Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement des citoyens, dans "Le Quotidien" le 10 mai 1994, sur les 155 propositions de M. Bayrou pour réformer le système éducatif.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Le Quotidien

Texte intégral

Le Quotidien : Le retour du latin, l'accent mis sur la lecture, le français, l'instruction civique, vous devez vous reconnaître aisément dans le discours du ministre de l'Éducation nationale François Bayrou ?

Jean-Pierre Chevènement : Ce qui est important, ce ne sont pas les effets d'annonce, ce sont les mesures. Je ne me mets pas en doute les intentions de M. Bayrou, mais son discours n'est pas neuf. C'est toujours la même problématique depuis cinquante ans, la même nécessaire conciliation entre le quantitatif et le qualitatif. J'avais moi-même inventé l'expression d'élitisme républicain, mais dès 1945, le professeur Langevin ne tenait pas d'autres discours puisqu'il voulait déjà que « l'école se donne pour but la promotion de tous et la sélection des meilleurs ». 150 propositions pour l'Éducation nationale, c'est beaucoup. Il y en a peu qui soient neuves. J'y ai retrouvé tout ce qui est dans l'air du temps, depuis déjà longtemps.

Q. : Depuis votre passage à l'Éducation nationale, cependant, il faut gérer les effets de votre slogan : « 80 % d'une génération au bac » ?

R. : À l'époque, j'avais précisé que c'était 80 % d'une classe d'âge, non pas comme bachelier, mais au niveau du bac, c'est-à-dire en fin de terminale. C'était un objectif, un mythe mobilisateur pour l'an 2000. Nous en sommes à 60 % actuellement. Je m'étais attaché d'autre part au développement des bacs professionnels, car on ne pouvait atteindre cet objectif sans l'accompagner de la diversification des filières et des contenus pour tenir compte de la diversité des élèves et des besoins sociaux.

Q. : S'agissant du primaire, des solutions Bayrou ne vous semblent donc pas prendre la bonne direction ?

R. : Il entend d'abord appliquer la réforme Jospin de 1989. Il s'agissait, je vous le rappelle de réunir au sein d'un même cycle la grande section maternelle et les deux premières années de l'école primaire. On prenait alors le risque de mélanger à tort, l'école maternelle, dont la priorité est l'épanouissement de l'enfant, avec l'école primaire qui est d'abord vouée à l'acquisition des apprentissages fondamentaux. Je crains donc qu'en supprimant les programmes de 1985, que je considère comme une partie essentielle de mon œuvre, bien qu'à l'époque les syndicats n'y aient pas donné leur aval, M. Bayrou n'ait cédé la pression de tous ceux pour qui l'école est d'abord un lieu de vie plutôt qu'un lieu d'apprentissage. Le discours est une chose, les actes en sont une autre.

Q. : Vous avez le sentiment que François Bayrou était trop affaibli pour engager une réforme digne de ce nom ?

R. : Je note seulement que « le nouveau contrat » pour l'école intervient quatre mois après la grande manifestation du 16 janvier 1994 contre la révision de la loi Falloux, et moins d'un an avant l'élection présidentielle ; M. Bayrou ne me parait pas dans ces conditions en mesure de résister à la pression des petits lobbies pédagogistes qui sont loin de traduire les aspirations du monde enseignant. Ainsi je regrette que l'on ait mêlé à l'éduction civique, que j'avais réintroduite en 1985, des initiations à l'environnement, à l'hygiène ou au code le la route, choses en elles-mêmes très louables mais qui dénaturent l'esprit républicain de cet enseignement que, sur les conseils du Pr. Nicolet, j'avais voulu aussi proches du droit positif : institutions, citoyenneté, esprit des lois, apprentissage de l'intérêt général.

Q. : Au-delà des premières années du primaire, François Bayrou a mis dans un même ensemble l'école primaire et le collège ?

R. : Le brouillage des repères entre l'école et le collège me paraît participer d'une certaine idéologie qui ne voudrait voir aucune discontinuité entre la maternelle et l'université. Il existe des repères qu'il ne faut pas brouiller entre la maternelle, le primaire, le collège, le lycée, même s'il est toujours nécessaire de ménager des transitions.

Q. : Tout est donc bien à jeter dans les propositions Bayrou ?

R. : Quelques-unes sont intéressantes comme l'accent mis sur la langue française, ou le retour du latin, même si je doute qu'on puisse initier tous les élèves au latin dès la sixième. J'avais moi-même essayé de bâtir une filière classique au lycée, mais mon successeur, René Monory, avait cru bon de la supprimer en abrogeant ma réforme des lycées. En général, je trouve effectivement ces 150 propositions complexes peu lisibles. Heureusement, ce ne sont que des propositions. Je me réjouis de voir qu'elles seront expérimentées. Cela donnera au prochain ministre de l'Éducation nationale le temps de réfléchir un petit peu.

Q. : La remise en place des études dirigées ne vous agrée donc même pas ?

R. : Très bonne initiative. La municipalité de Belfort en subventionne, mais en dehors du temps scolaire. J'aimerais que M. Bayrou nous dise sur quelle matière il va retirer les deux heures par semaine d'études dirigées. Nous voilà sans doute ramenés au programme de l'école primaire. Et pourquoi pas au tiers temps pédagogique. Pour être franc, je crains le retour en arrière.

Q. : Peut-on, comme François Bayrou l'affirme, changer ce qui se passe dans la classe sans toucher aux structures de l'Éducation nationale ?

R. : Une loi de programmation s'impose en tout état de cause. On ne peut pas multiplier les options sans fournir à l'Éducation nationale des moyens nouveaux en professeurs.

Q. : Peut-on réformer profondément l'Éducation nationale sans passer par un référendum comme le propose Jacques Chirac ?

R. : Pas de référendum à tout propos. Pas de « réformité » non plus, mais une action menée dans la clarté et la continuité.

Q. : L'idée du référendum ne vous gênait pourtant pas au sujet de l'emploi ?

R. : Ce n'est pas la même chose. Une approche nouvelle sur la question de l'emploi impliquerait la mise en place d'une autre politique économique monétaire sociale. La comparaison qui me vient à l'idée est l'Algérie. Entre 1958 et 1962. Pour vaincre d'immenses obstacles, et les conformistes les plus solidement établis, l'utilisation du référendum me paraît utile sur une question bien choisie et dès lors que la Constitution aura été réformée au préalable. Mais dans le cadre des institutions actuelles on peut également utiliser ce moyen, par exemple, pour obtenir la parité hommes-femmes à toutes les élections. Les parlementaires du Mouvement des Citoyens ont déposé une proposition de loi constitutionnelle en ce sens, à l'initiative de Mme Gisèle Halimi.