Texte intégral
Q. : Le Rwanda. Vous avez parlé tout à l'heure de génocide. Qu'est-ce qu'on peut faire pour le Rwanda, qu'est-ce que la communauté internationale peut faire ?
R. : D'abord, pousser un véritable cri d'indignation parce que ce qui se passe là-bas mérite, je crois en effet, le nom de génocide. On compte les morts par dizaines de milliers, et même selon certaines informations, par centaines de milliers, les réfugiés par millions. Nous n'arrivons pas à arrêter le carnage puisque malgré toutes les pressions qui ont été faites, les deux camps s'obstinent dans la guerre et refusent tout cessez-le-feu. Il faut donc que la communauté internationale passe maintenant à la vitesse supérieure. D'abord pour l'aide humanitaire : la France a fait, pour sa part, un gros effort vis à vis des réfugiés qui sont au Burundi, mais également par le biais de la Croix rouge internationale au Rwanda même. Il faut que l'Union européenne, elle l'a décidé aujourd'hui, mais également les autres grands pays, puissent intensifier cette aide humanitaire.
Deuxièmement, il faut obtenir, le plus vue possible, un cessez-le-feu en utilisant la médiation des pays de la région, certains s'y emploient. J'ai envoyé notre ambassadeur faire la tournée des principales capitales et nous suggérons maintenant un Sommet des pays principalement concernés dans la région pour qu'ils puissent peser de tout leur poids.
Et puis enfin, il faut annoncer très clairement que nous sommes décidés à sanctionner, à punir – c'est le mot qui convient – ceux qui se livrent à de tels massacres, notamment à Kigali, dans les zones qui sont tenues par les forces armées rwandaises.
Q. : On connaît votre souci pour la Bosnie. Est-ce que vous croyez qu'une initiative comme celle de Bernard Henri-Lévy de faire une liste "Sarajevo" est de nature à faire progresser les choses, à lancer le débat, et peut être utile ?
R. : L'avenir le dira. Moi ce que j'essaie de faire à mon poste, c'est de réunir les conditions pour que la paix soit possible. De ce point de vue, ce qui s'est produit à Genève vendredi dernier me paraît de la plus haute importance. Pour la première fois, on a vu les Américains, les Russes et les Européens se mettre d'accord sur les grandes lignes d'une solution. Cette solution n'est sans doute pas idéale, bien entendu, c'est un compromis, mais je crois que c'est un compromis équilibré. Ce qu'il faut faire aujourd'hui, c'est appeler les parties à se mettre autour de la table de négociation. Je demande donc aux forces politiques françaises de soutenir cette vision des choses et cette déclaration de Genève, je demande aussi aux Américains et aux Russes de maintenir la pression sur l'ensemble des parties concernées. Et je demande enfin d'une part aux représentants de la Fédération croato-musulmane, et d'autre part aux représentants de la communauté serbe, de se remettre à négocier le plus vite possible. Il y a là une occasion, un moment à saisir. Il ne faut pas trop laisser passer le temps, sinon à nouveau ce sera l'escalade sur le terrain.
Q. : Et vous y croyez vraiment ?
R. : Vous savez, je me bats depuis un an en croyant à ce que je fais, alors on nous donne beaucoup de leçons de morale. On me dit : "il n'y a qu'à faire ceci, il n'y a qu'à faire cela…". Moi, j'y vais de toutes mes forces et de toute ma conviction. Je pense que ce qui a été fait a été positif et la France y a joué un rôle tout à fait décisif depuis maintenant un peu plus d'un an.
Q. : Vous voulez dire que la Bosnie doit être un des thèmes de la campagne européenne et le fait d'avoir une liste qui soit rattachée à la Bosnie, c'est un peu un gadget finalement ?
R. : Je ne veux pas porter de jugement sur ce point, parce que l'affaire est trop grave. Chacun défend ses idées comme il l'entend. Moi, je défends les miennes parce que je crois à ce que je fais. Ce n'est pas simplement de la real politik, c'est la volonté d'arrêter la guerre. Nous avons déjà obtenu des succès, il faut le dire. Ce n'est pas par des listes électorales, mais par des initiatives diplomatiques, que nous avons eu l'ultimatum à Sarajevo qui a changé la face des choses à Sarajevo. C'est ainsi aussi, trop tard sans doute, mais nous l'avons fait quand même, que nous avons arrêté les combats à Gorazde. C'est ainsi qu'aujourd'hui sur l'ensemble du territoire de la Bosnie, la situation est à peu près stabilisée. On s'y bat beaucoup moins qu'on ne s'y battait il y a un an, parce que nos efforts diplomatiques ont été en partie couronnés de succès. Alors, je vais continuer dans cette voie parce que, je le répète, j'ai l'intime conviction que c'est la bonne.
Q. : La campagne électorale en France. On entend tout et son contraire sur l'Europe. On entend des réserves très lourdes, très fortes à l'égard de Bruxelles. On vient ici à Bruxelles, on voit Jacques Delors qui dit : "mes grands travaux, ça ne marche pas, personne n'en veut." Qu'est ce qui se passe, ça marche en ce moment l'Europe ?
R. : Vous avez vu déjà une campagne électorale où tout le monde dit la même chose ? Heureusement qu'il y a des contradictions, c'est la démocratie ! Chacun défend son point de vue, les Français jugeront et comme toujours, ils jugeront avec bon sens. Je vais vous dire, je suis persuadé que l'Europe est nécessaire : si elle n'existait pas, on l'inventerait et je suis même persuadé que depuis quelques mois, on a fait des progrès. Nous sommes arrivés à sortir de la négociation de l'Uruguay, grâce à l'Europe, parce qu'il y a eu une position commune de l'Europe. Nous sommes arrivés également à élargir l'Union européenne dans de bonnes conditions. Le Traité de Maastricht est entré en application. Il y a eu un plan européen pour la Bosnie qui a servi de base à tous nos efforts et de base en particulier à la déclaration de Genève. Il y a des difficultés, je ne vais pas vous dire que l'Europe coule des jours heureux, mais elle est utile, elle est tellement utile que tout le monde veut y entrer ! Ce qui prouve qu'elle est encore attirante, alors ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain : l'Europe, c'est important.
Propos du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à la presse française – Extraits – (Bruxelles, 16 mai 1994)
Q. : (À propos du Livre blanc : divergences entre ministres des Affaires étrangères et ministres des Finances).
R. : Parfois les ministres des Affaires étrangères sont là pour faire prévaloir le point de vue politique sur le point de vue des financiers. Je comprends le point de vue des financiers. Il n'y a pas de réticence sur l'esprit même de l'opération. Il y a une interrogation majeure sur le point de savoir s'il faut à nouveau endetter la Communauté. Les financiers en stricte obédience, considèrent que cela aboutit à endetter encore les États membres qui le sont de manière considérable. Voilà où est l'éventuelle divergence. C'est à nous de faire prévaloir l'intérêt politique de l'opération sur des contingences financières qui sont respectables mais qui ne doivent pas prévaloir, à mon avis, en tout cas pas jusqu'au bout.
Q. : Est-ce que vous ne croyez pas maintenant qu'avec les signes de reprise, on peut s'interroger sur l'utilité du Livre blanc ?
R. : Je crois que ce serait une grave erreur. Quant à la reprise certes, elle est là, elle est même sans doute plus rapide que ce que l'on avait prévu – on commence à réaliser les prévisions – mais elle reste extrêmement fragile. L'idée de la soutenir, par de grands projets de ce type, est plus actuelle que jamais. Je dirais même, qu'à la limite, au contraire, en période de reprise, on a plus de moyens financiers pour les grands projets qu'en période de déflation et donc les problèmes de financement devraient être moindres si on retrouve 2 à 2,5 % de croissance dans les années qui viennent, ce qui est possible.
En plus, je crois qu'au-delà des aspects strictement économiques, il y a dans cette opération une vertu politique vis à vis des opinions publiques : concrétiser l'Europe par des projets de ce type, c'est très mobilisateur, c'est très positif. Bien que la Communauté n'ait rien à voir, en tant que telle dans le financement du tunnel sous la Manche, j'ai la certitude que l'ouverture du tunnel est un plus pour l'image générale de l'Europe, de son dynamisme, de sa cohérence. Il y a aussi dans ces projets une vertu pédagogique et politique.
Q. : Mais justement, est-ce qu'on ne peut pas imaginer des projets qui se fassent à deux ou trois pays, faut-il que l'argent de la Communauté à Douze soit investi dans de tels projets ? Cela n'est pas très souple, ça nécessite des marchandages…
R. : On nous reproche assez souvent d'avoir sur l'évolution de la Communauté des vues peu orthodoxes en parlant de "coopération différenciée" ou de "géométrie variable". Il y a des projets qui peuvent se faire à géométrie variable ou en dehors du cadre communautaire stricto sensu. Mais je pense que là, il y a une grande entreprise. Elle a été approuvée par les Chefs d'État et de gouvernement, on a dit oui. Donc, maintenant il faut la concrétiser.
Q. : Quels sont les projets prioritaires ?
R - Vous connaissez notre super priorité : c'est le TGV-Est qui figure d'ailleurs dans la liste des dix projets prioritaires qui a été établie par M. Christofersen.
Q. : Quel est le candidat que soutient la France pour la Présidence de la Commission ?
R. : Je ne vais pas vous le dire ce soir, malgré tout le plaisir que j'ai d'être avec vous. Je crois qu'il faudra que ce soit un Européen convaincu, il faudra que ce soit quelqu'un dont la philosophie de l'Europe lui convienne.
Q. : M. Dehaene ?
R. : Je dirai que j'ai beaucoup apprécié, en ce qui me concerne, la façon dont nous avons travaillé pendant la Présidence belge, avec la Belgique. Nous continuons d'ailleurs à travailler sur bien des sujets, mais de là à en tirer des conséquences sur mes préférences, c'est un pas considérable que je ne franchirai pas !
Q. : La décision se prend-elle à Corfou ?
R. : Je pense en tout cas que cela serait souhaitable. J'espère qu'on y arrivera, qu'une décision se prendra à Corfou parce qu'ensuite, il y a toute une mécanique à mettre en place.
Q. : Puisque la France "cédera" la Présidence de la commission, que viserait-elle pour les commissaires ?
R. : Ce n'est pas une affaire de marchandage ! Ce que nous souhaitons, c'est que la Présidence soit bonne, efficace, organisée. Cela dit, nous attachons particulièrement d'importance pour les prochaines années à tout ce qui concerne les relations commerciales extérieures de la Communauté, il y a là un enjeu capital avec la mise en place de l'organisation mondiale du commerce, les suites du GATT et tous les accords qui se négocient avec tous les pays candidats à des relations plus étroites avec l'Union européenne. Je pense que tout ce qui a trait aussi à la concurrence – on le voit encore en ce moment – est particulièrement sensible. Mais enfin, cela se discutera une fois que la Présidence sera mise en place.
Q. : Pourquoi le choix de ces deux thèmes prioritaires pour la Présidence française ?
R. : Si nous avons choisi ces deux thèmes c'est parce qu'à mon avis, ils correspondent bien aux préoccupations majeures que devraient avoir actuellement tous les candidats aux élections européennes, c'est-à-dire comment convaincre les Français et les autres citoyens des autres États membres que la construction de l'Union européenne continue à les concerner. Je ne crois pas que ce soit en réformant les procédures de consultation ou de co-décision entre le Parlement et le Conseil qu'on rendra l'Europe plus proche des citoyens. Tout ça ne concerne qu'un petit monde dans lequel vous vivez, dans lequel je vis aussi, mais qui est bien éloigné des préoccupations concrètes de nos compatriotes. La seule façon de les convaincre que l'Europe les concerne, c'est de faire en sorte qu'elle traite des problèmes qui les concernent.
Quelles sont les deux grandes interrogations ? Il y en a sans doute beaucoup d'autres, mais telles que je les perçois, l'emploi, la lutte contre le chômage, et deuxièmement est-ce que l'Europe est capable de garantir sa stabilité, sa sécurité et la paix comme elle l'a fait depuis 1945.
C'est pour cela qu'on a choisi ces deux thèmes, c'est parce qu'ils nous semblent tout à fait en relation avec les préoccupations sinon quotidiennes, du moins très fortes dans les opinions publiques. Sur la sécurité, les étapes, on les voit bien. C'est l'un des sujets sur lesquels on a le plus travaillé, le plus progressé depuis un an : la première étape, c'est le 26 et le 27 mai prochain, la Conférence sur la stabilité en Europe. Il s'agit donc bien là de monter un mécanisme qui permette d'éviter en Europe centrale et orientale, et jusque dans les États baltes, la reproduction de ce que l'on vit maintenant dans les Balkans. Alors, ça va démarrer le 26 et le 27 mai, ça se poursuivra tout au long de la Présidence française. L'objectif, il est ambitieux, je ne sais pas si nous l'atteindrons, serait de boucler l'exercice avant la fin de la Présidence française, c'est-à-dire dans le 1er semestre 95. Il laisse à peine un an de négociation aux tables rondes. J'ajoute que cet exercice est aussi relié à une autre préoccupation qui est celle de l'élargissement de l'Union et j'ai marqué pour ma part à plusieurs reprises le lien étroit que nous faisions entre le succès de cette initiative de stabilité et les futurs élargissements de l'Union européenne. Pourquoi ? Parce qu'on ne peut pas imaginer de faire entrer dans l'Union des pays qui transporteraient leurs désaccords de voisinage. De même que l'Union doit faire le ménage chez elle en réformant ses institutions avant de nouveaux élargissements, de même les pays candidats doivent remettre leurs affaires en ordre et régler leurs problèmes de voisinage avant d'entrer. Donc ça, c'est un des éléments essentiels.
Le deuxième point sous ce chapitre général de sécurité, c'est l'émergence, et à mon avis, c'est l'enjeu non pas de la Présidence française mais des dix ans qui viennent, l'émergence petit à petit d'une véritable identité ou entité européenne de sécurité. On a fait des progrès importants dans ce domaine depuis maintenant un ou deux ans, plus particulièrement au cours de la dernière année. D'abord avec le Sommet de l'Alliance atlantique, où pour la première fois, de manière aussi explicite en tout cas, les États-Unis ont reconnu, dans les termes mêmes du Traité de Maastricht, la légitimité de cette entreprise. Ils ont reconnu qu'il y avait place au sein de l'Alliance Atlantique pour un pôle européen de sécurité. Ils ont même été plus loin, puisque le concept des forces GFIM, les Groupes de Force Interarmées multinationaux, ce concept a été adopté par le Sommet de l'Alliance. Et maintenant, nous voyons comment mettre en œuvre l'idée que de telles forces pourraient être placées sous commandement de l'UEO. Lors de la dernière session ministérielle de l'UEO, dans la décision finale qui a été adoptée, on parle de "commandement UEO". C'est donc un progrès conceptuel il faut bien l'admettre, pas encore opérationnel, mais conceptuel considérable. Dans le même temps et au cours de cette même session ministérielle d'ailleurs, nous avons mis au point ce qu'il y a six mois paraissait totalement impossible, c'est-à-dire un vrai statut d'association à l'UEO pour les pays associés à l'Union européenne. C'est un vrai statut puisque désormais ils sont dans le Conseil permanent de l'UEO. Certes ce Conseil pourra se tenir dans certains cas sans eux, avec les 9 membres originaux de l'Union d'Europe occidentale, mais ils en font partie intégrante. Souvenez-vous, lorsque Kinkel et moi avons lancé l'idée en novembre à Varsovie, elle n'a pas plu à tout le monde, la réaction a même été négative au Conseil de l'UEO. Mais nous y sommes arrivés et le statut a été signé de manière tout à fait solennelle, il y a maintenant une semaine, le 9 mai dernier.
Donc, voilà la deuxième piste concernant la sécurité. Il faut aller plus loin dans le renforcement de l'UEO. Il faut, au-delà des avancées conceptuelles que je viens de signaler, faire des avancées opérationnelles. Alors cela, c'est la cellule de planification, c'est la densification petit à petit du Corps européen, c'est une coopération satellitaire en matière de renseignements pour les pays de l'UEO, enfin, bref, c'est tous les projets concrets qui sont sur l'agenda.
Enfin, troisième piste en ce qui concerne les problèmes de sécurité : c'est l'articulation de tout cela avec l'Alliance atlantique et l'adaptation de l'Alliance et ses répercussions : partenariat pour la paix, opérations de maintien de la paix de l'OTAN. On peut y être confronté assez vite à propos de la Bosnie, puisque les Américains m'ont clairement dit, quand je suis allé à Washington, qu'ils confirmaient l'engagement, pris solennellement par le Président Clinton, de participer à une force de mise en œuvre d'un accord de paix en Bosnie, mais à condition que ce soit une opération OTAN nouvelle manière, avec un mandat des Nations unies, mais conduite par l'Alliance. Donc, vous voyez que la multiplicité des chantiers en matière de sécurité est considérable et ce ne sont pas seulement des chantiers, ce sont des chantiers qui avancent, des chantiers de construction. Et c'est tout ça qu'il faudra petit à petit pousser. Il y a encore de très grandes hésitations de la part de certains de nos partenaires, mais enfin, sur tous ces plans, et notamment à l'UEO, on a marqué des points.
Q. : Vous parlez de chantiers en matière de chômage et de sécurité, mais tout cela reste du domaine de l'intergouvernemental. Je ne vois pas très bien maintenant quel est le champ de l'intégration communautaire ?
R. : Vous vous imaginez qu'on va décider d'une opération de maintien de la paix avec l'envoi de forces européennes, en Bosnie ou ailleurs, à la majorité qualifiée ? Moi, je n'ai rien contre l'intergouvernemental.
Q. : C'est donc qu'on ne décidera pas !
R. : Mais si, on décide ! On vient de décider d'envoyer, de prendre sous la responsabilité de l'Union européenne l'administration de Mostar, par exemple, on l'a fait à l'unanimité. Je suis convaincu que pendant une très, très longe période encore un certain nombre de questions relèveront de la coopération intergouvernementale, en particulier tout ce qui concerne la sécurité. Alors, j'ai évoqué ces sujets à propos de la sécurité. Alors, j'ai évoqué ces sujets à propos de la sécurité parce que cela ça me paraît être du domaine intergouvernemental. Mais dans l'autre domaine que j'ai évoqué, l'emploi, il y a des tas de choses qui ne relevant pas de l'intergouvernemental et qui peuvent relever de ce que vous appelez le communautaire, à commencer par les programmes de grands travaux. Donc je ne dis pas du tout qu'il faut abandonner le communautaire, il se trouve que dans la présentation des idées en fonction de vos questions, j'ai commencé par un domaine qui est un domaine intergouvernemental.
Q. : Sur l'élargissement.
R. : Si on prend un peu de recul, on voit que le grand défi d'ici à la fin de ce siècle, c'est de savoir comment réaliser ce qui me paraît être l'inévitable : le nécessaire élargissement de l'Union européenne, sans mettre à bas ce qui a été construit depuis trente ou quarante ans maintenant. C'est là qu'est vraiment le nœud de la question. Il y a une première façon de résoudre cette difficulté, c'est de dire : il ne faut pas élargir. Certains responsables politiques en France tiennent ce langage. Moi, je pense que cette position est intenable. Je pense qu'il ne faut pas tenir sur la ligne consistant à dire : on ne peut plus élargir l'Union européenne parce que ça risque d'affadir ses mécanismes et son fonctionnement. Il va falloir faire preuve d'imagination et à partir du moment où l'on considère que l'élargissement est un bien, un engagement que nous avons pris et un bien pour l'Europe, il faudra trouver pragmatiquement – ce ne sera pas peut-être d'un seul coup – les moyens de faire en sorte que cela fonctionne à vingt ou à vingt cinq, – puisque c'est cela l'objectif – , aussi bien, même si c'est différemment, que cela fonctionnait à six ou bien à neuf, puis à douze, puis à seize. C'est évidemment, un enjeu de la Conférence intergouvernementale de 1996.
Q. : Êtes-vous toujours opposé à l'idée d'une préparation de cette conférence ?
R. : Je ne suis absolument pas opposé à l'idée d'une préparation de cette Conférence ! Ce à quoi nous avons été un peu réticents, c'est l'idée de demander à un groupe de sages, dès la mi 94, de se mettre à réfléchir sur une Conférence qui est prévue en 1996. Je pense que c'est une responsabilité gouvernementale que de dire dans quelle direction on doit engager l'Union européenne et quelle type de réforme institutionnelle on veut faire. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il ne faut pas la préparer, au contraire ! Nous commençons à y réfléchir nous-mêmes, sur un plan franco-français, si je puis dire. Nous sommes prêts à en discuter avec nos principaux partenaires et notamment avec l'Allemagne, et avec d'autres. Il y a un très gros effort d'imagination à faire, les idées ne sont pas encore très précises. On en voit quelques unes s'esquisser. La première, c'est à mon avis, de manière tout à fait inévitable, le renforcement de la Présidence. Il faudra d'une manière ou d'une autre, renforcer la Présidence en durée, peut-être en légitimité, peut-être en moyens, peut-être en rôle politique. C'est un premier chapitre sur lequel il faut travailler.
Le deuxième grand chapitre, c'est celui du meilleur contrôle démocratique de l'union. Pour ma part, je ne suis pas sûr que ça passé exclusivement par un renforcement indéfini des pouvoirs du Parlement européen. Je crois qu'il faut aussi réfléchir à une meilleure, à une plus grande – on a déjà franchi quelques étapes en ce sens – association des Parlements nationaux. Il y a là des mécanismes nouveaux à mettre au point.
Troisièmement, il y a les méthodes de travail. C'est peut-être moins ambitieux, moins excitant pour la force d'imagination des uns et des autres, mais ce n'est pas moins important.
Q. : Comment fonctionne le couple franco-allemand ? Est-ce que l'élargissement qui est en cours et les élargissements futures ne sont pas de nature à modifier à la fois la vision de l'Allemagne, son rôle dans une grande Europe et du même coup ses liens historiques avec la France ?
R. : Ce n'est pas ce que je constate aujourd'hui. Je crois que les dirigeants allemands actuels sont très sincèrement attachés à la coopération franco-allemande. Ils le manifestent, ils l'ont manifesté tout au long de l'année 93. Si on n'était pas parvenu, malgré des tas de difficultés, c'est vrai, et après beaucoup d'efforts de conviction et de persuasion, à maintenir un axe franco-allemand fort sur le GATT, on n'aurait pas eu le résultat du 15 décembre. Donc, on a beau parler de crise franco-allemande de manière récurrente, on constate que lorsque les vraies échéances sont là, lorsque l'on se bat vraiment sur les sujets sérieux, le couple franco-allemand fonctionne. Est-ce que sur l'élargissement, il y a eu des points de désaccord ? Concernant celui qui vient de se dérouler, certes, on a senti quelques divergences d'approche. Les uns étaient plus anxieux de conclure rapidement, alors que d'autres attachaient plus d'importance à la préservation de l'acquis communautaire. Là encore, on est arrive à une solution que je trouve, pour ma part, excellente. On a fait un bon élargissement, sans rien sacrifier d'essentiel et en faisant entrer dans le Communauté de nouveaux États membres qui vont l'enrichir dans tout le sens du terme, politique et budgétaire, commercial et économique. Alors, est-ce que pour l'avenir, on arrivera à maintenir cette cohésion ? Pour les prochains élargissements, il y a à la fois beaucoup d'enthousiasme dans le discours et, je le constate depuis quelques mois maintenant que nous préparons concrètement les choses, beaucoup de prudence dans la réalité, de la part des Allemands. Mais je ne suis pas pessimiste sur notre capacité à trouver une attitude commune sur ces futurs élargissements pour constater les points d'accord et les points de désaccord – il peut y en avoir et essayer d'arriver à une position commune.
Donc, il y a vraiment la volonté permanente de travailler ensemble. Je trouve que tous ceux qui mettent en exergue les disputes franco-allemandes sont victimes d'une actualité au jour le jour, et qu'ils ne voient pas la perspective. Lorsqu'on voit la perspective sur plusieurs mois ou sur plusieurs années, on se rend compte que ça fonctionne.
L'autre exemple en date, on en a suffisamment parlé, c'est la Bosnie. J'ai trouvé en Klaus Kinkel depuis des mois, depuis que nous avons fait ensemble au mois d'octobre dernier le plan d'action européenne, une solidarité de tous les instants, à Genève et encore aujourd'hui pour expliquer à nos partenaires ce qui s'était passé à Genève. Cela marche vraiment bien sur les grands sujets sur l'essentiel, pour ne pas dire très bien.
Q. : Le 20 septembre pour le GATT, s'il n'y avait pas eu la chancellerie, avec Klaus Kinkel on allait droit à la confrontation ? C'est l'exemple majeur.
R. : Non, l'exemple majeur, c'est le résultat. Je peux vous dire que le 15 décembre lorsque M. Rexrodt, parce que c'est vrai qu'il y a des problèmes, était intraitable sur les instruments de politique commercial, le dernier point sur lequel je ne voulais pas transiger, si je n'avais pas eu Klaus Kinkel pour dire : pour des raisons politiques, moi je soutiens le point de vue de la France, je ne serais pas arrive au résultat.