Interviews de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement des citoyens, à France 3 le 25 mai 1994, le 30 mai à France 2 avec Mme Hélène Carrère d'Encausse, candidate de la liste RPR UDF aux élections européennes, et à TF1 le 2 juin, sur l'Europe de Maastricht, la montée du chômage et le conflit en Bosnie.

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Média : France 3 - France 2 - TF1

Texte intégral

Q. : Est-ce que, avec ces affaires Tapie, on n'est pas un peu loin du débat de fond que vous souhaitiez dans cette campagne ?

J.-P. Chevènement : Il n'y a que des gens honnêtes sur notre liste, donc on n'en parle pas. Je dirai que si on veut aller au fond des choses, comme semble le souhaiter B. Tapie mais il est vrai que sa notoriété a été gagnée tout autrement – si on veut aller au fond des choses, B. Tapie est un maastrichtien. Ce n'est pas un maastrichtien honteux, comme M. Rocard qui dit aujourd'hui que c'est un mauvais traité alors qu'il l'a soutenu. B. Tapie, il assume cette orientation, la monnaie unique, le fédéralisme. Mais, il se trouve que les Français commencent à réaliser que, entre le traité de Maastricht et ses orientations et la situation actuelle, l'explosion du chômage, les inégalités, la corruption, il y a un lien de cause à effet. Cela se traduit par les taux d'intérêt élevés, le change surévalué, le marché offert aux concurrences les plus déloyales, le démantèlement des services publics. Prenez Air Inter, ce sont les conséquences d'une orientation politique.

Q. : Les instituts de sondage vous donnent 3 %, ce n'est pas votre objectif de 5 % ?

J.-P. Chevènement : Non, il y a d'autres sondages qui donnent plus que cela, 5,5 % pour le dernier sondage CSA. Je demande à tous ceux qui ont confiance dans les valeurs de la république, dans les valeurs de citoyenneté, de laïcité, dans l'honnêteté qui fait que nous avons pris des positions claires depuis deux ans – nous avons un peu de continuité – je leur demande de nous faire confiance pour que nous puissions recomposer le paysage politique à partir de la gauche. En effet, il faut que nous passions la barre des 5 %, alors aidez-nous !

Q. : Mais F. Mitterrand est très attaché au traité de Maastricht ?

J.-P. Chevènement : Je constate les résultats tout à fait prévisibles. Je ne retire rien de tout ce que j'ai dit à ce moment-là. Si on faisait le catalogue des promesses qui ont été faites il y a moins de deux ans, on serait effrayé. C'était la garantie de la croissance, de l'emploi, de la paix. Voyez le résultat en Bosnie, voyez la marée montante du chômage. Il y a quand même un lien !

Q. : La gauche n'est-elle pas en train de se disperser avec toutes ces listes ?

J.-P. Chevènement : Laissons de côté les listes de diversion. Il y a les listes maastrichtiennes, Rocard et Tapie, et puis il y a une liste qui porte un projet cohérent et opératoire, c'est la liste "l'autre politique".

Q. : Bernard-Henri Lévy, c'est une liste de diversion ?

J.-P. Chevènement : Bien entendu, c'est un coup médiatique ! Mais, porter un projet cohérent, cela veut dire faire des propositions, par exemple contre le chômage. Pour ce qui dépend de nous, j'ai fait au moins deux propositions : faire baisser de manière drastique les taux d'intérêts, et puis lancer un plan volontariste de retour à l'emploi, en utilisant les fonds de l'assurance-chômage, pour payer les gens à travailler, plutôt que de les laisser rechercher désespérément un emploi.

Q. : Vous allez voter la loi de programmation militaire ?

J.-P. Chevènement : Soyons clair sur ce sujet. La loi de programmation militaire comporte de graves dérives. Nous avions une posture de défense, c'était la dissuasion. La dérive c'est la multiplication des expéditions militaires. C'est le second Empire. Rappelez-vous, on était partout ! On était en Crimée, en Italie, au Sénégal, en Cochinchine, au Mexique. Cela s'est moins bien passé, et cela s'est terminé à Sedan. Je trouve qu'on néglige la dissuasion au profit de forces projetables. Cela veut dire que je ne voterai pas pour une loi qui comporte tant de dérives, c'est clair !


Lundi 30 mai 1994
France 2

Q. : Le retrait de la liste "Sarajevo". Vous êtes soulagés (P. Amar s'adresse aux deux personnalités, ndlr) par ce retrait ?

H. Carrère d'Encausse : Quand on pense que l'on a quelque chose à dire à la société à laquelle l'on appartient, le devoir civique c'est de présenter une liste. Si l'on pense que l'on a plus la même chose à dire, on se retire. C'est une affaire de conscience.

J.-P. Chevènement : À partir du moment où B.-H. Levy avait présenté sa liste, il devait aller devant le suffrage universel. C'est de là que vient la légitimité et pas de l'argent ou d'une position dans les médias. S'il avait cru en sa cause, que l'on pouvait arrêter les massacres en levant l'embargo, son devoir aurait été d'aller l'expliquer aux citoyens.

Q. : Vous donnez le sentiment de regretter le retrait alors que les politiques avaient regretté son apparition ?

H. Carrère d'Encausse : Depuis le début, j'ai toujours dit que s'ils voulaient se présenter qu'ils se présentent. La loi de démocratie c'est que qui entend dire quelque chose, qu'il le dise. Pourquoi ce retrait ? Je n'ai pas tout à fait compris l'explication.

J.-P. Chevènement : Il y a une situation que l'on puisse espérer arrêter le massacre. Il y a une conjonction qui s'est opérée entre l'Europe, les États-Unis, la Russie à Talloires pour amener un cessez-le-feu et un règlement le mois inéquitable.

Q. : Ce n'est pas un échec des politiques sur la Bosnie, des intellectuels ?

J.-P. Chevènement : Pas pour la paix, car la levée de l'embargo sur les armes impliquait le retrait des Casques bleus avec toutes les conséquences. Le siècle dernier il y a eu le traité de Berlin qui a donné le mandat à l'Autriche-Hongrie. Là, on peut trouver une solution provisoire en attendant que les plaies se cicatrisent et que les Yougoslaves réapprennent à vivre entre eux. C'est au moment du traité de Maastricht que la France s'est tue, et qu'elle a laissé faire le démembrement sauvage d'un État plurinational.

H. Carrère d'Encausse : Je suis tout à fait contre la levée de l'embargo parce qu'il faut une vue réaliste de l'affaire de Bosnie. C'est une vieille affaire. Depuis des siècles, ce sont des communautés de même ethnie mais de religions différentes. Ce qui les a opposés, c'est le type d'alliances qu'ils ont eues. Tout a été mis au frigidaire par le système titiste pendant 45 ans. On ne peut pas résoudre le problème en disant "y a qu'à". Aujourd'hui, une négociation s'est engagée.

Q. : Vous êtes tous les deux d'accord sur la Bosnie ?

H. Carrère d'Encausse : Nous ne sommes pas des esprits simplificateurs, et nous n'avons pas, l'un ou l'autre, des solutions. Nous savons ce qu'il est dangereux de faire.

Q. : C'est l'aveu d'une impuissance ?

H. Carrère d'Encausse : Regardez ce qui s'est passé entre les Israéliens et les Palestiniens. Après combien de négociations cela a-t-il pu se faire ? C'est parce qu'on les a aidés, qu'on a négocié. La paix est toujours le résultat d'un effort extraordinaire. Il est plus facile de donner des armes. Après quand la tuerie devient générale, qu'est-ce qu'on fait ? On les regarde s'entretuer, et on se dit : on aurait peut-être pas dû !

J.-P. Chevènement : Là se rencontrent trois civilisations: la civilisation occidentale, la civilisation grecque-orthodoxe, l'islam. C'est donc une zone sismique. Nous devons gérer cela avec l'esprit laïc, en essayant de faire coexister ces peuples qui vivent entre eux.

Q. : V. Giscard d'Estaing est votre allié politique, comme J.-F. Deniau, et vous, Mme H. Carrère d'Encausse, vous êtes plus proche des thèses de J.-P. Chevènement, votre adversaire politique. Vous-même, J.-P. Chevènement, vous êtes plus proche des thèses d'H. Carrère d'Encausse que de celles de Rocard.

J.-P. Chevènement : Il est le seul a avoir changé sa position et à s'être prononcé pour la levée inconditionnelle de l'embargo, prenant ses distances avec F. Mitterrand. Je le regrette, car nous vivons, du point de vue de la démocratie, dans un monde très difficile avec une surmédiatisation. Mais les hommes politiques ne doivent pas se déterminer en fonction de l'image, de l'émotion du moment. Ils doivent être des repères, des instituteurs de la démocratie. Je ne change pas ma ligne, et B.-H. Levy ne m'a pas fait changer d'un iota en ce qui me concerne.

H. Carrère d'Encausse : Il ne faut pas caricaturer la position de V. Giscard d'Estaing. C'est un homme d'État qui déplore qu'on en soit là, qui déplore une certaine lenteur dans l'exécution des résolutions des Nations unies et qui dit : si l'on ne fait rien, il faudra bien, un jour à lever l'embargo. De plus, il y a un problème d'information. C'est vrai qu'il y a un déséquilibre des armes, mais ce n'est pas tout à fait vrai que les Bosniaques se battent avec des fusils. Ils reçoivent des armes des États musulmans, et les Américains fournissent des armes. La situation est plus complexe.

Q. : Le chômage : l'Europe de Maastricht, c'est un handicap ou un atout dans la lutte contre le chômage ?

J.-P. Chevènement : Si l'Europe créait des emplois, et si elle permettait d'élever le niveau social, si elle rapprochait les citoyens des décisions, si Europe était un facteur de paix, je serais à fond pour cette Europe-là. Je constate que l'Europe de Maastricht a ouvert la voie à la guerre en Yougoslavie. Je constate qu'en matière d'emploi, l'Europe de Maastricht par les critères contraignants qu'elle implique, et qui pèsent sur la politique économique des États, multiplie le nombre des chômeurs. Depuis Maastricht, en France, il y a eu 1,5 million de chômeurs supplémentaires. Taux d'intérêt élevés, marchés offerts aux concurrences les plus déloyales, démantèlement des services publics, cette Europe-là n'est pas la bonne. En tant qu'homme de gauche, je ne peux absolument pas me reconnaître dans cette Europe de Maastricht. Maastricht est la charte de l'Europe libérale.

H. Carrère d'Encausse : Tous les deux nous sommes les enfants de l'école publique, nous avons un sens aigu de ce qui est l'intérêt national. Ce n'est pas l'Europe de Maastricht qui est responsable de la Yougoslavie. L'Europe de Maastricht a donné les moyens de la sécurité européenne. La réflexion sur la défense commune est possible. Nous sommes, aujourd'hui, en train de forger les outils d'une défense européenne. C'est quelque chose qui a cruellement manqué dans l'affaire yougoslave. Sur l'emploi, il est incontestable qu'il y ait un nombre considérable de chômeurs en Europe. Entre l'an dernier et aujourd'hui, ce nombre s'est accru de 2 millions. Nous avons, en France, le triste privilège, de se situer assez haut dans la hiérarchie des chômeurs. De plus, nous sommes le quatrième pourvoyeur de chômeurs de moins de 25 ans. Mais ce n'est pas l'Europe de Maastricht. Tous les pays de l'Europe ont raté une véritable réflexion sur un monde des technologies changées, un monde où le travail de l'homme n'était plus le même. On ne s'y est pas préparé, et le résultat, c'est que devant la destruction des emplois et la nécessité de trouver d'autres formes d'activités humaines, on n'a rien su faire. Le Japon a su gagner ce rendez-vous. C'est que l'Europe doit faire.

Q. : Concrètement, que proposez-vous pour lutter contre le chômage ?

J.-P. Chevènement : Il faut une politique d'argent bon marché. C'est incompatible avec l'alignement sur la Bundesbank qui maintiendra des taux élevés, à cause de la réunification, pendant 10 ou 15 ans. Deuxièmement, il faut des grands travaux à l'échelle nationale et européenne. C'est l'initiative européenne de croissance. Ce n'est pas possible aujourd'hui, parce que les critères d'endettement public fixés par le traité de Maastricht s'y opposent. Troisièmement, il faut une politique qui permette à la puissance publique d'exercer son rôle dans les équilibres de la société. Mais, de Bruxelles, vient toute une série de directives qui entraînent une dérégulation, une déréglementation au niveau des services publics transport aérien, électricité, la SNCF. J'ajoute qu'il y a une pression à la baisse des salaires que l'on retrouve dans le programme de Mme H. Carrère d'Encausse. C'est un programme ultra-maastrichtien, fédéraliste. M. Baudis a abjuré le fédéralisme qui, pourtant, est dans son programme. M. de Lipkowski a dit de manière plaisante : nous avons assisté à l'abjuration et à la rédemption du "cabri". L'Europe de Maastricht a été conçue avec des idées d'avant 1989. Nous devons être capables de penser l'architecture d'une grande Europe, sociale, démocratique, laïque, citoyenne. Il faut faire preuve d'imagination.

H. Carrère d'Encausse : Ce qui est important c'est d'essayer, pour la France, de profiter au maximum des chances que l'Europe peut offrir, et essayer de tirer de l'Europe les moyens de reconstruire des emplois ou d'en développer. Il y a l'effort structurel qui a surtout profité aux pays pauvres de l'Europe et qui, maintenant, bénéficie davantage aux régions pauvres de France. Il faut jouer cette carte au maximum. Après, il faut faire un grand projet européen pour le millénaire qui vient. Les grands travaux européens c'est une source d'emplois. Il faut jouer cette carte. Il faut une véritable politique de formation et de recherche. Nous sommes démunis. Le fait que nous ayons tant de chômeurs de moins de 25 ans prouve, qu'à l'échelon national, nous avons raté quelque chose. À l'échelle européenne c'est beaucoup mieux fait. Le traité de Maastricht est signé, il faut dépasser tout cela. Il faut que tous les deux, à Strasbourg, nous puissions construire cette Europe ensemble.

Q. : J.-P. Chevènement, vous êtes plus proche de M. Rocard ou de P. de Villiers sur l'Europe ?

J.-P. Chevènement : Assez proche de la conception du bon sens. À savoir qu'il faut faire une grande Europe jusqu'à la Russie. P. de Villiers fait une critique de l'Europe telle qu'elle est, mais sa proposition n'est pas la mienne. Je ne pense pas que l'idée d'une Europe laïque lui conviendrait vraiment. Ce qui est en cause aussi c'est la recomposition de la gauche, de la faire repartir du bon pied.

H. Carrère d'Encausse : Tout le débat qu'il y a eu sur Sarajevo me fait écarter pour beaucoup des conceptions de M. Rocard. Je suis proche de ce que vient de dire J.-P. Chevènement, de cette conception d'une grande Europe, d'une Europe démocratique et d'une Europe des citoyens.


Jeudi 2 juin 1994
TF1

P. Poivre d'Arvor : Vous paraît-il convenable de résumer cette campagne électorale à un affrontement Tapie-Le Pen ?

J.-P. Chevènement : Tous les Français ont compris que ce duel était une mise en scène, que Tapie et Le Pen sont les deux faces d'une même médaille. D'un côté, TAPIE crée le chômage : BTF a gagné beaucoup d'argent en licenciant 4 500 salariés. De l'autre, sur le terreau du chômage, prospèrent la xénophobie, le racisme, dont se repaît l'autre, M. Le Pen. Alors, je crois que si on veut faire reculer Le Pen, il faut faire reculer le chômage, il faut s'attaquer aux causes. Il faut rompre avec la priorité donnée à la finance sur la production, qui est la politique de tous les gouvernements depuis 15 ans, et que symbolise, comme figure emblématique, M. Tapie. Mais il n'est évidemment pas le seul. Les listes Rocard et Baudis symbolisent aussi, à leur manière, ce ralliement au libéralisme.

P. Poivre d'Arvor : Quelles sont vos propres recettes, pour faire baisser le chômage ?

J.-P. Chevènement : On peut changer de politique, donner la priorité à la production et à l'emploi sur la finance. On voit comment les riches s'enrichissent et comment, à l'autre pôle de la société s'accumulent les chômeurs et la misère. Il me semble qu'une baisse énergique des taux d'intérêt, que nous conseillent de nombreux économistes français, ou les plus grands noms, les Nobel d'économie américains. Cette baisse des taux d'intérêt est un premier élément. Et ça dépend de nous le chômage n'est pas une fatalité. Deuxièmement, une politique industrielle. Et troisièmement, si la croissance ne suffit pas – et elle ne suffira pas – à résorber le chômage, il faut un plan volontariste de retour au travail que j'ai proposé : 1,5 millions de chômeurs, en trois ans, en utilisant les fonds de l'assurance-chômage. Il vaut mieux payer les gens à travailler plutôt qu'à rechercher désespérément un emploi. Ça, c'est un plan et c'est une question de volonté politique. Cette volonté, elle n'existe pas. Ni du côté de la droite, parce que ce système lui convient très bien, ni du côté de la gauche, parce qu'elle s'est ralliée, depuis une dizaine d'années, au libéralisme. Il faut la sortir de là, et c'est l'enjeu de cette élection. On fait tout pour occulter le débat des européennes, à coups d'inaugurations, commémorations. Tout pour dissimuler les véritables enjeux. On peut dire qu'il y en a deux : redresser la construction européenne, faire une grande Europe, sociale, démocratique, j'ajoute laïque, féministe même. Et puis, il s'agit de peser, à l'occasion de cette élection, sur la recomposition de la vie politique française. Les citoyennes et les citoyens vont avoir un large éventail de choix. Mais à gauche, ils vont avoir le choix entre la gauche libérale, celle qui nous a conduits dans la situation dans laquelle nous sommes, en doublant le nombre des chômeurs, et une autre gauche, une vraie gauche, une gauche républicaine, une gauche volontaire, propre. Elle leur montre un autre chemin.

P. Poivre d'Arvor : Ça veut dire que vous vous présenterez, lors de la prochaine élection présidentielle, contre M. Rocard ?

J.-P. Chevènement : La politique commence toujours avec les idées. Si naturellement, nous avons un levier, si nous avons une clé, au lendemain du 12 juin prochain, nous ferons en sorte que si la gauche revient au pouvoir, ce sera pour faire une politique républicaine, conforme aux intérêts du peuple français. Parce que la France a des intérêts légitimes en Europe et que, pour renouveler l'Europe, il faut une France qui s'affirme, et non pas une France qui s'efface.