Texte intégral
Armée-Nation
En vous remerciant d'avoir choisi ce thème exigeant, je ne peux m'empêcher de penser à celui qui pendant trente ans, depuis l'avant-guerre, jusqu'à la fin des années soixante a inscrit sa vie publique, sa démarche politique à l'intérieur de ces deux pôles : l'Armée et la Nation, pour définir la perspective nécessaire du renouveau de notre pays. Il s'agit bien entendu du Général de Gaulle qui écrivait, en 1938, dans « La France et son Armée » ce qui pourrait constituer comme l'exposé des motifs de notre rencontre : « Grand peuple, fait pour l'exemple, l'entreprise, le combat, toujours en vedette de l'Histoire, qu'il soit tyran, victime ou champion, et dont le génie, tour à tour négligent ou bien terrible, se reflète fidèlement au miroir de son armée ».
Il n'y a pas de doute dans la pensée gaullienne : le rapport entre la nation et son armée est un rapport d'expression. L'armée exprime la nation. Elle est – pour la France – au cœur du sentiment national et le traduit, dans les jours de gloire comme dans les jours de défaite.
Comment pourrait-il, d'ailleurs, en être autrement ? La nation telle que notre histoire la fait vivre est de conception politique. Le rapport d'expression que j'évoquais est donc lui-même de nature politique ; l'armée est la nation elle- même en armes ; elle est dans la nation comme dans son milieu naturel ; elle est issue de la nation et agit pour la nation. Elle est, en dernière instance, comme un instrument aux mains du peuple souverain. « La Nation et son armée » : voilà bien un sujet qui devrait passionner, y compris et peut-être surtout en ces périodes de crise, nos compatriotes. Merci à chacun d'entre vous de l'aborder ce soir. « Ici, l'on s'honore du titre de citoyen ! » Je voudrais, en guise d'introduction aux échanges que nous aurons, évoquer trois séries de réflexions, à partir du thème que vous m'avez proposé : d'abord, replacer les liens entre la Nation et son Armée dans leur cadre de référence politique et républicain, cadre d'intégration fondé sur une idée forte, celle que chaque citoyen a le devoir de participer à la défense de son pays – avec des conséquences que je rappellerai, en termes politiques, sociaux, culturels ; – ensuite, m'interroger sur la mutation que le rôle et la place de la dissuasion, comme la notion et le sens du service, ont fait subir au couple Armée-Nation ; – pour tenter de vous montrer, enfin, m'appuyant sur le Livre Blanc sur la défense, que le renouvellement de notre stratégie et les missions nouvelles de nos forces armées confortent et renforcent les liens entre la défense et la société.
Tradition républicaine
Les rapports entre l'Armée et le pouvoir politique placé au sommet de la Nation sont, d'abord, inséparables de notre tradition républicaine ; leurs grandes lignes furent fixées, une première fois, par la IIIe République au début de ce siècle. La question qui se posait, alors, peut se résumer ainsi : par ses exigences particulières, et ses usages, son code de l'honneur aussi une armée, même issue de la conscription – cas de la France, depuis 1793 – est-il un corps réductible ou irréductible à toute intégration au modèle politique républicain ? La réponse républicaine à cette question est, de fait, exactement opposée à celle que fait la République au problème des relations entre l'Église et l'État, problème posé à la même époque et dans des termes assez voisins, sinon dans une perspective proche.
Intégration
Si la séparation est devenue devant l'histoire la forme républicaine des relations entre l'État et les clercs, le modèle des relations entre la république et son armée est celui de l'intégration. Mise en conformité des principes de l'armée et de ceux de la République ; relation étroite avec la société, ses lois et ses règles ; proximité plus grande, même, de leurs façons de vivre. En 1905, l'année même de la loi sur la séparation de l'Église et de l'État, est votée une autre loi, qui institutionnalise, qui confirme, qui intègre les rapports de la Nation et de l'Armée, et institue la conscription universelle. Pour reprendre la belle formule de son rapporteur, le député Bertaux, c'est « … la réalisation législative des principes républicains ».
Les principes de la Ve République sont, à la lettre, conformes à cette perspective républicaine qu'ils reprennent entièrement à leur compte. La force armée de notre pays est d'autant plus et mieux intégrée au corps de la Nation qu'elle est, politiquement, assimilée aux institutions républicaines de la Nation elle-même. Faut-il ajouter l'idée que la présence au sommet de l'exécutif d'un président de la République, élu au suffrage universel direct depuis 1962, « chef des armées » de par l'article 15 de notre Constitution, renforce encore l'intégration politique de l'armée à la nation ?
Soldat-citoyen
Cette idée que j'ai évoquée nous vient, aussi, de cet événement fondateur de la période contemporaine : la révolution. Avec la révolution, la guerre n'est plus l'affaire de quelques-uns, dont c'est le métier de défendre une légitimité monarchique ; elle est l'affaire de tous, l'affaire de la nation tout entière, dès lors que la nation seule est souveraine et que ses intérêts vitaux sont menacés. Et cette souveraineté d'essence politique, liée à l'idée nationale, trouve son expression dans le peuple en armes, dans le soldat-citoyen. Car faire en sorte que le citoyen lui-même devienne soldat est encore la meilleure manière d'obtenir que le soldat reste un citoyen : une leçon qu'il nous faut retenir. L'idée que chaque citoyen doit participer à la défense de son pays, quelle que soit la forme qu'elle prenne, a eu dans notre histoire des conséquences décisives. Je voudrais en rappeler trois, les plus importantes à mes yeux : des effets politiques, d'abord. Le service militaire rapproche l'Armée et la Nation, réunit l'institution militaire et la société civile. J'observe que lorsque ce dernier terme est revenu dans la langue politique, à la fin des années quatre-vingt, il s'opposait à la société politique, et non plus à la société militaire, comme par le passé ; c'est que l'Armée a donc bien joué un rôle dans le renforcement de la cohésion sociale et nationale, qui n'a d'égal que celui de l'école laïque et républicaine ; c'est qu'en retour, on n'oppose plus – ou qu'on oppose moins civils et militaires ; – des conséquences sociales, également. Le service armé a, souvent, été la voie d'une promotion sociale. Les lois militaires, qui demeurent fondées sur la sélection par le mérite, selon qu'elles ouvrent ou non la possibilité à tous d'accéder aux grades, sont à cet égard d'une importance capitale. Le recrutement véritablement méritocratique et ouvert des corps d'officiers demeure une de mes préoccupations essentielles ; – le fait, enfin, d'être mélangés dans des unités dont le recrutement n'est pas régional contribue à briser les particularismes régionaux et sociaux. Il a, au XIXe siècle, mis les ruraux au contact avec les gens des villes ; il a fait reculer les dialectes locaux au profit de la langue nationale ; le passage par l'armée soustrait aussi les hommes à des influences sociales quelquefois pesantes, en accélérant leur socialisation selon les critères d'une société moderne.
Service national
Deuxième série de réflexions : après les heures dramatiques de la décolonisation, au temps de la guerre froide, la République sut reformer l'unité mise à mal de la Nation et de son Armée, autour de la dissuasion nucléaire : un vaste consensus, transcendant bien des clivages politiques traditionnels, s'établit alors. Il dure encore. Les difficultés se sont, depuis, reportées sur la question du service national dont nous sentons tous qu'elle est un des éléments importants de ce qui nous réunit ce soir.
Reconnaissons que la société moderne est confrontée depuis une trentaine d'années à un double mouvement, qui converge pour remettre en cause le service national, creuset d'intégration de la Nation et de son Armée : le premier mouvement, c'est, d'abord, une certaine désinvolture de notre société en termes d'obligation, de devoir, de service. Est-ce une simple apparence, qu'une connaissance de notre jeunesse permettrait d'infirmer, tant elle est éprise d'idéal et de solidarité ? Est-ce, au contraire, un mouvement de fond qui menace, alors, la cohésion sociale et nationale ? – le second mouvement, c'est une crise générale de motivation à propos des fondements et des objectifs de la défense ; la logique de la terreur nucléaire, en portant la représentation de la guerre à un extrême inimaginable comment penser le néant ? – rendait la paix « improbable » et la guerre « impossible » pour reprendre l'expression de Raymond Aron.
Ce contexte explique que, sans montée véritable du pacifisme, sans crise massive d'antimilitarisme, tout en respectant globalement les obligations du service national, les Français se soient laissés aller au scepticisme en matière militaire et à l'indifférence civique en matière de conscription.
Dans le même temps et pour des raisons identiques, le service national a – trop – souvent reproduit des inégalités existantes, et joue quelquefois plus difficilement son rôle d'intégration politique et de formation civique : au même titre que l'école, le service national fait partie de ces institutions républicaines qui se dévoient lorsqu'elles se laissent pénétrer par une logique sociale inégalitaire qui n'est pas la leur, lorsqu'elles se soumettent, pour ainsi dire, à des déterminations extérieures.
C'est toute la difficile problématique des formes civiles du service national : on connaît leur utilité sociale, leur logique inégalitaire et leur défaut de légitimité. Trois caractéristiques qui coexistent et peuvent, à terme, menacer la conscription.
Vous le voyez : il était vraiment temps de réfléchir et d'évoluer. Nous l'avons fait : c'est le Livre Blanc sur la défense. Vous y trouverez bien des réponses aux interrogations, aux nôtres et aux vôtres. Nous en reparlerons au cours du débat qui suivra. Je voudrais cependant vous faire part de deux réflexions :
Dissuasion
Première réflexion : le renouvellement de notre stratégie qui émerge avec force du Livre Blanc voit se dessiner une nouvelle complémentarité, un nouvel équilibre entre la dissuasion et l'action. La dissuasion demeure le fondement même de notre défense, tant qu'il existe, dans le monde, des armes nucléaires. Elle est, pour ainsi dire, crédibilisée par le lien politique qui unit la Nation et son armée. D'autant plus que la dissuasion, qui s'inscrivait hier dans un cadre bipolaire et d'une certaine rationalité à vrai dire exceptionnelle, devra demain s'exercer contre toutes les menaces, d'où qu'elles viennent et quelle que soit leur nature.
Action
L'action se traduit par une autonomie stratégique plus réelle. Capacités de projection extérieure, lors des opérations de maintien de la paix ou de gestion des crises, au Cambodge, en Somalie, dans les Balkans ; opérations de projection intérieure, pour maintenir la continuité d'action de l'État ou, plus quotidiennement, pour remplir des missions de service public et de protection des populations.
Là aussi, la présence des appelés au milieu des engagés, égaux en dignité, également combattants, est le signe d'une participation active de toute la société française à sa défense. Encore faudra-t-il, à la fois, affirmer et poursuivre l'indispensable valorisation du service militaire et disposer de plus d'unités capables d'être employées à l'extérieur.
Armées (missions)
La deuxième réflexion porte sur le renouveau des missions de nos armées et leurs conséquences avec le couple Armée-Nation.
Les missions de nos Armées, outre la défense du territoire et des intérêts nationaux, s'élargissent à la prévention et au règlement des crises, au maintien et au règlement de la paix, aux missions humanitaires. Dans le même temps, à mesure que les menaces deviennent plurielles et que la guerre réapparaît sur le continent européen même, la défense et la sécurité reviennent au premier plan des priorités de l'Europe organisée. Ce que traduit le projet essentiel de l'identité européenne de défense que nous proposons et qui s'impose peu à peu à nos partenaires.
Armée-Nation
Autant de missions qui semblent, à première vue, éloigner l'Armée de la Nation. Elles sont apparues du fait même de la relativisation du vieux cadre étatique et national, hérité du XIXe siècle ; elles s'inscrivent dans le cadre d'une coopération internationale dont nous percevons quelquefois mal l'organisation et les contours ; elles renvoient les préoccupations économiques, monétaires, financières de l'Europe, pour importantes qu'elles demeurent, à leur juste place à l'arrière-plan. C'est une vraie révolution culturelle ! C'est le contraire même de l'illusoire « fin de l'Histoire » dont nous fûmes abreuvés voici quelques années. Pour autant que ces missions nouvelles mettent les forces armées au service d'intérêts, même immatériels la démocratie, l'État de droit, les droits de l'homme, elles renouent, en fait, avec la tradition toute républicaine d'une Armée au service du bien commun : la res publica, le bien de tous, l'utilité commune. Servir la Nation, ses valeurs et ses principes, dans un cadre européen et au service de l'homme voilà certainement le chemin le plus difficile, mais aussi le plus nécessaire.
Il me faut provisoirement conclure : le peuple français est bien, tout compte fait, responsable de sa défense. C'est bien là le principal vecteur de l'esprit de défense qui unit l'Armée à la Nation et qui réunit la défense et la société dont elle est, à la fois, le prisme et le miroir et qui fait qu'on ne saurait concevoir l'une sans l'autre. Un esprit de défense fondé non sur un nationalisme étroit, garant d'intérêts, de privilèges ou d'ambitions égoïstes, mais un patriotisme ouvert, qui défend à travers la France des valeurs universelles, et qui n'est vraiment fort et armé que lorsqu'il unit la nation tout entière.
Vous le voyez, Mesdames et Messieurs, nous nous sommes engagés, à nouveau, dans une réforme intellectuelle et morale de la France, conforme à l'esprit qui anime le gouvernement depuis un an. Puisque c'est d'une réforme intellectuelle et morale que j'ai parlé, vous avez compris que c'est à Ernest Renan que je pense celui-là même qui, au moment d'une grande détresse de la Nation, au lendemain de la guerre de 1870, écrivait – je le cite : « Dans la lutte qui vient de finir, l'infériorité de la France a surtout été intellectuelle ; ce qui nous a manqué, ce n'est pas le cœur, c'est la tête. L'instruction publique est un sujet d'importance capitale ; l'intelligence française s'est affaiblie ; il faut la fortifier ». C'est une belle leçon d'écriture que donnait Renan, qui concluait par ces phrases que je crois résolument modernes et conformes à l'esprit de la réforme « … la supériorité intellectuelle et militaire appartiendra désormais à la nation qui pensera librement ».
Voilà le chemin, Mesdames et Messieurs, qui unit une fois de plus dans notre longue histoire la Nation et son Armée. Dans les épreuves d'hier, devant celles qui nous attendent, avant l'adversité que nous affronterons et que nous dominerons, il y a l'intelligence et la raison. C'est à ces deux vertus que nous appelle votre débat de ce soir. Je souhaite qu'elles nous animent, qu'elles nous éclairent et qu'elles nous rassemblent.