Interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, à RTL le 16 septembre 1994, sur la division de la mouvance islamiste en Algérie, la montée de la violence et la situation à Haïti.

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M. Cotta : Vous avez salué avant-hier un pas important dans la libération des chefs islamistes. Vous n'avez pas l'impression que c'est plus une capitulation ?

A. Juppé : Je ne pense pas. C'est un dialogue politique. Ce qui se passe en Algérie démontre le bien-fondé de la ligne politique que la France suit depuis plusieurs fois. Qu'est-ce que nous avions dit concernant l'Algérie ? Il faut changer la manière dont l'économie fonctionne. Ça commençait à se faire. J'étais très intéressé de voir un premier rapport du FMI qui montre que cela va plutôt dans la bonne direction. Nous avons dit : il faut ouvrir le dialogue politique parce que le ton répressif ne permettra pas de régler la crise majeure que rencontre la société algérienne. Les autorités algériennes ont engagé ce dialogue. Ce n'est pas maintenant que l'on va le leur reprocher.

M. Cotta : Le GIA est très réticent mais le FIS aussi.

A. Juppé : Je suis satisfait de voir qu'un pas a été franchi mais en même temps extrêmement prudent. Cela va être très compliqué parce que la mouvance islamiste est divisée. Il y a des jusqu'au-boutistes que ne veulent pas renoncer au terrorisme et à la violence. Il y a des responsables qui sont prêts, apparemment à engager un dialogue et à accepter un certain nombre de conditions qui ont été posées. Nous avons sur ce point des informations un peu contradictoires. On nous a dit que le FIS refusait de participer à la réunion prévue pour la semaine prochaine et j'ai lu ensuite que Madani aurait accepté les conditions posées par Zeroual. Il faut voir comment les choses évoluent. Il faut être conscient que, du côté des autorités gouvernementales, probablement, il y a aussi des vues différentes. L'ancien Premier ministre a condamné le dialogue qui s'ouvrait. Cela va être difficile et sans doute très long.

M. Cotta : Ait-Ahmed a dit qu'il craignait un pacte secret entre les islamistes et le gouvernement. Est-ce-que vous excluez cette possibilité ?

A. Juppé : Je ne pense pas que ce soit la disposition d'esprit des autorités algériennes qui négocient et je crois pas que le mot capitulation que vous évoquiez corresponde à la situation actuelle. Si Ait-Ahmed veut éviter qu'un pacte secret ne se noue pas entre les gens qui négocient, qu'il négocie à son tour. Pourquoi reste-t-il en-dehors du dialogue qui a été engagé. Il a été invité à s'asseoir à la table des négociations. Je souhaite pour ma part que toutes les forces démocratiques algérienne acceptent de jouer ce jeu du dialogue.

M. Cotta : Vous ne craignez pas que la guerre civile continue ?

A. Juppé : Il y a depuis des mois et des mois des centaines de morts chaque semaine. On a avancé le chiffre de 10 000 morts depuis un an. Une forme de guerre civile était déjà déclenchée. Ce n'est pas au moment où la voie du dialogue est en train d'être explorée que la France doit marquer de la réticence ou de la désapprobation.

M. Cotta : C'est aussi la position américaine. C'est une coïncidence ?

A. Juppé : Je me réjouis de voir qu'il y a coïncidence. On a tellement dit que les positions étaient en contradiction.

M. Cotta : Ce n'est pas un alignement ?

A. Juppé : Non. N'utilisons pas ce mot qui blesser tel ou tel. J'ai lu une dépêche avec un titre "La France à la recherche d'une politique de rechange". Les bras m'en tombent. C'est au contraire la démonstration – je le répète – que les orientations que nous avions prises étaient les bonnes.

M. Cotta : Est-ce qu'il n'y avait pas des divergences au sein du gouvernement entre ceux qui, comme vous, demandaient une double distance vis-à-vis du gouvernement et du FIS et des gens plus proches du gouvernement algérien ?

A. Juppé : Je ne crois pas du tout. Il y a eu cette polémique aoûtienne, polémique dans la presse, pas polémique au gouvernement. Le Premier ministre a bien indiqué de quoi il retournait : le ministre de l'Intérieur est chargé de la sécurité intérieur, il le fait et il le fait bien. Pour ce qui me concerne, je définis, sous l'autorité du Premier ministre la politique étrangère.

M. Cotta : Vous ne craignez pas une contagion islamique sur le Maghreb ?

A. Juppé : Bien sûr que si et je l'ai dit à plusieurs reprises. Cela a parfois choqué et on a vu avec le récent attentat de Marrakech que ce risque existait. C'est la raison pour laquelle il faut être vigilent. J'étais la semaine dernière ne Allemagne avec mes collègues de l'Union européenne. Ce qui m'a réconforté, c'est de voir qu'il y avait une prise de conscience chez les Douze de l'enjeu et une assez grande communauté de vues sur ce qu'il faut faire.

M. Cotta : Vous allez rencontrer Tarek Aziz. Est-ce que cela a quelque chose à voir avec la montée de l'Islam ?

A. Juppé : Rien à voir. Il m'a demandé à l'occasion de l'Assemblé générale des Nations unies à me rencontrer. Il est utile de voir ce qui se passe en Irak. Il y a eu de la part des autorités irakiennes un certain nombre de pas en avant dans l'application des résolutions du Conseil de Sécurité. Ce n'est pas suffisant. Il faut que l'Irak applique la totalité de ces résolutions et en particulier reconnaître le Koweït. À ce moment-là, on pourra envisager l'application de ces résolutions, c'est-à-dire la levée de l'embargo et c'est ce langage de clarté et de fermeté que je tiendrai.

M. Cotta : Sur Haïti, le président Clinton prépare l'opinion américaine. La France n'a pas l'air d'être contre mais nous ne participerons pas.

A. Juppé : Depuis le début de cette crise, nous travaillons ne étroite liaison avec les américains. Le régime actuel en Haïti est un régime de dictateurs usurpateurs, il doit partir. Il faut restaurer la légalité qui est incarnée par le président Aristide. Il faudra ensuite aller vers des élections et veiller à ce que la démocratie fonctionne. Sur ce plan-là, notre convergence avec les États-Unis est totale.

M. Cotta : Est-ce que la France a quelque chose à y faire ?

A. Juppé : Nous sommes toujours concernés par des crises importantes et notamment vis-à-vis d'Haïti. N'oublions pas tout ce qui nous lie en Haïti. Le sort de la population haïtienne, l'avenir de ce pays nous concerne de très près. Comme je l'ai expliqué, la France ne peut pas tout faire. Nous sommes déjà le deuxième pays contributeur en troupes dans les opérations de maintien de la paix des Nations unies. Nous avons un contingent très important en Yougoslavie. Nous ne pouvons pas démultiplier notre déploiement sur le terrain. J'espère qu'on le comprendra. Dans la deuxième phase de l'opération, quand la stabilité sera revenue, nous sommes prêts à participer. Il s'agira de "démocratiser" la police haïtienne et de créer une autorité de police démocratique. Nous avons notre part à jouer.

M. Cotta : Pas de zones d'influences des États-Unis sur Cuba, Haïti ?

A. Juppé : Je voudrais rappeler que cette opération se déroule en fonction de résolutions des Nations unies. Quand il y a une légalité internationale, la France considère que les interventions peuvent se dérouler. C'est ce que nous avons fait quand nous sommes intervenus au Rwanda.

M. Cotta : La Cour des comptes reproche au Quai d'Orsay une hausse exceptionnelle de certaines dépenses. Qu'est-ce que vous dites ? C'est votre prédécesseur ?

A. Juppé : Non, regardez les textes. Je suis tout à fait surpris de voir comment se fait l'information. On donne la moitié de l'information. Le contrôle de la Cour des comptes porte sur des exercices antérieurs à 1993. Il faut le dire. Je suis arrivé au Quai d'Orsay à la mi-93 et j'ai fait les mêmes constatations que la Cour des comptes. Cette maison était mal gérée. On dépensait l'argent en dépit du bon sens et c'est la raison pour laquelle j'ai engagé une réforme en profondeur, j'ai changé les règles s'agissant de marchés publics, de la façon dont le patrimoine était géré, de la gestion de l'Hôtel du ministre. J'ai remis de l'ordre là où M. Dumas avait laissé une très grande gabegie. La Cour des comptes à raison de le dire.