Texte intégral
Par trois fois en moins d'un siècle, en 1870 et lors des deux guerres mondiales, notre pays a fait appel pour défendre son propre sol à ces soldats de l'Empire, troupes de Marine et troupes noires, fraternellement unies à celles de l'armée d'Afrique.
Ce jour est un jour d'exception, un jour de reconnaissance et de fidélité. C'est l'hommage de la France et de la République à l'armée noire.
Le rayonnement de la France, les tirailleurs des troupes noires y contribuèrent depuis qu'un décret impérial créa le corps des tirailleurs sénégalais, en 1857.
Leurs unités participèrent à toutes les opérations coloniales et d'Afrique du Nord, de la fin du XIXème siècle à l'entre-deux-guerres ; les tirailleurs s'illustrèrent au cours de la mission Marchand, à Fachoda, pour affirmer la présence de la France dans l'Afrique noire ; ils venaient de toutes les colonies françaises d'Afrique subsaharienne, à commencer par le Sénégal qui leur donna leur nom, mais aussi de nos possessions lointaines de l'Océan indien.
Plus de cent-trente mille des leurs se battirent sur les fronts de la Grande Guerre. Exemplaires dans leur comportement, ils payèrent un lourd tribut aux combats ; ils assurèrent, aux moments décisifs de la dernière offensive allemande, en 1918, le triomphe de nos armes ; nos Alliés acclamèrent et nous envièrent ces soldats de "la force noire", comme l'appelait le général Mangin.
C'est Clémenceau qui leur rendra, peut-être, le plus beau des hommages. Croisant une troupe harassée de tirailleurs qui rentraient des tranchées, il leur dit, je cite ; c'est lui raconte "… qu'ils étaient en train de se libérer eux-mêmes en venant se battre avec nous ; que dans le sang nous devenions frères, fils de la même civilisation de la même idée… Des mots qui étaient tout petits à côté d'eux, de leur courage, de leur noblesse."
Au cours de la campagne de 1940, c'est à nouveau 120 000 hommes qui sont mobilisés pour défendre la France "des cent millions d'habitants" emportée par le fer et par le feu des divisions blindées allemandes. Leurs pertes sont à la mesure de leur courage ; c'est leur dignité d'hommes qu'ils opposent à la barbarie nazie ; ceux, faits prisonniers, qui parviendront à s'échapper rejoindront, très nombreux, les maquis.
N'oublions jamais que la résistance fut un refus organisé, conscient, déterminé non seulement de l'occupation territoriale de notre pays – qui avait connu d'autres invasions – mais aussi et plus encore, le refus d'une idéologie honteuse et meurtrière fondée sur la race, le primat de la force, l'absence de droit, la destruction des communautés traditionnelles et des cultures.
Qui, mieux que les Africains, pouvait s'insurger contre cette conception de l'homme qui, en écrasant l'Europe, niait leur propre dignité ? Dans une trentaine de départements français, ils furent, parmi d'autres, l'ossature militaire du maquis. Ils effacèrent le souvenir de 1940. Ils occupèrent toute leur place dans la résistance intérieure, comme ils firent de l'Afrique le lieu d'éclosion et d'épanouissement de la France libre.
Partout, les Tirailleurs illustrent la volonté du général De Gaulle de faire rentrer notre pays dans la bataille de la libération : la campagne du Gabon, octobre 1940, celle de Tunisie à la fin de 1942, l'Italie avec la 1ère Division française libre. Ils donneront une belle image de l'armée française réunifiée, reconstituée, réarmée.
Les tirailleurs sénégalais, terme qui désigna peu à peu l'ensemble des forces d'origine africaine, constituaient ces troupes noires dont la loyauté, le courage et la ténacité furent soulignés par nos alliés et redoutés par nos adversaires. Ils avaient souvent trouvé, dans la société militaire, justice, dignité, considération, fierté.
Avec nos alliés britanniques et américains nous leur devons aussi notre liberté d'aujourd'hui.
Cette fraternité d'armes, c'est ici, en Provence, qu'elle trouva son accomplissement, il y a cinquante ans ! Au sein de la 1ère armée française du générale de Lattre de Tassigny, deux unités françaises, parmi d'autres, composent l'image de la fraternité des troupes coloniales et des troupes noires, des troupes de l'Empire : la 1ère Division française libre et la 9ème Division d'infanterie coloniale.
La 1ère DFL, prestigieuse héritière de la brigade française d'Orient et des unités de Bir-Hakeim, qui s'illustra en Italie : c'est Cassino, Viterbe, le lac de Bolsano ; la 9ème DIC, qui s'empara de l'Ile d'Elbe. Le 16 aout 1944, la 1re DFL débarquait à Cavalaire, la 9ème DIC à Saint-Tropez et Saint-Raphaël.
Réunies sous le commandement du général de Larminat, ces troupes prennent Toulon, poursuivent vers le Nord. En novembre, elles sont devant Belfort, dans le terrible de 1944-1945. Le 20 novembre, c'est un régiment des troupes coloniales, le Régiment d'Infanterie coloniale du Maroc, qui atteint le premier le Rhin. Puis, c'est la poursuite de l'ennemi au cœur même de l'Allemagne, jusqu'à la victoire.
Ceux qui s'étaient signalés "… dans cette haute et âpre campagne pour la libération de la France", pour reprendre les termes du général de Gaulle, furent faits compagnons de l'Ordre de la Libération. Le sergent-chef Nemir, de Fort-Lamy, rallié à la France Libre dès août 1940 et qui fut de toutes les campagnes d'Afrique. Le tirailleur Kosseyo, de Kanaco, décoré par le général de Gaulle et cité à l'ordre de l'Afrique française pour ses exploits au Gabon. Le lieutenant Mouniro, de Koumra, cité à l'ordre de l'armée à Bir-Hakeim, et combien d'autres ?
Écoutons Léopold Sedar Senghor, qui s'adresse à eux : "Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère d'armes, votre frère de sang, vous Tirailleurs sénégalais, mes frères noirs à la main chaude, couchés sous la glace et la mort ?"
Parmi les morts qui reposent à jamais, dans la crypte du Mont-Valérien, le tirailleur Naboul Kedde, de la 1ère Division française libre, témoignant de la reconnaissance de la Nation. Ainsi l'avait dit Léopold Sedar Senghor : "Passant, ils sont tombés, fraternellement unis pour que tu restes Français".
Je suis heureux de saluer, ici même, les représentants de dix-sept États d'Afrique et leurs attachés militaires. Leur présence est un beau symbole de la communauté de destin que nous formons aujourd'hui, Français et Africains, unis par notre histoire commune. Elle fut faite d'épreuves et de sacrifices, de victoires et de conquêtes. Elle est marquée, pour nous tous, désormais, du sceau de la liberté, de la solidarité, du respect mutuel.
C'est cette liberté, c'est cette solidarité, c'est ce respect de l'homme que nous défendons, ensemble, sur le sol même de l'Afrique. La tragédie du Rwanda nous a permis d'être de nouveau côte-à-côte, comme nous l'étions il y a cinquante ans, au service d'une cause qui a rassemblé nos énergies : sauver des vies, protéger des enfants, porter la paix, rétablir la confiance. Forts de cette solidarité dans l'engagement et dans l'action, j'ai la conviction que les Africains sont en mesure de prendre eux-mêmes en mains les destinées d'un continent où la France entend rester active et attentive, dans la confiance et dans la fraternité.
Toute l'histoire de ce monument, que vous venez de rappeler, mon général, est là. Nous avons voulu conserver, avec reconnaissance, la marque et la trace d'une épopée que d'autres avaient voulu effacer.
C'était une guerre entre Européens "une guerre civile", avait dit Lyautey. Elle a détruit cette trace, réduit notre histoire, voulu effacer la vocation africaine de la France. Mais ce monument qui nous rassemblé, c'est l'Europe, à travers la France, qui retrouve le chemin de l'Afrique.