Déclaration de M. François Léotard, ministre de la défense, sur l'histoire de l'Armée d'Afrique, de 1841 à 1954, Épinal le 21 mai 1994.

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Circonstance : Hommage à l'armée d'Afrique à Epinal le 21 mai 1994

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Texte intégral

Monsieur le président de l'Assemblée nationale,
Monsieur le maire d'Épinal, 
Messieurs les officiers généraux, 
Mesdames et Messieurs,

Renaissance et reconnaissance : je crois que c'est autour de ces deux très beaux mots de notre langue que nous aujourd'hui, nous réunir. Renaissance d'un régiment, c'est-à-dire sa mémoire. Reconnaissance de la France, à cette Armée d'Afrique à laquelle le 1er régiment de Tirailleurs a associé son histoire.

L'Armée d'Afrique, de ses débuts à la fin, de la conquête de l'Algérie à la décolonisation, fut composée de Français de métropole et d'Afrique du Nord, de chrétiens, musulmans, de juifs, d'étrangers qui, dans un formidable brassage d'origines et de religions, ont défendu le même idéal, avec le même courage, la même abnégation, sous le même drapeau.

L'Armée d'Afrique, vous en connaissez la belle diversité : zouaves, infanterie légère d'Afrique, Chasseurs d'Afrique, Légion Étrangère, tirailleurs, spahis et goumiers, dans la fidélité à leur culture ou à leur religion ils ont chacun servi et l'Empire et la République, c'est-à-dire la patrie.

Ainsi en fut-il des Tirailleurs, donc on comprendra que je m'y attarde, aujourd'hui.

Leurs premières unités furent formées, pour une part importante, de compagnies turques à la solde du dey d'Alger qui passaient au service de la France, au fur et à mesure de la soumission des garnisons conquises. De là, leur surnom de turcos, qu'ils ont longtemps porté. L'ordonnance royale du 7 décembre 1841 mit sur pied à Alger, à Oran, à Constantine, trois bataillons qui devinrent trois régiments le 1er janvier 1856.

Ils sont de toutes les campagnes de Napoléon III : on les retrouve à Magenta et à Solferino, où ils défont les Autrichiens en 1859. Ils s'embarquent pour le Mexique en 1861, où ils écrivent aux côtés des Légionnaires et des Chasseurs d'Afrique des pages de gloire et d'héroïsme.

C'est toute l'armée d'Afrique qui est engagée dans la guerre de 1870. Tirailleurs, Zouaves, Chasseurs d'Afrique en juillet ; légionnaires et spahis en septembre. Pour la première fois, ils combattent en métropole. Pour la première fois, ils vont mourir pour la France et sur le sol de France.

Actes de bravoure qui finissent dans les derniers feux de l'Armée de la Loire et de l'Armée de l'Est. C'est la défaite. L'année terrible, dont parlera Victor Hugo.

Alors, les énergies françaises se portent vers cet empire colonial dont les troupes sont venues combattre et mourir pour la France, sur son sol. C'est l'aventure maritime et coloniale de la IIIe République, dont nous connaissons tous, ici les grandes étapes et les grandes figures.

Cette armée sera de presque tous les champs de bataille, entre 1914 et 1918. L'Algérie, à elle seule, fournit 170 000 hommes dont 57 000 engagés volontaires, pendant la guerre. Imagine-t-on, Mesdames et Messieurs, ces paysans des djebels, ces viticulteur de la Mitidja, ces commerçants d'Alger ou d'Oran plongés aux côtés des troupes de métropole, dans l'enfer des tranchées ? Dans les offensives de 1917 ? Dans l'assaut final ?

L'Armée d'Afrique est au premier rang du défilé de la victoire. Les alliés nous l'envient. Notre peuple l'acclame.

Entre les deux guerres, c'est la révolte des Druzes et c'est la guerre du Rif. C'est, en 1930, le centenaire de l'Algérie et c'est, aussi, l'Armée d'Afrique qui a cent ans : dans une France démographiquement exsangue, les régimes d'Afrique sont comme un prolongement nécessaire de la puissance française.

D'ailleurs, ils tiennent garnison en France, comme le 1er régiment de tirailleurs, à Épinal. On les voit. On les reconnaît. On les acclame. Ils sont de chez nous et le prouvent, pendant la campagne de France, en mai-juin 1940.

Une campagne oubliée, Mesdames et Messieurs. Souvenons-nous des unités d'infanterie nord-africaine sur le sol de Belgique. De la division Marocaine, à Grambloux. Des sphahis, à la Horgne. Des légionnaires, en Norvège. Ces soldats de la campagne de 1940 se sont battus. Ils se sont défendus. Ils ont résisté.

En Afrique du Nord, les troupes s'entraînent, dissimulent armes et conservent, intactes, la discipline et les traditions. Malgré l'armistice, grâce aux généraux Weygand et Juin, elles gardent l'orgueil d'une armée invaincue. Leurs frères d'armes de la légion, les tirailleurs de la 13e demi-brigade de légion étrangère et du 22e bataillon de marche nord-africain connaissent, eux, la « gloire renaissance » de Bir-Hakeim, ainsi que l'écrira le général De Gaulle au Général Koënig.

Le 8 novembre 1942, les alliés débarquent en Afrique du Nord. L'armée d'Afrique reprend sa place au combat : « un seul combat pour une seule patrie, » comme le dira le général De Gaulle.

Ce combat, c'est, d'abord, la campagne de Tunisie.

Elle jette le XIXe corps d'armée dans la bataille avec un armement et un équipement dépassés. Cependant, la détermination des troupes, leur vaillance et leur sacrifice, pallient ces faiblesses. 90 000 hommes – légionnaires, tirailleurs, zouaves, spahis, chasseurs d'Afrique, goumiers, artilleurs – sont engagés et près de 20 000 sont tués.

La Corse est le premier théâtre d'opération de l'armée française renaissante. Le bataillon de choc, le 1er régiment de tirailleurs marocains et le 2e groupement de tabors marocains libèrent le premier département français, en septembre 1943.

Le réarmement de l'armée française, décidé par les accords d'Anfa, permet la constitution de trois divisions blindées et de cinq divisions d'infanterie, dont trois de l'Armée d'Afrique : la 2e division d'infanterie marocaine, la 3e division d'infanterie algérienne, la 4e division marocaine de montagne, constituées sur le modèle américain.

La fusion des Forces françaises libres et de l'armée d'Afrique est réalisée. Mais surtout, la mobilisation générale permet de fournir les effectifs nécessaires. 118 000 Européens et 160 000 musulmans rappelés s'ajoutent aux 224 000 hommes, sous les armes, en novembre 1942.

C'est, ensuite, la campagne d'Italie.

Le corps expéditionnaire français en Italie est placé sous les ordres du général Juin. Dès novembre 1943, la deuxième DIM débarque à Naples.

Puis c'est le tour de la troisième DIA du général de Montsabert. Ensemble, elle monte en ligne, au nord de Cassino.

Au printemps 1944, la quatrième DMM et la 1re division de marche d'infanterie, mise sur pied en Tunisie à partir de la 1re division française libre et qui compte dans ses rangs des spahis, des tirailleurs et des légionnaires, les rejoignent. Le général Juin dispose, alors, de ses quatre divisions. Il peut les lancer à l'assaut des défenses allemande du Garigliano et foncer sur Pico et Valmonte, ouvrant ainsi la route de Rome, où les Français entrent le 6 juin, défilent le 15, et poursuivent vers Sienne, qui tombe intacte entre leurs mains.

Mais le succès est chèrement payé : 15 % des 200 000 hommes engagés sont tués. Les pertes atteignent 80 % de l'effectif pour les compagnies de fusillés-voltigeurs d'infanterie.

C'est, enfin, la campagne de France.

Les grandes unités retirées d'Italie et les 1re et 5e divisions blindées, venues d'Afrique du Nord, et qui regroupent zouaves, légionnaires et chasseurs d'Afrique, forment l'armée B du général de Lattre de Tassigny, la future 1re Armée.

Tandis que les spahis marocains et les artilleurs du 4e régiment d'artillerie nord-africain suivent la 2e division blindée, de Normandie à Paris et Strasbourg, les premières unités débarquent en Provence, le 15 août 1944, à Saint-Raphaël et tout au long du littoral provençal. Ils ne s'arrêteront plus jusqu'en Allemagne.

Aux termes de neuf mois de guerre, le général de Lattre reçoit, aux côtés des alliés américains, britanniques et russes, la capitulation de l'armée allemande, le 8 mai 1945.

Le prix payé est élevé : plus de 13 000 tués. Les jeunes aspirants formés à Cherchell paieront, eux aussi, un lourd tribut. Parmi cela, au premier rang de ceux-là, un jeune aspirant de réserve du 1er régiment de tirailleurs, l'aspirant Seguin, dont je salue avec une intense émotion l'engagement, l'honneur, la mémoire.

L'Armée d'Afrique n'a pas le temps de seulement goûter à la victoire. D'autres combats l'appellent. C'est l'Indochine, où cette France de l'Empire, cette France du grand large, cette France d'au-delà des mers meurt à Diên-Biên-Phu, le 7 mai 1954. C'est aussi, un peu, la mort de l'Armée d'Afrique. Moins de dix ans après la Libération de la France. Moins de dix ans avant la fin de la décolonisation.

Voilà l'histoire, voilà l'épopée, voilà le mythe de l'Armée d'Afrique. Elle est faite de conquête au grand soleil, d'uniformes aux couleurs éclatantes, de troupes qui défilent au son aigre, envoûtant, rythmé, des raïtas et des tambours. C'est la France d'hier, la France des cent millions d'habitants, la France de l'Empire. C'est l'histoire de France et c'est donc, aussi, l'histoire d'une tragédie.

Cela ne doit pas être pour nous l'histoire d'un long glissement vers l'oubli.

L'Armée d'Afrique aura prolongé la puissance française, de l'Algérie à l'Afrique noire, à Madagascar et à l'Indochine.

Elle aura par deux fois, au cours des deux guerres mondiales, combattu sur le sol de la France. Elle aura montré aux Français que si la Nation naît du sang reçu, elle vit du sang versé.

Elle aura bien mérité de la Patrie.

Il nous appartient, à nous qui sommes restés des Français libres grâce à tous ceux qui se sont levés pour nous libérer, de témoigner à l'Afrique d'aujourd'hui notre attachement, qui vient de notre culture commune et de notre mémoire ; de reconnaître à l'égard des Africains, nos frères d'armes, une date historique et morale ; de dire à l'Afrique d'aujourd'hui à laquelle nous lie l'histoire commune de nos sacrifices, notre responsabilité pleine, entière et assumée.

En mémoire de l'Armée d'Afrique.

La France sait ce qu'elle lui doit, et lui dit son immense respect. Et c'est la République, aujourd'hui et à Épinal, qui lui témoigne sa reconnaissance.