Interview de M. François Léotard, ministre de la défense, à Europe 1 le 9 septembre 1994, sur le maintien du service national, l'activité de M. Mitterrand, la position de la France par rapport à l'OTAN et la préparation de l'élection présidentielle.

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Média : Europe 1

Texte intégral

F.-O. Giesbert : Le ministre de la Défense est ce matin au centre de l'actualité après les déclarations d'E. Balladur et de F. Mitterrand. On va commencer par les propos d'E. Balladur avec une simple question : ne serait-il pas temps d'envisager une armée de métier, contrairement à ce que dit le Premier ministre ?

F. Léotard : C'est un débat qui mériterait plus que quelques secondes. En dehors des États-Unis, qui sont passés à l'armée de métier, les pays qui sont passés de la conscription à l'armée de métier, compte tenu du coût de cette armée de métier, n'arrivent plus à financer leurs propres équipements militaires. La France a choisi une autre voie qui est celle de la professionnalisation d'une partie de son armée et du maintien du service national. Je crois que c'est la bonne voie, elle est sage et raisonnable. N'oublions jamais que dans cette période un peu démagogique qui arrive, celle de l'élection présidentielle, tout le monde dit un peu des choses légères.

F.-O. Giesbert : Vous dites cela pour le RPR qui a commandé un sondage qui montre que 85 % des Français considèrent qu'une armée de métier constitue le système le mieux à même d'assurer la Défense du pays alors que 10 % seulement sont favorables au service national.

F. Léotard : Je termine ma phrase : n‘oublions jamais qu'un devoir reste un devoir et que dire aux jeunes aujourd'hui "vous n'avez plus de devoirs" je ne suis pas sûr que ce soit une bonne façon ni de se faire élire, ni de leur parler en justice et en justesse.

F.-O. Giesbert : Et pan ! pour le RPR. Vous avez lu l'entretien-fleuve de F. Mitterrand dans Le Figaro, votre impression ?

F. Léotard : J'ai trouvé que c'était un entretien très intéressant, qui m'a passionné, beaucoup de liberté de ton, de détachement, une certaine lucidité. C'est l'homme lui-même qui apparaît peu à peu, que je crois, détaché, non pas de sa fonction mais des lourdeurs de sa fonction, avec ses ombres – il y en a beaucoup – avec ses lumières aussi, celles de l'exercice d'une responsabilité qui est la plus éminente. J'ai trouvé ces confidences, car je crois que c'est comme ça qu'il faut dire, très intéressantes.

F.-O. Giesbert : Vous avez passé la journée d'hier avec lui, à Berlin. Il va bien ?

F. Léotard : Oui. Je ne suis pas médecin mais sa lucidité et sa façon d'assumer ses fonctions, tout cela se fait normalement. Il ne faut pas avoir ce type de débat. Ça le regarde lui, face à sa conscience et ses médecins. Je trouve qu'il assume ses fonctions avec beaucoup de dignité. On peut s'opposer sur beaucoup de choses, mais la fonction actuelle qu'il exerce, qui est la plus éminente, elle est exercée avec dignité.

F.-O. Giesbert : Le Président dit beaucoup de bien d'A. Juppé "un esprit rapide et précis", vous êtes jaloux ?

F. Léotard : Non, je partage ce jugement. Je considère qu'A. Juppé est un homme de grande qualité – pourquoi ne le dirais-je pas ? – et beaucoup de gens le disent. En quoi serait-ce gênant de le dire ?

F.-O. Giesbert : Mais vous surveillez un peu pour 2002 quand même…

F. Léotard : Je ne vais pas si loin, j'essaye de penser à 95 pour l'instant.

F.-O. Giesbert : On a le sentiment, à lire F. Mitterrand, que vous étiez contre l'Opération Turquoise. Je me trompe ?

F. Léotard : J'étais réservé car je voyais venir dans cette région des grands lacs en Afrique des tumultes que la France ne pouvait pas résoudre seule, et l'expérience montre qu'elle n'a pas pu les résoudre seule.

F.-O. Giesbert : Finalement ça s'est bien passé.

F. Léotard : Oui, car à partir du moment où une opération de ce genre est décidée par l'exécutif, il faut qu'elle réussisse et j'ai mis toute mon énergie pour qu'elle puisse réussir et qu'elle soit à honneur des armes et des armées de la France.

F.-O. Giesbert : Le Président dit qu'il n'y a pas de désaccord entre le gouvernement et lui sur la politique étrangère. Il y a tout de même un point qui l'agace et cette volonté qu'il y sent chez certains, peut-être vous, de réintégrer l'OTAN.

F. Léotard : Nous en avons parlé avec le président de la République et je crois que peut-être d'autres ministres de la Défense ont eu cette tentation et pas moi.

F.-O. Giesbert : Quand il dit : "Les ministres de la Défense meurent d'envie d'assister à ces conclaves où l'on rencontre du beau monde", les conclaves de l'OTAN, il ne pensait pas à vous ?

F. Léotard : Ça a peut-être été le cas des ministres socialistes. Je peux vous dire que moi, depuis que je suis à cette fonction, je me réjouis de la décision de 66 de De Gaulle, de tenir la France en dehors de l'OTAN. Néanmoins, si je vais à Séville à la fin du mois pour rencontrer des ministres de l'OTAN., c'est parce que les troupes françaises sont engagées avec leurs homologues de l'OTAN dans des opérations difficiles notamment en Bosnie.

F.-O. Giesbert : Ne faudra-t-il pas quand même réintégrer un jour l'OTAN ?

F. Léotard : La question ne se pose pas. Nous avons, au contraire, eu beaucoup de crédit à ne pas réintégrer l'OTAN, il n'est pas question d'y revenir de cette manière. Par contre l'OTAN évolue et la France évolue, et ces deux évolutions font que maintenant nous pouvons parler avec les autres ministres de la Défense et les autres chefs des états-majors des questions de Défense avec nos partenaires occidentaux. C'est une bonne chose. Nous sommes ensemble en Bosnie, pourquoi ne pas parler ensemble !

F.-O. Giesbert : Comment expliquez-vous la campagne des gens qui avaient soutenu F. Mitterrand pendant 13 ans, et qui aujourd'hui découvrent ce qu'on savait depuis longtemps et qui était du reste écrit dans les livres, par C. Nay ou d'autres, comment expliquez-vous ça, ces gens qui veulent en faire un pétainiste, un vichyssois, peut-être même un nazi du reste ?

F. Léotard : Vous savez, les pires des amours sont les amours déçus. J'ai peur qu‘ils se lancent dans cette amertume et c'est dommage car tout le monde savait cela, tout le monde savait quels ont été l'enfance, l'adolescence, la jeunesse, la culture d'avant la guerre de F. Mitterrand. Tout cela faisait partie d'un passé que nous connaissions et qui est marqué plus par la littérature de droite, par une culture de droite que par autre chose. Jaurès, c'est bien après.

F.-O. Giesbert : Je parlais de la querelle médiatique : ne croyez-vous pas que certains journaux vont finir par demander de juger F. Mitterrand pour crimes contre l'humanité par exemple ?

F. Léotard : C'est ridicule. La vérité, c'est qu'il y a un homme très complexe et qui je crois, aime sa propre complexité.

F.-O. Giesbert : V. Giscard D'Estaing a été prolongé à la présidence de l'UDF, vous êtes content ?

F. Léotard : Cela n'appelle aucun commentaire de ma part car c'est un non-événement.

F.-O. Giesbert : Pas très gentil…

F. Léotard : Non, mais qui pensait autrement ? Le problème de l'UDF, ce n'est pas d'avoir un président, c'est d'exister.

F.-O. Giesbert : D'avoir un candidat donc.

F. Léotard : D'exister, de fonctionner, et ce n'est pas toujours le cas.

F.-O. Giesbert : Donc vous êtes balladurien, et si E. Balladur ne se présente pas, vous serez candidat ?

F. Léotard : Mais vous procédez par affirmations plus que par questions. Je suis dans le gouvernement d'E. Balladur, je pense qu'il faut que ce gouvernement réussisse, je m'efforce de le faire réussir. Et ce que je constate du reste aujourd'hui, dans les attaques ou les jalousies qui entourent le Premier ministre, c'est peut-être un certain goût de la classe politique française pour la défaite ou pour l'échec. J'ai l'impression que ce qu'on reproche à E. Balladur c'est sa réussite, c'est cela qui me fascine le plus. Car il est en train de réussir, nous sommes en train de réussir.

F.-O. Giesbert : Un pavé dans la mare de J. Chirac ?

F. Léotard : Je dis simplement qu'il y a des hommes politiques en France qui n'aiment pas la réussite des autres. Et c'est dangereux, car ou nous gagnons ensemble ou nous perdons ensemble, mais il n'y a pas de victoire solitaire.

F.-O. Giesbert : Vous avez dit la semaine dernière qu‘il fallait mettre hors d'état de nuire les francs-tireurs de la majorité. Vous avez des noms ?

F. Léotard : Non, mais des profils. Ce sont des gens qui privilégient leur parti, leur appareil, au détriment de la majorité entière ou a fortiori du pays. Et quand on privilégie son parti, quand on considère que cette chapelle-là, car ce sont des chapelles aujourd'hui, hélas, pour eux, doit prédominer sur le succès du pays, alors je crois qu'on fait fausse route, c'est une impasse.

F.-O. Giesbert : C'est dangereux pour donner des noms quand même…

F. Léotard : Non, tout le monde se reconnaîtra, tout le monde comprendra bien.