Interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, à RTL le 10 mai 1994, sur la prise d'otages de 11 français en Bosnie, le terrorisme en Algérie, la fin de l'apartheid en Afrique du sud et les élections en Hongrie.

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Média : RTL

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Q. : Les onze Français membres de l'organisation humanitaire "Première Urgence" sont toujours détenus dans la banlieue de Sarajevo. Qu'est-ce que vous faites ? Est-ce que vous négociez ?

R. : On ne négocie pas, on dit très clairement que cette prise d'otages, parce que c'en est une – les charges retenues contre eux sont sans fondement – est inacceptable. Nous avons multiplié les démarches auprès des autorités de Belgrade, de Pale, en exigeant leur libération immédiate et inconditionnelle. Nous tenons pour solidairement responsables les autorités de Serbie-Montenegro et les Bosno-Serbes.

Q. : J'ai vu que les Serbes ont repoussé d'un mois le procès ou le simulacre de procès. Est-ce que c'est pour laisser le temps de négocier ?

R. : Je le répète, il ne s'agit pas de négocier, il s'agit d'exiger. Cette mesure peut être interprétée…

Q. : Exiger comment ? Comment peut-on supporter cela alors que les troupes françaises sont à coté ?

R. : Vous imaginez une opération de force, c'est à dire quoi ? Un parachutage ? Un coup de main ? Avec tous les risques que cela comporte ? Il faut être sérieux. Je crois que dans une situation comme celle-là, c'est par la persévérance de notre action diplomatique, la nôtre, celle de l'Union européenne, celle de tous nos partenaires, celle des organisations internationales que l'on peut obtenir cette libération. Je voudrais rappeler que, comme on l'a dit, un certain nombre d'observateurs et d'avocats ont vu nos compatriotes dimanche, mais je voudrais aussi dire que notre ambassadeur et un médecin militaire les voient tous les jours depuis maintenant plus d'une semaine, puisque nous avons obtenu un droit de visite. J'ai bon espoir et nous nous battons. Il faut que les Serbes sachent que s'ils persévèrent dans ce véritable défi à la communauté internationale, parce que ce sont des jeunes gens qui étaient en mission humanitaire, ils en paieront le prix.

Q. : L'Algérie. Alors, le Quai d'Orsay demande aux Français de rentrer, mais au fond, ce sont les plus pauvres qui ne sont pas rentrés, et deux religieux ont été assassinés. Le FIS dément que ce soient les islamistes. Est-ce que vous croyez à ce démenti ?

R. : Ce sont les plus pauvres, ce sont aussi les plus enracinés, ce sont souvent des hommes et des femmes qui sont nés là-bas, qui ont toute leur histoire, toutes leurs racines, et c'est la raison pour laquelle l'appel que nous leur avons lancé de rentrer en France est souvent difficile à entendre de leur part.

Vous savez, le FIS, c'est une collection de groupuscules qui, parfois, se combattent les uns les autres, et donc il est difficile de faire crédit à telle ou telle déclaration. Ce que je constate, c'est qu'une fois de plus, on a franchi un degré dans l'escalade de la sauvagerie et de la barbarie. Que représentaient cet homme et cette femme ? Des valeurs qui, on peut en tout cas l'imaginer, sont communes à toutes les grandes religions. Des valeurs de dévouement, de charité, de service des autres, et voilà qu'on les assassine, au cœur même de leur bibliothèque. C'est horrible.

Q. : Mandela. Qui aurait parié sur lui et quel est votre commentaire sur cette élection, qui est quand même un des grands moments de l'histoire de l'Afrique en général, et peut être du monde même ?

R. : Plus que de l'Afrique, du monde. J'étais moi-même en Afrique du Sud il y a deux mois à peine, et j'ai rencontré à la fois Nelson Mandela et le Président de Klerk, et on se dit parfois qu'on a la chance de voir ce que l'on appelle tout simplement des grands hommes, c'est à dire des hommes qui prennent l'histoire à contre-pied. L'un et l'autre ont fait très exactement le contraire de ce que l'on pouvait s'attendre à les voir faire. De Klerk qui était le pur produit du système a organisé la mort de l'apartheid, et Mandela, qui a passé, je ne me souviens jamais du chiffre exact, je crois que c'est plus de 20 ans en prison, aurait normalement dû être programmé pour la revanche. Or, c'est un homme qui n'a qu'un seul mot à la bouche, la réconciliation. Je trouve que c'est admirable.

Q. : Pensez-vous que le continent africain tout entier va exister autour de l'Afrique du Sud ?

R. : Sinon le continent tout entier, du moins toute l'Afrique australe. C'est une région qui est riche, c'est une région qui était profondément minée par l'apartheid. Je crois que c'est une transformation historique qui est en train de se produire. Vous savez que la France, qui est présente, qui a beaucoup augmenté son aide à l'Afrique du Sud, invite la nouvelle Afrique du Sud à participer aux rencontres franco-africaines. Nous sommes une puissance à vocation africaine, cela doit s'affirmer lors de cette rencontre du mois de novembre prochain qui aura lieu en France.

Q. : Dernière question sur la politique étrangère, les ex-communistes ont gagné les élections de Hongrie. Qu'est-ce que ça vous attire comme réflexion ?

R. : J'aurais préféré que les non communistes gagnent.

Q. : Est-ce que ça change quelque chose à votre politique ?

R. : La Hongrie a fait le choix de la démocratie. Ces élections ont été libres, il y a eu d'ailleurs une forte participation, plus forte que la fois dernière. Ce que je peux souhaiter, c'est que le Parti communiste ait changé. On va le voir à l'épreuve. Est-ce qu'il a abandonné ses vieilles idées ? Est-ce qu'il est décidé à poursuivre une politique de libéralisation économique et une politique d'intégration de la Hongrie à l'Europe ?

Vous savez, hier, à Luxembourg, l'Union de l'Europe occidentale, qui est le futur embryon de la défense commune de l'Union européenne, a accueilli, sinon comme membre plein, du moins comme membre associé un pays comme la Hongrie. J'espère que, maintenant, elle va s'arrimer vraiment à l'Ouest.

Q. : La victoire des ex-communistes ne change pas votre engagement d'honneur, c'est vous qui avez employé le mot, avec les anciennes démocraties populaires ?

R. : S'ils ne changent pas, s'ils veulent toujours nous rejoindre et s'ils sont prêts à faire ce qu'il faut en matière économique et dans le respect de la démocratie, pourquoi voudriez-vous que nous changions nous-mêmes ?