les bombardements mais Saddam Hussein est toujours là, et il n'y a pas plus de liberté pour les peuples de la région.

C'est en prétendant protéger le peuple de Somalie contre la faim et les seigneurs de guerre locaux que les troupes d'intervention ont débarqué en Somalie. Résultat : on continue à mourir de faim en Somalie, les seigneurs de guerre continuent à saigner leur peuple qui doit, en plus, subir une véritable guerre coloniale.

Les bombes lancées par les avions des grandes puissances ne désarmeront pas les bandes armées nationalistes autour ou dans Sarajevo. Elles ajouteront seulement des morts à ceux qui meurent sous les coups de mortiers ou les balles des tireurs embusqués. Les bombes ne feront pas de différence entre Serbes, Croates et Musulmans ; pas plus qu'elles n'en feront entre militaires et civils. Et si les grandes puissances décidaient d'aller plus loin, ce serait alors une guerre dont les premières victimes seraient les peuples de l'ex-Yougoslavie, toutes ethnies confondues.

Et une guerre dans quel but ?

Comment les grandes puissances pourraient-elles établir la paix entre peuples de l'ex-Yougoslavie, elles qui portent une si grande responsabilité dans l'évolution vers la guerre présente ?

Ces grandes puissances ont encouragé les cliques nationalistes rivales qui ont dépecé l'ancienne Yougoslavie. Car si dans ce pays, il n'y a pas de pétrole, il y a tout de même des intérêts économiques. Avant, ceux des industriels et des marchands d'Occident. Aujourd'hui, ceux des marchands d'armes. Et de la France à l'Allemagne, chacun a soutenu les ambitions rivales de ses protégés de l'ex-Yougoslavie. Voilà ce qui a permis à ces cliques nationalistes de se consolider au pouvoir et de dresser les uns contre les autres Serbes, Croates, Bosniaques de différentes confessions religieuses ou sans confession qui, jusque-là, vivaient ensemble dans le même pays, dans les mêmes villes, voire au sein des mêmes familles. Voilà ce qui a permis à des hommes de main ou des petites crapules de se poser en défenseurs de leur nation, alors qu'ils ne se battent que pour le pouvoir sur leur propre peuple.

Les grandes puissances finiront toujours par s'entendre avec les chefs nationalistes, y compris avec les responsables des massacres. C'est avec eux qu'elles négocient et elles les considèrent comme les porte-parole naturels de leurs peuples. Les grands de ce monde sont plus proches des dirigeants assassins que des peuples victimes et surtout, ils ont besoin des premiers pour imposer l'ordre parmi les seconds.

Pour cette fois, les dirigeants du monde occidental n'ont sans doute pas l'intention d'aller au-delà de bombardements symboliques (mais de toute façon meurtriers). Ils propagent cependant un climat belliciste. Comme ils l'ont fait il y a peu pour préparer la guerre contre Saddam. Comme ils l'ont fait, en d'autres circonstances, pour préparer leurs peuples aux boucheries d'une Première, puis, d'une Deuxième Guerre mondiale. Comme ils pourraient le faire demain, si l'effondrement de l'économie capitaliste les amenait à la conviction qu'une guerre est nécessaire.

Les peuples de la Yougoslavie payent aujourd'hui très cher d'être tombés sous la coupe de dirigeants nationalistes et chauvins. Méfions-nous : nos propres dirigeants ne sont certainement pas meilleurs, mais ils ont infiniment plus de moyens pour nuire.

 

25 février 1994
LUTTE OUVRIÈRE

HIER LES MASSACRES, DEMAIN LA PRISON DES PEUPLES…

Ainsi l'ultimatum de l'OTAN a réussi à faire taire les canons serbes autour de Sarajevo.

Toute la presse occidentale s'en réjouit mais les journalistes ne peuvent manquer de s'étonner de voir que les habitants de Sarajevo se réjouissent moins.

En effet, les USA et derrière, la France, l'Angleterre, la Russie, ont remporté une victoire diplomatique, chacun la sienne d'ailleurs quand on les entend, mais pour les habitants de Bosnie-Herzégovine rien n'est réglé. Sarajevo n'est en effet pas tout le pays et malheureusement la pression diplomatique des grandes puissances s'exerce dans le sens d'un partage territorial du pays en trois parties.

"Que voulez-vous – disent les commentateurs – les Serbes, les Croates, les Musulmans ne peuvent pas s'entendre, il faut donc bien en arriver à un partage, chacun dans sa zone, même si ce n'est pas la meilleure solution".

Mais a-t-on demandé leur avis aux populations concernées ? Non ! Ce que les commentateurs entendent par Serbes, par Musulmans ou par Croates, ce sont les cliques militaires ou politiques qui se sont placées à la tête de chacune des fractions et ont entraîné les peuples dans la guerre. Ce sont elles qui ne peuvent pas s'entendre. Elles préfèrent dominer un petit bout de territoire, et d'ailleurs immanquablement y exercer une dictature, plutôt que devoir gouverner l'ensemble de façon plus ou moins démocratique, c'est-à-dire à peu près sûrement se voir écarter.

Or il n'y a pas de territoire représentant chacune des ethnies ou chacune des confessions. Dans toutes les divisions territoriales possibles et imaginables, toutes les ethnies seront imbriquées car d'un village à un autre village, les peuples sont confondus, parfois même à l'intérieur du même village ou de la même famille.

Le partage territorial ? Ce sera le gouvernement de cliques militaristes et réactionnaires qui, sur chaque territoire, exerceront une répression contre les minorités qui y résideront. "Si vous n'êtes pas contents, vous n'avez qu'à aller chez vous puisque maintenant vous avez un pays". Et ce sera l'époque des purifications ethniques à n'en plus finir.

Et au nom de cette oppression contre les minorités, au nom de la défense contre "l'étranger", chacun des gouvernements supprimera les libertés pour sa propre ethnie.

Mais les grandes puissances n'en ont cure. Voilà la solution diplomatique vers laquelle elles s'engagent. Elles sont même satisfaites de voir la Russie participer, même pour défendre ses intérêts pro-serbes, à ce dépeçage territorial.

Ils disent, Clinton en tête, "nous n'avons pas intérêt à l'affaiblissement de la Russie qui a ses propres intérêts dans cette partie du monde". L'affaiblissement de la Russie, cela créerait un vide et ils ne le disent pas mais le pensent tout haut : au temps du stalinisme, l'URSS au moins maintenait l'ordre et évitait toutes les situations conflictuelles que l'on voit surgir et qui menacent l'équilibre mondial. Autrement dit, le rapport des forces entre les grandes puissances. Équilibre et rapport des forces que les conflits locaux peuvent perturber, empêchant ainsi les "grands" d'exploiter en paix le monde entier avant de le précipiter dans la guerre quand leurs propres intérêts sont en cause.

Alors, "vive la Russie" disent-ils aujourd'hui, si elle peut jouer à nouveau le rôle de l'URSS de Staline. Même si au passage elle se sert un peu. À tout prendre cela coûtera moins cher que des mercenaires.

C'est la menace de l'aviation et des bombardiers de l'OTAN qui a fait taire les canons. Cette paix est une paix en armes sur ce qui est toujours une poudrière.