Interview de M. François Léotard, ministre de la défense, dans "Le Figaro" du 27 août 1994, sur le bilan de l'opération Turquoise au Rwanda et le risque d'une internationalisation du conflit en Bosnie en cas de levée de l'embargo sur les ventes d'armes.

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Média : Le Figaro

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Léotard redoute un "formidable échec" pour l'ONU 

Envisagée par Bill Clinton, la levée de l'embargo sur les armes à destination de la Bosnie-Herzégovine conduirait à un nouvel embrasement, affirme le ministre de la Défense. 

Le ministre de la Défense, François Léotard, tire pour Le Figaro le bilan de l'opération "Turquoise", en déplorant que l'Union européenne n'ait pas été au rendez-vous. Le ministre d'État se déclare par ailleurs préoccupé par le projet américain de lever l'embargo sur les armes au profit de la Bosnie. "C'est la vole de l'échec", estime François Léotard. Il redoute que le conflit ne devienne "plus rude, plus ouvert et plus international". 

Le Figaro : Quel bilan tirez-vous de l'opération "Turquoise" au Rwanda ? 

François Léotard : Cette opération est vraiment à l'honneur de nos armées. Je crois pouvoir dire qu'il n'y a pas un pays au monde qui aurait pu faire avec aussi peu d'effectifs (environ 2 500 hommes) une opération à 8 000 kilomètres de ses frontières en aussi peu de temps. Notre seule présence a permis de sauver des centaines de milliers de vies. Pour vous donner quelques chiffres, nous avons effectué quelque 80 000 opérations de soins, dont 800 interventions chirurgicales, nous avons évacué environ 4 000 personnes menacées. Et, bien sûr, nous avons protégé des camps de réfugiés tutsis et hutus rassemblant plusieurs centaines de milliers de gens. Enfin nos soldats ont enseveli 20 500 corps de victimes des épidémies. 

Les Français peuvent être fiers de cette opération, même si la situation reste fragile : L'état de crise internationale permanente démontre que, même en période de paix, notre outil de défense est essentiel. C'est ce que dit le Livre blanc sur la défense que le premier ministre m'avait chargé d'élaborer. 

L'opération "Turquoise" prouve, s'il en était besoin, que l'effort que consacrent les Français à leur défense est totalement justifié. 

Q. : L'opération "Turquoise" est-elle complètement terminée ? 

R. : Commencée le 23 juin, elle a cessé le 21 août, conformément à la résolution 929 du Conseil de sécurité de l'ONU à laquelle nous étions soumis. Nous n'avons plus personne au Rwanda, mais il reste encore au Zaïre quelque 1 500 militaires. Ils seront 500 le 4 septembre. Leur mission, strictement humanitaire, sera de trois ordres : soutenir les organisations non gouvernementales, contribuer au maintien de la plate-forme aérienne de Goma, et soutenir sur le plan logistique les contingents africains qui sont basés au Rwanda. Car nous n'entendons pas abandonner les troupes africaines qui se sont engagées à nos côtés. 

Q. : La France est-elle prête à faire un effort de cette ampleur dans d'autres pays, notamment au Burundi, où la situation est aujourd'hui très délicate ? 

R. : J'ai toujours dit que l'idée selon laquelle nous pourrions et nous devrions être présents sur toutes les crises du monde doit être combattue. Nous ne sommes pas une gendarmerie internationale, et la France n'est pas à elle seule l'ONU. Nous avons des intérêts stratégiques, nous défendons les intérêts français et ceux de nos compatriotes à l'étranger, c'est la première mission des forces armées. 

En ce qui concerne le Burundi, nous sommes très attentifs à l'évolution de la situation, mais aucune opération n'est envisagée. Les seules mesures qui sont préparées en permanence sont celles qui consistent à assurer le cas échéant la sauvegarde de nos compatriotes.

Q. : L'opération "Turquoise" a-t-elle, selon vous, contribué à apaiser la situation au Rwanda ? 

R. : La France a montré qu'elle ne faisait aucune distinction ethnique entre les Hutus et les Tutsis, qu'elle était parfaitement équitable et impartiale dans la gestion de la crise. Aussi ai-je été choqué par certains commentaires qui exprimaient le contraire de ce que nous faisions. Ceux qui ont voulu voir là une opération "coloniale" font un contresens. Mon seul souci a, au contraire, été de faire intervenir les Africains, de les aider matériellement et de dire, dès le début : "Nous nous retirerons le plus vite possible."

Nous avons aussi contribué à restaurer au Rwanda des autorités locales. La situation est-elle pour autant pacifiée ? Je n'ai pas la réponse. Tout dépend de l'attitude du gouvernement de Kigali. S'il manifestait une volonté systématique de règlements de comptes, d'exécutions, de procès sommaires, il risquerait de relancer un processus de guerre civile. L'heure doit être à la réconciliation. 

Q. : Avez-vous été déçu par la lenteur du soutien international ? 

R. : Oui, il est inutile de le cacher, et notamment pour ce qui concerne l'Europe. Nous progressons sur plusieurs sujets avec nos partenaires européens (dans le domaine industriel, du corps européen, de l'identité européenne de défense), mais, quand la crise arrive, la Communauté européenne n'est pas une communauté, l'Union n'est pas une union. C'est une vraie déception. L'Europe ne s'est pas senti la dimension africaine qu'elle devrait pourtant avoir. La France a eu ce réflexe, pas l'Europe. 

Q. : À l'inverse, dans l'ex-Yougoslavie, n'y a-t-il pas une position européenne commune ? 

R. : Les positions, les réalités, les engagements aussi, sont marqués par plus de solidarité. Les gouvernements se consultent. Malheureusement, le résultat n'est pas là. La décision probable des États-Unis de lever l'embargo sur les armes va mettre l'ensemble de la Force de protection de l'ONU dans une situation extrêmement délicate. Il y a là un vrai risque de divergence entre les États-Unis et les pays européens qui se sont engagés sur le terrain, notamment la France, la Grande-Bretagne et l'Espagne. 

Q. : Comment analysez-vous cette décision ? 

R. : Elle semble fondée sur une très forte pression des Bosniaques et peut-être par la volonté de ne pas intervenir directement par l'envoi de troupes au sol. Elle est aussi marquée par l'idée qu'une partie de la Fédération croato-bosniaque est agressée, ce qui n'est pas faux dans la mesure où les Serbes ont conquis des territoires importants, par la violence et par la pratique honteuse de l'épuration ethnique.

Mais cette décision pose de graves problèmes. J'ai dit au vice-président Al Gore, à mon homologue de la Défense, mais aussi devant le Sénat américain, que la levée de l'embargo était la voie de l'échec, que le retrait de la Forpronu qui en serait la conséquence serait une opération très délicate. Il faudrait déployer plusieurs milliers d'hommes de l'Otan en Bosnie Herzégovine pour assurer ce retrait, et les Américains, au lieu de faciliter une sortie de la crise, se retrouveraient alors en première ligne.

Nous avons devant nous une alternative : ou bien la levée de l'embargo se fait, et il faudrait alors que la Forpronu s'en aille. Cela signifie pour elle un échec formidable, deux années d'efforts diplomatiques et militaires rendues inutiles. Cela signifie aussi une guerre ouverte, avec des armements lourds, sur le continent européen, voire la réouverture de certains fronts, et donc la fin du "containment" que la Forpronu avait réussi à obtenir. Des débordements sont prévisibles vers le Kosovo, la Macédoine… C'est une solution qui aggravera la situation, rendra le conflit plus rude, plus ouvert, plus international.

L'autre piste, qui est celle de la raison et de la ténacité, même si elle se révèle difficile, parfois décevante, c'est de maintenir la Forpronu et d'obliger les parties à dialoguer. 

Nous sommes dans l'ex-Yougoslavie dans une situation de bord de guerre. On se rendra compte a posteriori que la mission de la Forpronu était nécessaire, qu'elle a été utile et que, malgré les difficultés, elle reste aujourd'hui indispensable.