Déclarations de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, à l'Assemblée nationale et à Villacoublay le 18 mai 1994, et interview à Europe 1 le 19, sur la libération des otages de l'Association "Première urgence" retenus en Bosnie et l'hypothèse d'un retrait des casques bleus français de la région de Bihac.

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Circonstance : Libération des onze otages de l'Association humanitaire "Première urgence" le 18 mai 1994

Média : Europe 1

Texte intégral

Réponse du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, à une question d'actualité (Assemblée nationale, 18 mai 1994)

J'ignore si c'est une honte. Je réponds en tout cas volontiers à l'invitation du président pour vous annoncer simplement que nous venons d'apprendre de Sarajevo la libération des onze otages de Première urgence. Ils sont actuellement en cours de transfert et je pense qu'ils seront à Paris dans les prochaines heures.

Cette libération est le résultat des efforts que le ministre d'État, ministre de la Défense, ses collaborateurs, ainsi que les diplomates qui relèvent du Quai d'Orsay ont déployés depuis maintenant près de deux mois.


19 mai 1994
Europe 1

Q. : Alain Juppé, bonjour ! Alors vous vous frottez les mains, les onze otages de l'association humanitaire Première urgence, détenus par les Serbes de Bosnie ont été libérés hier soir. C'est une victoire pour la diplomatie française, il faut le dire.

R. : C'est une victoire pour le gouvernement français qui n'a pas ménagé ses efforts, depuis maintenant près de deux mois, dès que cette prise d'otages, et c'est moi-même qui l'ait qualifiée ainsi au tout début, a été connue, nous avons immédiatement multiplié les démarches diplomatiques tous azimuts.

Q. : Il y a un problème, c'est que ces otages ont été libérés sous caution. C'est un problème de racket en fait ?

R. : Attendez, laissez-moi terminer. Nous avons multiplié les démarches diplomatiques, tous azimuts, à Belgrade, à Sarajevo, à Pale, nous-mêmes, par l'intermédiaire de la présidence grecque, de l'Union européenne, avec le soutien de Lord Owen, le médiateur international et également d'un certain nombre de grandes puissances qui nous ont aidés…

Q. : Il y a eu du racket ou pas de racket ?

R. : Non c'est une libération, et c'est ça qui me réjouit, c'est ça qui est important. Il y a plusieurs jours, je l'avais dit d'ailleurs à Washington, nous savions que ces démarches diplomatiques allaient aboutir. Et le ministère des Affaires étrangères n'a utilisé aucune autre méthode que celle-là. J'ai appris depuis, comme vous-même d'ailleurs, que l'association Première urgence avait versé ce qu'elle appelait une caution. C'est sous sa responsabilité et cela n'appelle aucun commentaire de ma part.

Q. : 280 000 F ?

R. : C'est le chiffre que j'ai entendu comme vous.

Q. : Alors il y a cette victoire et puis en même temps, on ne comprend pas du tout la stratégie française en Bosnie…

R. : Moi, je la comprends tout-à-fait.

Q. : François Léotard a dit au micro d'Europe 1 on va retirer nos troupes. Vous répliquez immédiatement : c'est plus compliqué que ça. Ensuite, Édouard Balladur intervient. Il faut une espèce de synthèse, peut-être bien que oui, peut-être bien que non. Est-ce que vous pouvez nous expliquer aujourd'hui la position là-dessus ? François Léotard n'a pas tout simplement dit ce que vous aviez décidé tout bas ?

R. : Non, ça c'est votre art de créer des problèmes là où il n'y en a pas… Édouard Balladur et moi-même, nous avons dit qu'il y avait une parfaite convergence de vues. Quelle est notre position ? Elle est bien connue d'ailleurs, si on ne veut pas créer des problèmes artificiels, là où il n'y en a pas. Nous avons, depuis plusieurs mois, environ 6 000 hommes en Bosnie, sur le terrain, au sol en Bosnie et ailleurs dans l'ensemble de l'ex-Yougoslavie. Je pense à la Croatie. Nous avons temporairement renforcé nos effectifs, il y a quelques semaines à Sarajevo en envoyant un millier d'hommes supplémentaires. Il avait été prévu à l'époque que ce renfort ne serait que temporaire et donc, nous diminuons à nouveau d'un millier d'hommes en retirant un bataillon à Glina, voilà qui est clair.

Deuxième élément, pour la fin de l'année, nous avons prévenu les Nations unies, parce qu'il faut le faire à l'avance, que nous envisagions de nous retirer de Bihac, qui est une zone de Bosnie dans laquelle nous nous interposons d'ailleurs entre Musulmans. La décision n'est pas encore définitivement concrétisée, puisque c'est pour la fin de l'année et donc nous avons dit tous les trois, exactement la même chose.

Q. : Qu'est-ce que vous avez pensé de l'irruption des intellectuels dans le débat sur la Bosnie ?

R. : C'est leur droit. Je dirai même que d'une certaine manière, c'est leur devoir. Cela dit, nous n'avons pas, vous le savez bien la même analyse.

Q. : Soyez franc, ils vous agacent beaucoup ?

R. : Oui, mais enfin ça c'est normal, c'est leur rôle, il faut l'accepter.

Q. : Bernard-Henry Lévy a accusé François Mitterrand de mensonges, quand le Président prétend qu'il n'y a pas d'autre alternative que la guerre totale. Vous êtes du côté de Bernard-Henry Lévy ou du côté de François Mitterrand ?

R. : Du mien. J'essaye depuis maintenant quatorze mois de mener une politique dont on a bien voulu reconnaître qu'elle avait été à l'origine de la plupart des initiatives qui ont été prises. Permettez-moi d'abord de dire que les choses ont changé depuis le mois d'avril. J'ai été le premier ministre des Affaires étrangères français à dire de façon claire que la Serbie était l'agresseur. Et je ne me suis pas contenté de le dire. S'il y a aujourd'hui des sanctions sur la Serbie, c'est parce que la France l'a voulu, au mois d'avril, en poussant une résolution qui les a considérablement renforcées.

S'il y a des zones de sécurité que les Serbes n'aiment pas, c'est le moins qu'on puisse dire, et qui ont permis l'ultimatum de Sarajevo, c'est parce que la France l'a voulu. S'il y a un plan d'action de l'Union européenne, c'est parce que la France l'a voulu. Et si aujourd'hui à Sarajevo, il n'y a plus de bombes qui tombent sur la population, c'est parce que j'ai lancé moi-même l'idée de l'ultimatum qui a été ensuite agréé par les Américains et mis en œuvre par l'Alliance atlantique. Alors je n'ai aucun complexe dans cette affaire. Et je voudrais faire remarquer quelque chose : c'est aujourd'hui au moment où nous parlons, je reconnais que ça ne sera peut-être plus vrai demain, mais au moment où je vous parle, on ne pourrait plus tourner les images de Bosna en Bosnie, tout simplement parce qu'on ne s'y bat plus, à l'exception de quelques obus…

Q. : Et Tuzla, il y a des obus qui tombent à Tuzla ?

R. : Il y a eu combien de morts à Tuzla ? Il y a combien de morts à Sarajevo en ce moment ? Il y en avait combien avant l'ultimatum que la France a lancé ? Il faut quand même dire les choses comme elles sont. La situation aujourd'hui en Bosnie – provisoirement peut-être et c'est pour ça qu'il faut faire très attention, parce que le feu couve sous la cendre – la situation s'est stabilisée et cela on le doit à la France et à l'Union européenne. C'est un progrès considérable par rapport à ce qui se passait, il y a quelques mois seulement. Alors aujourd'hui, nous avons un choix très, très clair : ou bien nous réveillons la guerre et pour moi, fournir des armes à tous les belligérants, c'est réveiller la guerre, ou bien nous essayons de faire la paix. Mon obsession à moi, c'est de faire la paix.

Q. : Écoutez, franchement, si ça n'était plus la guerre comme vous dites, est-ce que François Léotard proposerait le retrait des casques bleus français ?

R. : Je ne vois pas tout-à-fait le lien.

Q. : Moi, je vois le lien, je crois que tout le monde voit le lien…

R. : Je ne vois pas du tout le lien !

Q. : C'est parce qu'il y a des risques à prendre ? Pourquoi est-ce la France veut se retirer de la région de Bihac par exemple ? Est-ce que ce n'est pas parce qu'il y a des risques ?

R. : Vous pensez que c'est parce qu'il y a des risques qu'on se retire de Bihac. Nous nous retirerons peut-être à la fin de l'année de Bihac, tout simplement parce que nous voulons nous concentrer à Sarajevo où les risques sont beaucoup plus considérables qu'à Bihac. Moi, je n'accuserais pas les soldats français de lâcheté, Monsieur Giesbert, ni le gouvernement français non plus. Ce n'est pas parce qu'il y a risque à Bihac que nous partirons, c'est parce que nous voulons être cohérents. Et être cohérent, c'est se renforcer sur Sarajevo comme nous n'avons pas cessé de le faire depuis plusieurs mois.

Et je voudrais en revenir au choix la guerre ou la paix ? Moi je crois qu'il y a effectivement aujourd'hui, un choix entre la guerre et paix. Et la seule façon de faire la paix, c'est d'essayer de convaincre les parties, de se remettre autour de la table de négociations pour aller plus avant sur la base du plan que les Américains, les Russes et tous les Européens, unanimes, les Douze ont proposé. C'est quand même quelque chose qui devrait faire réfléchir. La solution que la diplomatie américaine, la diplomatie russe et les douze Européens proposent, elle doit bien avoir quelques consistances, malgré tout. Ce n'est pas une solution, aussi absurde que certains veulent le dire.

Q. : Alain Juppé, en cas de retrait, Michel Rocard, dit qu'il faudrait lever l'embargo sur les armes pour les Bosniaques ?

R. : Je pense que le problème se pose exactement en termes inverses : c'est dans l'hypothèse de la levée de l'embargo qu'il faudrait retirer nos troupes. Si aujourd'hui, nous levons l'embargo sur la fourniture des armes, il y aura plus de combats, c'est absolument évident. Et c'est à ce moment-là que nous ne pourrions pas laisser bien entendu nos casques bleus entre les belligérants. Il faudrait les retirer. Les offensives reprendraient à Sarajevo, à Gorazde ou ailleurs. Et vous verrez le moment où les Bosniaques musulmans, en difficulté, appelleraient à la rescousse. Qui irait ?

Q. : Alain Juppé, vous êtes partisan du compromis. Tout le monde est partisan du compromis, mais de compromis en compromis, est-ce qu'on n'est pas en train de donner la Bosnie aux Serbes ?

R. : je ne crois pas. Le plan que nous avons proposé à deux caractéristiques…

Q. : Oui, c'est-à-dire le plan, c'est près de 50 % du territoire à 30 % de la population serbe, c'est-à-dire que les Serbes gagnent…

R. : Non, c'est 51 % à la fédération croato-musulmane et c'est 49 % aux Serbes qui, aujourd'hui occupent plus de 70 % du territoire. Cela veut dire qu'ils doivent se retirer de plus de 20 % du territoire qu'ils ont conquis abusivement par la force.

Q. : Alain Juppé, vous, vous partez maintenant pour Moscou. Qu'est-ce que vous attendez de votre rencontre avec Boris Eltsine ?

R. : Je voudrais d'abord convaincre Boris Eltsine – je crois qu'il le sait – de la volonté de la France de mener une politique de coopération étroite et d'ouverture avec la Russie. Il ne faut pas laisser la Russie dans son coin. C'est une grande puissance, elle le restera. Et deuxièmement, nous parlerons bien sûr de la Bosnie. Il y a eu un progrès considérable dans le fait que la diplomatie russe se soit engagée avec nous, autour de la même table pour proposer le même plan. Il faut battre le fer tant qu'il est chaud. Je vous signale que nous devrions nous revoir entre ministres des Affaires étrangères, dans la même composition qu'il y a quelques jours, à Genève, le 13 juin, c'est-à-dire maintenant dans trois semaines. Et c'est là que sera peut-être à nouveau, le moment venu de la décision. Si rien ne s'est passé d'ici là, si aucun progrès n'a été enregistré sur la voie de la paix, si on voit qu'aucun règlement ne se dessine, alors comme l'a dit le Premier ministre français, il faudra que la France en tire les conséquences.

Q. : Nouvelle offensive de l'OTAN ?

R. : Je n'ai pas dit ça. J'ai dit à ce moment-là, il faudra penser à passer à tout autre chose.

Q. : C'est-à-dire ?

R. : On en parlera le moment venu.

Q. : C'est-à-dire, on ne peut pas en parler maintenant ?

R. : Vous savez très bien que nous avons indiqué notre direction de recherche : nous ne pourrons pas laisser nos casques bleus indéfiniment sur le terrain, si les populations au service desquelles ils se trouvent, si ces populations ont des gouvernements qui ne veulent pas faire la paix, il n'y a aucune raison de laisser indéfiniment nos casques bleus. C'est cela qui sera en jeu d'ici la fin du mois de juin ou au début du mois de juillet.


18 mai 1994
Villacoublay

Nous n'allons pas retarder plus longtemps le moment où les familles et nos compatriotes de "Première Urgence" vont pouvoir enfin se retrouver seules et seuls. Je voudrais simplement vous dire que, pour François Léotard et pour moi, c'est un moment de joie partagé avec nos onze compatriotes qui ont passé 40 jours, pris en otages, dans les conditions que vous savez. Un moment de joie partagé aussi avec les familles, et je suis heureux d'entendre quelques éclats de rire.

Vous savez que, dès le début, dès que nous avons été informés de cette prise d'otages, nous avons immédiatement mis en œuvre toutes les démarches diplomatiques nécessaires, tous azimuts, à Belgrade, à Pale, à Sarajevo. Je voudrais rendre hommage à notre ambassadeur à Sarajevo, M. Jacolin, au médecin-colonel Fabre, qui a été présent en permanence sur le terrain, à l'ensemble de nos diplomates, à tous ceux qui se sont joints à nos efforts, aux avocats, aux responsables de l'association "Première Urgence" qui étaient en permanence en contact avec nous, qui ont assuré la liaison avec les familles, aux familles elles-mêmes qui ont fait preuve d'un grand sang-froid et d'un grand courage malgré l'absence d'informations, au moins pendant les 15 premiers jours.

Je voudrais aussi remercier ceux qui nous ont aidés à aboutir à ce résultat : la Présidence grecque de l'Union européenne qui s'est beaucoup investie, le médiateur européen, Lord Owen, et également certains de nos partenaires, la diplomatie russe, la diplomatie américaine, que nous avions mobilisées.

Dès la semaine dernière, nous avons appris de bonnes nouvelles. Des assurances nous avaient été données sur une libération prochaine. Je sais que tout le monde a trouvé les dernières heures et les derniers jours particulièrement longs. Mais je ne voudrais pas abuser des micros et surtout retarder le moment où, je le répète, chacune et chacun va se retrouver entre soi pour fêter cette libération – j'ai même entendu parler d'anniversaires tout proches pour certains de nos otages, entre guillemets –. Je me bornerai donc à ces quelques commentaires, en remerciant à nouveau toutes celles et tous ceux qui nous ont aidés, au ministère de la Défense, au ministère des Affaires étrangères, dans les organisations, à "Première Urgence", tout particulièrement, à obtenir ce résultat qui nous comble tous de joie.