Interviews de M. Jack Lang, membre du PS et ancien ministre de l'éducation nationale et de la culture, à RTL (extraits) et à TF1 le 17 avril 1994, sur la situation en Bosnie-Herzégovine, la lutte contre le SIDA, le système scolaire, la préparation des élections européennes 1994 pour le PS.

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Média : Emission Le Grand Jury RTL Le Monde - TF1

Texte intégral

« Grand Jury » RTL Le Monde : Dimanche 17 avril 1994
Passages importants

LA FRANCE, L'EUROPE ET LA BOSNIE

La situation est terrible. (…) Les institutions internationales ont fait l'impossible. (…) Mais la folie des hommes est telle qu'il n'est pas aussi aisé qu'on le croit (…) de les empêcher de s'entre-déchirer Cette situation montre que, si l'Europe (…) disposait d'une force propre d'intervention et de mécanismes réels d'arbitrage, nous n'en serions peut-être pas là (…) Jusqu'où faut-il aller ? Veut-on que l'engagement des pays (…) aboutisse à une intervention militaire, donc à la guerre ? (…)

L'action humanitaire a permis d'affiner l'attention du monde. (…) Mais elle a ses limites. (…)

On critique beaucoup l'ONU. Moi, j'ai parfois envie d'en faire l'apologie. (…) J'ai envie de défendre les actions que l'ONU mène dans les pires difficultés. (…)

Il ne faut pas créer d'illusions en donnant à penser que l'armée française, ou telle autre armée européenne, pourrait d'un seul coup pacifier. La volonté politique, la détermination des Européens, celle des Américains et celle des Russes, qu'il faudrait moins isoler dans la vie internationale, (…) doivent aboutir à un mode d'organisation. (…) Il faut s'interroger pour l'avenir, sur la présence des pays de l'Est de l'Europe dans un grand ensemble continental. À cet égard, il y a deux voies possibles : l'adhésion politique à la CEE, qui précéderait de quelques années l'adhésion économique (…), ou la grande idée qui a toujours été celle du président François Mitterrand, à savoir une confédération européenne. Il faudrait alors poser des conditions strictes et impérieuses à tous les pays européens : obligation de mettre en place des mécanismes de protection des minorités, création d'une cour d'arbitrage et d'une force d'intervention européenne. Préparons l'avenir pour que des situations comme celle que connaît la Bosnie ne puissent plus survenir en Europe. (…)


LA POLÉMIQUE AUTOUR DE CYRIL COLLARD

S'il y a des coupables, je suis coupable aussi car j'ai donné un coup de main à Cyril Collard qui avait quelques difficultés à boucler son film. (…)

Dans la polémique, on confond un peu tout. Or, d'un côté, il y a le film et, de l'autre, il y a le personnage réel. Le film est une fiction, une œuvre libre (…) et je ne sache pas qu'existe en France une censure préalable. (…)

Ceux qui ont vu le film n'ont pas du tout pensé qu'il s'agissait d'une apologie d'un héros ayant sciemment contaminé une jeune fille. (…)

Quant à la réalité, d'après ce que j'ai compris, lorsque Cyril Collard a contaminé la jeune fille avec qui il avait une aventure amoureuse, il ignorait être porteur du virus. (…)

SIDA, SANTÉ PUBLIQUE ET MORALE

Le sida est évidemment un problème de santé publique. C'est une question de vie ou de mort. (…)

En France, il n'y a pas de volonté collective, publique, étatique, relayées par la grande opinion. Et les choses n'avancent pas. En Grande-Bretagne, où les structures et les mentalités sont tout autres, lorsque le virus est apparu se sont très rapidement mis en place dans les comtés, grâce à la décentralisation britannique, des centres d'information et de prévention. Ce pays a été mieux prémuni contre le virus que la France. (…)

Q. : Que pensez-vous de la suggestion de l'Académie de médecine de lever le secret médical dans certains cas ?

R. : À partir du moment où on lève le secret médical, on ouvre la porte à tous les arbitraires, à toutes les menaces sur la vie personnelle et professionnelle du citoyen. (…)

Nous devons dire et redire à toute personne porteuse du virus qu'il est de son devoir et de sa responsabilité de protéger les autres. (…) On peut considérer que l'on commet une sorte de crime quand on transmet sciemment un virus dont on se sait porteur – c'est mon sentiment personnel. (…)

Revenant sur le film de Cyril Collard, je dirai que l'on aurait peut-être pu mieux informer. Mais, en disant cela, je ne veux pas donner raison à ceux qui engagent une espèce de procès en sorcellerie contre Cyril Collard. (…)

Il demeure que trop de responsables politiques, de droite et de gauche, ont fait preuve d'un inacceptable conformisme. Que de craintes ! Que de pusillanimités ! Je les ai d'ailleurs vécues moi-même à l'intérieur du Gouvernement quand j'ai pris la décision de faire installer des distributeurs de préservatifs dans les lycées – j'ai d'ailleurs l'impression que les choses n'ont pas beaucoup avancé. (…)

La soirée télévisée consacrée au sida a été efficace, mais il reste beaucoup à faire. (…) On continue de pister les toxicomanes qui veulent se procurer des seringues et certains pharmaciens renâclent à vendre des préservatifs. (…)

Il faut que la puissance publique se batte plus que jamais !

LES JEUNES ET LE CIP

Les jeunes ont eu le sentiment d'être atteints dans leur dignité d'êtres humains (…), d'être victimes d'une discrimination. Il y a eu une révolte contre un acte ressenti comme une dévaluation des diplômes, en particulier des diplômes donnant un accès direct à des professions.

Les jeunes n'ont pas eu tort de dire : non à la discrimination ! non à la dévaluation des diplômes ! (…)

LA MÉTHODE LANG AU MINISTÈRE DE L'ÉDUCATION

Je me suis dit qu'il fallait tenir le pari d'apaiser et de réformer. (…) J'ai peut-être eu de la chance, mais je rappelle que ma durée de vie ministérielle à l'Éducation a été courte : onze mois. (…)

M. Jospin avait engagé de bonnes réformes, mais elles avaient peut-être été présentées trop rapidement. (…) Par le dialogue et l'écoute, les réformes des lycées et du premier cycle universitaire ont été initiées, puis elles ont été mises en place par mes successeurs. (…)

Q. : Qu'est-ce qui ne marche pas dans l'école française ?

R. : Comme toute institution, l'école mérite d'être rajeunie en permanence. C'est à partir de ce qui marche qu'il faut réparer ce qui ne marche pas. Mais on ne peut pas parler à cet égard de l'école ou de collèges en général.

Il existe 200 – j'exagère un peu – établissements secondaires qui connaissent de grandes difficultés. Mais c'est 200 sur 6 000 ! Et c'est pour ces 200 établissements qu'il convient d'envisager des mesures spécifiques. (…)

Notre Éducation nationale est l'une des meilleures, en tout cas l'une des moins mauvaises du monde. Des modifications, notamment pour les collèges – je crois qu'on s'y prépare – permettraient d'améliorer sensiblement les choses.

FRANÇOIS MITTERRAND ET VICHY

Il n'y a aucune ambiguïté. (…) Il a été un résistant de premier plan dès les premiers moments de la guerre. C'est un homme qui, j'en suis convaincu, considère qu'on ne doit pas oublier et que l'on doit au contraire, auprès des jeunes générations, faire connaître, faire savoir, expliquer pourquoi des hommes ont été à ce point monstrueux. (…) C'est simplement quelqu'un qui n'a pas (…) d'esprit de vengeance. (…) Il a une attitude humaine vis-à-vis des personnes. (…)

Q. : Vous trouvez bien finalement que le procès Touvier ait lieu ?

R. : Naturellement. Mais on peut regretter qu'il ait tant tardé.

LE SUICIDE DE FRANÇOIS DE GROSSOUVRE

J'ai été choqué par toute une série d'articles qui ont été publiés à cette occasion, notamment par ceux qui faisaient parler un mort. (…) De même, j'ai été assez choqué par des articles relatant les funérailles de François de Grossouvre, tel journaliste interprétant tel geste du président ou de la famille. Au nom de quoi ? (…) Une certaine déontologie devrait conduire les journalistes à s'imposer de la rigueur. (…)

Pour m'être trouvé ce soir-là par hasard près du président, j'ai vu à quel point ce moment a été pour lui très douloureux. (…) On l'a décrit, parmi les autres amabilités et gentillesses le concernant, comme un homme seul. Croyez-moi, il n'est pas si seul qu'on l'imagine. Mon affection pour lui est plus grande que jamais. (…)  Plus on l'attaque, plus je l'aime. (…)

LE BILAN D'ÉDOUARD BALLADUR

Je me souviens de son discours d'investiture, voilà un an, qui fut ressenti assez douloureusement par le député qui était à mes côtés, Pierre Bérégovoy. Son discours était très dur pour nous, rien ne trouvait grâce aux yeux du nouveau Gouvernement. (…) Quels que soient les mérites du Premier ministre, qui n'en manque pas, le chômage a grandi à la vitesse V, les déficits publics se sont creusés, les taxations sur les gens les plus démunis ont augmenté. Le pays ressent douloureusement cette situation et surtout il aimerait savoir où l'on va, où le gouvernement veut le conduire.

LE SCORE DU PARTI SOCIALISTE AUX ÉLECTIONS EUROPÉENNES

Nous allons tout faire les uns et les autres, pour que Michel Rocard, qui conduit notre liste, fasse le meilleur score possible aux élections européennes, qui constituent une étape vers d'autres étapes que nous espérons victorieuses. (…) Il n'y a pas de raison que l'on n'atteigne pas 22 ou 23 %, score habituel des socialistes aux élections européennes. Nous l'atteindrons !

BERNARD TAPIE EST-IL POPULISTE ?

Ce ne serait pas mener un bon combat que de s'entre-déchirer lorsqu'on appartient à la même mouvance de gauche. (…) Olivier Duhamel, qui est sur notre liste, a commis un faux pas. Peut-être a-t-il confondu (…) sa fonction de politologue et sa fonction de candidat. (…) Je n'accepte pas (…) que l'on puisse attaquer une autre liste de gauche. (…) Par ailleurs, je n'accepte pas que l'on puisse traiter d'une manière aussi injuste Bernard Tapie. On peut lui reprocher ceci ou cela, mais je n'oublie pas qu'il est l'un de ceux qui, avec le plus de talent, de force et d'audace, a combattu Le Pen. L'assimiler à Berlusconi est totalement inacceptable. (…) Ses actes montrent que Bernard Tapie n'accepte pas de pactiser avec l'extrême droite. Berlusconi, pour sa part, négocie avec des députés néofascistes. Il y a là un vrai problème international.

PAS DE MINISTRES FASCISTES EN ITALIE !

Accepter que dans un Gouvernement d'un pays d'Europe, l'Italie, il y ait des ministres fascistes ne paraît pas conforme aux engagements réciproques que nous avons pris les uns et les autres. Les pays d'Europe doivent dire au président de la République italienne : nous n'acceptons pas de négocier, de discuter, de correspondre avec un Gouvernement dans lequel il y a des ministres fascistes. (…) L'Europe libre, l'Europe des droits de l'homme et de la démocratie ne peut pas accepter un Gouvernement qui compterait parmi ses membres des ministres fascistes. (…)  

LE GATT ET L'HÉGÉMONIE AMÉRICAINE

Le système du GATT consacre l'hégémonie américaine sur l'économie mondiale. (…) Il est aussi la consécration d'un mixte de développement économique qui confère à quelques multinationales une sorte de toute-puissance sur l'économie mondiale et qui fait fi des économies locales. (…) Il faut opposer à ce système le droit pour chaque peuple à un développement autonome et original.

LA DÉFENSE DE LA LANGUE FRANÇAISE

Q. : Que pensez-vous du projet de loi que M. Toubon vient de faire adopter par le Sénat ?

R. : Je me suis imposé depuis le premier jour où j'ai quitté le Gouvernement une obligation de réserve à l'égard de mes successeurs. (…) On peut être pour ou contre, et je pourrais vous défendre les deux points de vue. (…) Je crois peu aux mesures de protection, contrairement à ce que l'on fait croire. Je crois aux mesures positives, favorables au développement de la culture en France et hors de France.


TF1 : Dimanche 17 avril 1994

Q. : Qu'est-ce que c'est qu'un bon score pour vous ?

R. : Je ne lis pas dans le marc de café. Habituellement, le score du PS aux élections européennes tourne autour de 22, 23 %. La présence de Bernard Kouchner, qui est heureuse et tonifiante, peut donner un petit plus. Laurent Fabius a raison d'être relativement optimiste. Ce qui compte d'abord c'est de convaincre, d'expliquer, d'entraîner, et de susciter l'enthousiasme autour de cette liste.

Q. : Il y a un risque d'éparpillement des voix de gauche. Ne vous faut-il pas faire des efforts pour regrouper tous ces gens ?

R. : On pourrait regretter qu'il n'y ait pas une liste qui intègre les radicaux de gauche. Les choses sont ainsi ! Bernard Tapie a décidé de constituer une liste autonome. Il mène son combat. En même temps, il y a des liens de respects mutuels entre les uns et les autres. Il ne faut pas tout ramener à des histoires des partis. Il faut que nous soyons capables d'énoncer des idées, des projets, des propositions, de parler concrètement. Il faut que ces deux mois qui viennent soient l'occasion de poser des problèmes. Qu'est-ce que c'est qu'une Europe qui serait favorable à l'emploi ? Cela veut dire des solutions précises, pratiques. Michel Rocard a évoqué toute une série de solutions pratiques et concrètes : une politique de grands travaux grâce à un emprunt. Solution qui avait été suggérée par le président de la République, François Mitterrand. La création d'un fonds de développement économique qui serait alimenté par un prélèvement sur le flux des capitaux. Un accord général entre les pays d'Europe pour assurer une réduction du temps du travail qui permettrait de dégager de nouveaux postes de travail. Oui ou non, sommes-nous décidés à créer une Europe de l'emploi favorable à la création d'activités nouvelles ? Il y a un autre point : c'est faire que cette Europe – nous voyons ce drame en Bosnie – devienne une Europe de la tolérance et du respect. Il faut que nous soyons capables de mettre en place des mécanismes qui préviennent les conflits : création d'une cour d'arbitrage ; engagement des États de respecter le droit des minorités ; création d'une véritable force d'intervention européenne qui nous permettrait d'agir pour arrêter ou empêcher un conflit.

Q. : Vous seriez, comme Dominique Baudis, favorable à ouvrir votre liste aux partisans et aux opposants à votre liste ?

R. : Il faut être cohérent. L'Union européenne a été décidée. Toutes les personnes figurant sur la liste du PS ont accepté ce traité. Je ne comprends pas que l'on puisse faire coexister des personnalités qui combattent ce traité et d'autres qui l'acceptent.

Q. : C'est une façon d'ouvrir à d'autres sensibilités ?

R. : Cela voudrait dire que, demain, les députés de cette liste auront des attitudes différentes. Les électeurs ne sauront pas pourquoi ils vont voter.

Q. : La composition de la liste : il y a des personnalités à la fois féminines et masculines.

R. : Nous avons été nombreux à nous battre pour cela, en particulier Yvette Roudy. Michel Rocard a pris cette décision : un homme, une femme. C'est une première, cela n'a jamais existé dans aucun pays, dans aucune élection. Cinquante ans après que les femmes ont conquis le droit de vote, c'est un acte important ! J'aimerais que nous puissions être imités par les autres formations politiques.

Q. : Si vous ne réalisez pas le chiffre escompté, est-ce que cela veut que la candidature de Michel Rocard aux présidentielles est à revoir ?

R. : Je ne raisonne pas ainsi. Je raisonne en étant dans le sens d'une dynamique. Il n'y a pas de raison pour que les idées et les projets qui sont les nôtres ne puissent pas susciter une large adhésion. Je pense à toutes les propositions que nous voulons faire pour l'avenir des jeunes en Europe : la généralisation de l'obligation de l'apprentissage de deux langues vivantes ; les jumelages entre lycées de différents pays ; l'organisation de services nationaux civiques qui associeraient des jeunes de différents pays d'Europe pour accomplir des tâches d'intérêt collectif pour l'environnement, la solidarité, la santé, etc. Nous voudrions que ces deux mois soient des mois au cours desquels l'on puisse inventer, imaginer d'autres projets, d'autres idées.

Q. : Situation politique très compliquée en Italie ?

R. : Il y a quelque chose qui n'est pas compliqué, mais qui est triste. M. Berlusconi, président du Conseil pressenti, envisage de nommer ministres des personnalités néofascistes. Cela pose un très grave problème. Au moment où, en France, a lieu le procès Touvier, le procès d'hommes qui ont été liés à une époque épouvantable de notre histoire, la répression fasciste, nazie, de Vichy, il n'est pas possible qu'un pays comme l'Italie, un pays qui fait partie de l'Union européenne, ait un gouvernement au sein duquel il y ait des ministres fascistes. Le devoir des gouvernements de l'Europe, des opinions publiques, et de la communauté européenne, est de dire au président italien : Monsieur le président, vous ne pouvez pas accepter que fassent partie de ce gouvernement des hommes ou des femmes qui revendiquent l'action fasciste pendant la guerre qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes en Italie et hors d'Italie. Ce n'est pas acceptable, ce n'est pas conforme à l'idée que nous nous faisons de l'Europe, une Europe libre et démocratique.